Mois : juillet 2022

  • Eltonsbrody – Edgar Mittelholzer

    Mr Woodsley, jeune peintre londonien, arrive à La Barbade pour quelques jours et quelques tableaux. Mais devant l’affluence des hôtels de la côte, il lui est proposé de se faire loger chez l’habitant. L’habitante, en l’occurrence, puisqu’il va toquer à la porte de Mrs. Scaife dans la grande et imposante demeure d’Eltonsbrody, sise en haut d’une colline balayée par les vents.
    La vieille et veuve Mrs. Scaife est ravie de son nouvel hôte, lui-même comblé de cette hôtesse excentrique mais adorable. Jusqu’à cette étrange soirée, pendant laquelle le comportement de la vieille dame prend une pente glissante et inquiétante, marquant le début d’événements mystérieux et terrifiants. Elle tient des propos au mieux provocateurs, voire menaçants, des odeurs étranges envahissent certaines pièces de la maison, le vent, qui déferle constamment sur cette colline, semble se glisser sous les portes, entre les pieds des chaises et jusque dans les jambes des pantalons. Les cinq domestiques de Mrs Scaife s’alarment eux aussi de ces phénomènes et de l’attitude de leur maîtresse. Et lorsqu’un drame arrive, tous pressentent que ce n’est que le début…

    J’ai lu nombre d’histoires horrifiques, tant factuelles que fictionnelles. Pour ces dernières, j’ai constaté que l’auteur manipulait généralement les faits de manière à ce que ses lecteurs puissent attendre la fin confortablement, assurés que tout tournerait bien pour les protagonistes probes et vertueux. En dépit de l’ambiance lourde et indigeste, en dépit de l’horreur sombre et ignoble menaçant tout le monde, les Bons s’en sortiront sains et saufs, tandis que les Mauvais seront justement châtiés. J’aimerais m’apprêter à écrire une histoire de ce genre – ce n’est malheureusement pas le cas. Les événements que je suis sur le point de relater pourraient constituer une fiction véritablement terrifiante, et, si j’étais bon journaliste (ou, mieux encore, romancier), je pourrais la colorer joliment et y adjoindre pléthore de frissons, puis réarranger les situations afin que les Bons et les Vertueux s’en sortent non seulement sains et saufs, mais puissent également vivre heureux et avoir beaucoup d’enfants.

    Une maison isolée et proche d’un cimetière qui craque sous les assauts du vent, des pièces fermées à clef, des traces dans la poussière et une vieille dame au sourire barbouillé de folie, tout est là pour nous faire passer quelques heures assez inquiétantes ! Le narrateur, Mr Woodsley, nous raconte a posteriori son séjour à La Barbade et cette rencontre avec l’horreur et la démence, lorsqu’il comprend doucement que son hôtesse pourrait bien être au mieux une folle inquiétante, au pire une meurtrière assumée. Sans jamais se laisser démonter et avec l’aide des domestiques, il va tenter de rassembler toutes les pièces du puzzle (et leurs os), de la mort du défunt mari une dizaine d’années plus tôt à cette odeur de formol et cette attente impatiente de la tragédie qui électrise toute la maisonnée.

    Et si nous creusions, grâce aux éléments biographiques, un peu sous ce (très bon) vernis gothique qui marche formidablement. En bonne trouillarde (tu l’aurais peut-être remarqué, lectrice, lecteur, ma passion, je suis facilement impressionnable) je regardais d’un mauvais œil mes volets cogner contre le mur tandis que je progressais dans ma lecture.
    Edgar Mittelholzer, nous explique la note des éditeurs, est un écrivain né au Guyana au début du XXème siècle, d’un père d’origine européenne et d’une mère créole à la peau claire. Lui naîtra avec la peau sombre, trop sombre pour l’époque. Il finira par quitter les Caraïbes pour Londres, où il rencontrera Leonard Woolf (le mari de), qui l’aidera à être publié, et deviendra ainsi le premier auteur caribéen à connaître le succès au Royaume-Uni. Il se suicidera en 1965.

    La vielle Mrs Scaife, blanche et pauvre, est la veuve du défunt Dr Scaife, noir et riche. Ce mariage de raison et d’amour donna un enfant, Mitchell, qui épousa une créole portugaise et eut un fils, Gregory. L’amour que porte Mrs Scaife à son petit-fils n’a d’égal que l’aversion qu’elle éprouve envers son fils et sa belle-fille. On peut retrouver dans ce portrait quelque chose de la vie de Mittelholzer, rejeté par ses parents car né trop noir alors que son ascendance lui permettait d’être plus blanc, plus présentable. On retrouve dans la société barbadienne décrite par l’auteur la ségrégation raciale bien ancrée de l’époque et les conséquences sociales qui en découlent. Les barbadiens sont pauvres, sans éducation et infantilisés, et la nuance des peaux cloue définitivement aux barreaux de l’échelle sociale.

    La mer caraïbe et les brises océanes charrient avec elles une odeur de putréfaction dont Mittelholzer n’a jamais pu se débarrasser et qu’il instille dans ce roman. Sous cette excellente couche de mystère et d’horreur surnaturelle, une autre horreur pointe, extrêmement réelle et infiniment plus meurtrière.

    Traduit de l’anglais (Guyana) par Benjamin Kuntzer
    Éditions du Typhon
    258 pages

  • Fille, femme, autre – Bernardine Evaristo

    La première de la nouvelle pièce d’Amma, La dernière Amazone du Dahomey, se joue ce soir au National Theatre de Londres. Consécration pour cette femme noire et lesbienne qui a commencé dans le théâtre underground avec sa complice de toujours Dominique, et qui s’apprête à présenter un travail qu’elle espère toujours subversif à l’establishment londonien. Autour d’elle, tout le monde se prépare. Et elle se souvient. De ses débuts, ses luttes, ses questionnements. Grandir en tant que fille puis femme noire et lesbienne dans l’Angleterre thatchérienne, la plongée dans le militantisme, l’ajustement des luttes, et le théâtre avec Dominique, qui finit par la planter par amour et partir aux États-Unis.
    Après Amma, ce sera Yazz, sa fille, puis Dominique, justement. Et puis Carole, fille des banlieues craignos qui a réussi à s’en extirper, Bummi, sa mère, immigrée nigérienne, et LaTisha, qui elle n’a pas quitté le quartier pourri qu’elle partageait avec Carole. Et puis, et puis…
    Quatre parties, trois femmes, douze portraits en chœur de plusieurs générations de femmes, ou pas, noir·es, métis·ses, blanc·hes, lesbiennes, non-binaires, des pays de l’Afriques anglophones aux Caraïbes jusque dans les rues londoniennes.

    Amma
    suit à pied la promenade longeant le fleuve qui coupe sa ville en deux, quelques péniches matinales s’y croisent lentement
    à sa gauche le pont-passerelle piétonnier avec ses pylônes qui ressemblent à des mâts de voiliers
    à sa droite la courbe que décrit la rivière vers l’est après avoir dépassé Waterloo Bridge en direction du dôme de St Paul
    elle sent que le soleil commence à se lever, l’air est encore respirable, tant que la chaleur et les gaz ne congestionnent pas la ville
    plus loin sur la promenade un violoniste joue un air revigorant, exactement ce dont elle a besoin
    ce soir c’est la première de la pièce d’Amma, La dernière Amazone du Dahomey, au National Theatre

    elle repense à ses débuts au théâtre

    Bernardine Evaristo nous présente douze personnages, douze vies uniques qui traversent un siècle de l’histoire anglaise, charriant avec elle celles de ses anciens dominions. Douze histoires de familles qui racontent l’immigration, l’intégration, la différence et la construction de soi. Être noire ou métisse dans la campagne profonde, grandir dans les banlieues violentes et délaissées avec l’espoir écrasant sur ses épaules déposé par des mères qui ont laissé derrière elles des familles assassinées, des mariages forcés, des vies déjà éteintes. S’affirmer comme femme noire, lesbienne ou personne non-binaire dans une société patriarcale dans laquelle tout est oppression. Se mettre en avant, exister. Un siècle de racisme, de violences sexuelles, économiques, politiques, un siècle d’acharnement. Chaque portrait répond aux précédents, le complète et l’amende. Roman choral autant que roman-puzzle, les douze figures présentées ici, une fois toutes assemblées, nous gratifient d’une vision forte et nuancée, pleines des interrogations de ses protagonistes et des réponses qu’iels essaient d’apporter pour avancer et se construire. De Hattie à Yazz en passant par Morgan, Winsome, Penelope ou Shirley, toustes sont aussi différent·es que complémentaires et avancent avec leurs armes et leur passé dans un monde qui peine à les accepter sans les briser. Chacune cherche à sa manière la meilleure façon d’être soi-même, expérimente, s’effondre, se reconstruit.

    Un roman puissant sur la différence, la complexité des êtres et le besoin primordial d’exister ensemble.

    Traduit de l’anglais (britannique) par Françoise Adelstain
    Éditions Globe/Pocket
    567 pages

  • Soleil à coudre – Jean d’Amérique

    Tête Fêlée, douze ans, vit dans le bidonville de la Cité de Dieu à Port-au-Prince avec sa mère, Fleur d’Orange, et Papa, qui n’est pas vraiment son père ni le père de qui que ce soit, d’ailleurs. Homme de main de l’Ange de Métal, assassin, dealer, Papa vit pour la mort et la violence. Fleur d’Orange mise sur l’alcool qui floute sa vie de misère. Tête Fêlée, elle, pense à Silence, la fille du Prof, salopard parmi tant d’autres, et pour la lettre qu’elle réussira enfin, un jour, à lui écrire pour lui déclarer son amour. Mais quelle place y a-t-il pour l’amour quand la vie n’est que sang ruisselant, chairs à vif incrustées de crasse ?

    Les oiseaux sont fous, qui traversent ma tête. Leurs ailes, un archipel de feu. Leur chant, une colline chargée de ciels turbulents. Messagers de lumières, certainement, qui font battre encore plus fort en moi le souvenir de ma peau sujet d’un frôlement lors de la dernière journée de classe. Mais, comme toujours, je n’arrive pas à fixer sur la page cet éclair qui se répand en un long frisson dans mes artères. Ratures. Je fais royaume de papiers froissés.
    Papa enfile sa robe-colère pour nous remuer, nous travailler l’esprit. Bref rappel de la fonction de sa bouche, mitrailleuse à l’affût du moindre créneau. Sang ouvert au feu, il tempête, vogue dans son orage, se livre corps entier à une violente rhapsodie, gueule comme on ne l’avait jamais engueulé, même dans son enfance. Si l’enfance, comme il croit, est l’âge du silence, il n’a pas eu d’enfance à proprement parler. La plus lointaine branche de son histoire qui nous parvienne, c’est son alliance avec la rue. Et, comme dit l’Ange du Métal, on n’est plus un enfant quand seule la rue nous berce.

    Lectrice, lecteur, ma vie, tu n’auras que peu d’occasion de lire quelque chose d’aussi désespérément beau. Ce court roman, aussi dense que la violence de son propos est insoutenable, est un monde en fusion duquel éclot un chant cristallin.

    Avoir douze ans dans la Cité de Dieu, est-ce encore être une enfant ? Au plus profond des bidonvilles de la capitale haïtienne, misère est un euphémisme, violence un suffixe à la vie. Tête Fêlée y rêve pourtant, sans pour autant se mentir, d’un ailleurs meilleur. Elle sait que son éducation est un courant d’air, que le gouvernement tient la crosse aussi bien que les gangs de Port-au-Prince et que la voix du peuple crache des morceaux de dents et des glaviots de sang sous les coups des flics, dans le silence pervers du reste du monde. Elle y rêve de Silence, son bel amour, pour laquelle elle tente jour après jour de trouver les mots exacts qui habilleront les émotions et les sentiments qui font tenir chaque parcelle de son être. Mais l’amour lui-même, aussi fort et incontrôlable soit-il, peut-il vivre quand tout est condamné ?
    Tu seras seule dans la grande nuit, a dit un jour Papa à Tête Fêlée. La jeune fille réussira-t-elle à conjurer cette funèbre prophétie ?

    Roman-poème, histoire d’amour, histoires de morts racontées par une bouche qui donne à une oreille qui reçoit, vies à garder contre soi comme le métal froid de l’arme qui les aura cueillies bientôt.
    Jean d’Amérique nous raconte Haïti à travers un conte cruel dont chaque phrase accentue la noirceur par sa beauté, roman court d’une histoire sans fin à la chute insupportable. On ne se relève que pour le relire, encore, car nous pouvons, nous, nous relever et partir.

    Actes Sud
    134 pages

  • Le serpent – Claire North

    Il existe, au cœur de la Sérénissime, une ancienne maison appelée Maison des Jeux. Les joueurs qui y entrent peuvent y perdre menues et grandes fortunes sur diverses tables de la Basse Loge. Certain·es, très peu, sont invité·es à rejoindre la Haute Loge. Là, le jeu est différent, et les enjeux plus grands.

    Thene, fille d’un marchand et d’une Juive, a fait un mariage bien peu heureux. Son époux Jacamo, frivole et joueur, dilapide la fortune de sa femme et la traite au mieux comme une inconnue, au pire comme la source de ses malheurs. Il l’emmène un jour avec lui à la Maison des Jeux. Tandis qu’il se ridiculise et boit, Thene joue. Remarquée, elle est invitée à rejoindre la Haute Loge où lui est proposé de prendre part à une partie dont l’enjeu pour les pions est le contrôle de la ville.

    1.
    La voilà enfuie, la voilà enfuie. Le denier tourne et la voilà enfuie.

    2.
    Venez.
    Observons ensemble, vous et moi.
    Nous écartons les brumes.
    Nous prenons pied sur le plateau et effectuons une entrée théâtrale : nous voici ; nous sommes arrivés ; que fassent silence les musiciens, que se détournent à notre approche les yeux de ceux qui savent. Nous sommes les arbitres de ce petit tournoi, notre tâche est de juger, restant en-dehors d’un jeu dont nous faisons pourtant partie, pris au piège par le flux du plateau, le bruit sec de la carte qu’on abat, la chute des pions. Pensiez-vous être à l’abri ? Croyez-vous représenter davantage aux yeux du joueur ? Croyez-vous déplacer plutôt qu’être déplacé ?
    Comme nous sommes devenus naïfs.

    Entrer dans ce livre, c’est soulever une lourde tenture de velours qui donne sur une pièce immense, toute de marbre et de colonnes, de rideaux et d’ombres baignant dans des volutes de brume. Une narratrice (ainsi en ai-je décidé en entamant le livre) nous guide dans cette histoire, témoin distant que nous sommes, et nous présente les personnages, les décors, le contexte. Les règles d’un jeu grandeur nature et très réel dans lequel nous allons accompagner Thene comme son ombre, nous glissant avec elle dans les recoins de la ville, l’observant depuis l’autre rive se battre et sinuer. Elle va jouer pour un autre, mais aussi et surtout pour elle, sa fierté, sa liberté, autant d’enjeux sans doute beaucoup trop grands, car comme le lui dit Argent lors de son arrivée à la Maison des Jeux « Au nom du ciel ne jouez pas pour le plaisir, pas encore ; pas alors qu’il existe tant d’enjeux moins important en lesquels investir »

    Pour gagner sa partie, Thene va être munie de cartes de tarot lui permettant de faire appel à d’autres personnes qui pourront lui apporter soutien et informations. Des personnes endettées d’une manière ou d’une autre auprès de la Maison des Jeux et qui peuvent y laisser la vie, si leur joueur place un mauvais coup. Jeu dans le jeu, Thene sent que sa place même dans la partie est un morceau d’une autre, qui se déroule ailleurs.

    Avec cette magnifique novella sur les manipulations politiques et les jeux de pouvoir, Claire North sait non seulement tisser son intrigue avec une finesse tranchante mais aussi nous y plonger par cette narration qui s’adresse directement à nous et nous place dans ce rôle étrange d’arbitre d’un jeu de pouvoir dont les règles se dévoilent au fur et à mesure que le jeu se déroule.
    Une novella qui entame superbement ce qui devrait être une trilogie passionnante !

    Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Michel Pagel
    Le Bélial
    154 pages

  • L’espace d’un an – Becky Chambers

    Le Voyageur est un tunnelier qui creuse des passages pour rapprocher les mondes.
    Rosemary, humaine originaire de Mars fuyant sa famille, se fait recruter à son bord comme greffière. Elle qui n’a jamais quitté sa planète va se retrouver au milieu de l’espace large en compagnie d’un équipage formé de multiples espèces et personnalités.
    Une nouvelle alliance signée par l’Union Galactique (tant pour des raisons politiques qu’économiques) avec un peuple proche du noyau déclenche une occasion de travail qui ne se refuse pas, et le Voyageur et son équipage hétéroclite se mettent donc en route pour un long voyage vers un inconnu un peu inquiétant.
    Pendant ce voyage, Rosemary va apprendre à connaître les nouvelles personnes de sa vie, dans leur diversité, leur complexité et leur unicité. On y trouve des humains : Ashby, le capitaine exodien, une mouvance ultra-pacifiste, Kizzy et Jenks, les techs, pour ce dernier, fils d’une femme ayant vécu un temps dans une secte qui rejetait tout ce qui était technologie et Corbin, pas le meilleur représentant de son espèce. Puis Sissix, la pilote Aandrisk, le docteur Miam, un Grum médecin et cuisinier du bord, Ohan la paire Sianate de navigateurs et bien sûr Lovey, l’IA qui gère le vaisseau. Ce petit monde créé un joyeux bordel au quotidien et ce long voyage va être pour Rosemary, et les autres, l’occasion de mieux se découvrir et de changer de regard sur les uns et les autres.

    En s’éveillant dans le module, elle se souvint de trois choses. La première : elle voyageait dans l’espace large. La deuxième : elle allait prendre un nouveau poste et n’avait pas droit à l’erreur. La troisième :  elle avait corrompu un fonctionnaire pour obtenir un fichier d’identité falsifié. Même si aucune de ces informations ne constituait une nouveauté, elles n’assuraient pas un réveil agréable.
    Elle n’était pas censée reprendre conscience avant le lendemain, mais c’était le risque quand on voyageait en classe économique. Un billet bon marché ça impliquait un module bas de gamme, avec des substances bas de gamme pour vous endormir. Depuis le décollage, elle s’était réveillée plusieurs fois -émergeant dans la confusion, replongeant dès qu’elle commençait à reprendre pied. Le module baignait dans l’obscurité et il n’y avait pas d’écrans de navigation. Impossible de déterminer combien de temps s’écoulait entre chaque réveil, pas plus que la distance parcourue, ni même si elle avait seulement avancé. L’idée qu’elle pouvait ne pas bouger la rendait nerveuse et lui donnait la nausée.

    Lectrice, lecteur, ma tendresse, bienvenue dans une belle histoire ! Nous sommes ici dans ce que l’on qualifie, crois-je, de SF positive. C’est-à-dire que ce n’est pas la guerre totale dans l’espace et que l’entente galactique se passe dans l’ensemble plutôt bien. On pensera à Le Guin et l’Ekumen dans ces histoires de civilisations qui en découvrent d’autres et leur proposent de rejoindre cette alliance universelle (on retrouve d’ailleurs l’une des plus belles inventions de la SF de Le Guin : l’ansible). C’est positif mais ce n’est pas naïf pour autant. La nouvelle recrue Rosemary fuit les actes d’une famille riche et sans morale, la mission des tunneliers vient surtout de l’avidité due à la découverte de ce qui ressemblerait chez nous à des champs de pétroles sur un territoire de guerres civiles constantes, le système économique dominant reste capitaliste et très libéral, chaque espèce fait preuve de rejet envers les individus qui se retrouvent, volontairement ou non, à la marge, et bien évidemment, entre espèces le spécisme peut s’en donner à cœur joie.
    Pour autant, si Becky Chambers donne à voir cela, son propos me semble tout autre. Elle veut rester dans cette dimension positive et d’espérance. On y côtoie des personnes majoritairement aimables et amicales qui font preuve de compréhension et d’empathie. La grande variété des espèces, tant dans leur apparence que dans leurs mœurs, permet à Chambers de montrer d’autres types de sociétés, de modes de vie et toutes les complexités qui vont avec pour les appréhender avec ses propres filtres : les Aandrisks et leur triple niveau de famille, les Sianates et ce rapport religieux avec leur intrus les amenant à accepter une vie bien particulière en remerciement du « Don » ; mais aussi d’annihilation, avec le Docteur Miam qui est l’un des derniers de son espèce, ou de questionnement éthique avec la question du statut à donner aux IA, très bien racontée par la relation entre Lovey (diminutif de Lovelace (Ada)) et Jenks.

    Le livre est donc d’abord et avant tout une sorte de chronique de la vie de toutes ces espèces entre elles, et d’un échantillon en particulier, ce bel équipage du Voyageur. On parle donc mœurs et traditions, adaptation, amours interdites, amours inter-espèces et homosexuelles. Les habitudes humaines sont également montrées sous le prisme des autres et amènent encore plus d’épaisseur à cette grande fresque vivante galactique. Elle interroge via les rencontres et interactions de ses protagonistes la notion d’individu, d’individualité et de société. Quand peut-on dire qu’une société est intell (intelligente), qui peut le dire, quelles sont les limites à l’ouverture et la coopération vers des peuples ouvertement belligérants, racistes ou autre ?

    Les amateurices de SF hard ou guerrière risqueront d’être déçu-es, mais celleux qui veulent plonger dans un univers qui met en avant les personnes, le fonctionnement et l’histoire d’un système et de ses peuples, qui interroge les habitudes et les clichés de chacun face à l’inconnu, à l’inhabituel, alors pas de doute, il faut lire L’espace d’un an !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Surgers
    L’atalante / Le livre de poche
    592 pages