Catégorie : Amérique du Nord

  • L’invincible été de Liliana – Cristina Rivera Garza

    Le 16 juillet 1990, Liliana Rivera Garza est assassinée par son ex-petit ami, Angel Gonzalez Ramos. Trente ans plus tard, sa grande soeur, Cristina, revient à Mexico pour demander la consultation du dossier de l’enquête. Tandis que l’administration mexicaine peine, elle retrouve les cartons des affaires de sa sœur, patiemment entreposés et attendant qu’on les ouvre. Se faisant, elle revient dans le passé et nous raconte Liliana, à travers ses souvenirs personnels et ses mots, à elle.

    Nous sommes sous un arbre peuplé d’oiseaux invisibles. Au début je pense qu’il s’agit d’un orme -le tronc robuste et solitaire doté de branches verticales que je sais reconnaître depuis mon enfance- mais assez vite, un ou deux jours plus tard, je me rends compte que c’est un de ces peupliers transplantés il y a bien longtemps dans cette partie de la ville où la végétation originelle est rare. Nous nous sommes assises là, sous son feuillage, au bord du trottoir peint en jaune. Le soir tombe. Derrière la lourde grille d’acier s’élèvent les tours grises des usines et les gros câbles électriques s’incurvent, défiant l’horizontale. Les semi-remorques passent à toute vitesse, comme les taxis et les voitures. Les vélos. Parmi tous les bruits du soir, celui des oiseaux est le plus inattendu. Le plus improbable. J’ai l’impression qu’au-delà du feuillage, on ne les entend plus. Ici, sous cette branche, tu peux parler d’amour. Au-delà c’est la loi, la nécessité, la voie de la force, le territoire de la terreur. Le fief du châtiment. Au-delà, non. Mais nous les entendons, et c’est peut-être absurde, insensé, mais leur chant monotone, insistant, à la fois pacifique et puissant, passionnée et désespéré, trop réel ou trop léger, distille un calme que l’incrédulité n’entame pas. Tandis qu’elle allume une cigarette, je demande à Sorais, Tu crois qu’elle va arriver ? La juge ? Oui, la juge. Je n’ai jamais su décrire cette moue qui décompose le visage en lui ôtant toute symétrie. On est si proche du but, dit-elle pour toute réponse, en crachant un brin de tabac. On n’est pas à une demi-heure près.

    Liliana était étudiante en architecture, elle avait des ami-es, de bonnes notes, de grands rêves. Franche, sérieuse et étonnante, elle avait aussi ses amours, plus ou moins sérieuses, mais toujours avec défiance. Car elle voyait encore l’ombre noire de son ex petit copain, un amour de lycée, un garçon ombrageux et jaloux, possessif, violent, qui continuait à la suivre, à lui rendre visite, à garder un œil sur elle.
    Trente ans plus tard, donc, Cristina retrouve toute une collection de carnets, feuilles volantes, photos, ayant appartenu à sa petite sœur, qui adorait écrire. Des lettres, des mots, des notes, des brouillons maintes fois réécrits, d’autres jamais envoyés. L’adolescence et les premières années de sa vie d’étudiante racontée de son point de vue. Et Cristina se demande, serait-il possible d’y trouver quelque chose ? Un indice, un pressentiment, une phrase écrite noir sur blanc qui dirait la crainte, la violence et le danger ? C’est d’abord cette quête de la vérité et de l’alarme, de l’alerte manqué, qui pousse Cristina Rivera Garza à écrire. Comment, dans le Mexique de la fin des années 80, parlait-on des hommes violents ? Racontait-on à ses copines, ses cousins, sa sœur, ses parents, l’inquiétude dû à un amoureux ? Comment traitait-on ces enquêtes ? Après son crime, Ángel Gonzalez Ramos s’est enfui et n’a jamais été retrouvé, il s’est évaporé dans la nature, a commencé une autre vie après avoir arraché celle de Liliana.

    Ici, Cristina Rivera Garza fait œuvre multiple. Elle cherche d’abord à analyser la violence systémique faites aux femmes au Mexique et dans de nombreux autres pays en se basant entre autre sur le travail de la journaliste Rachel Louise Snyder qui a écrit sur les violences domestiques, ainsi que sur les nombreux mouvements féministes qui se battent pour que la justice considèrent enfin ces crimes pour ce qu’ils sont, non pas des crimes passionnels et romantisés mais des meurtres, des féminicides insupportables et injustifiables. Le terme feminicidio s’est d’ailleurs forgé au Mexique, pour qualifier, parmi d’autres, les meurtres de femmes à Ciudad Juarez. Militante et activiste féministe, Cristina met en évidence le déni des spécificités de ces meurtres par les institutions et la société mexicaine, l’indulgence pour les accusés et le mépris pour les victimes. Mais ici, l’acte militant est de rendre à Liliana son statut de femme, au-delà de celui de victime, justement.
    En lisant et nous transmettant les lettres, les pensées et la vie de sa sœur, elle remet au centre l’être qu’elle était, lui rend sa voix. En retrouvant ses ami-es de la fac d’architecture, en nous donnant à lire ses textes, elle nous présente cette jeune fille puis jeune femme qui avançait avec vaillance et joie dans la vie, étudiante brillante, amie passionnée et fidèle et expérimenteuse littéraire, elle qui commençait ses lettres par la fin, se passait de ponctuation, tentait de tordre la syntaxe et les mots pour exprimer tout ce qui la traversait. On devine à travers ses écrits le traumatisme laissé par sa relation avec Ángel et son besoin de se libérer des hommes, de ne pas être soumise à une histoire d’amour qui deviendrait une prison.

    Nous n’avons pas fini de lire sur les violences conjugales et domestiques et les féminicides. Ce livre-là, puissant et lumineux, plein de rage et de pudeur, en plus de décrire et analyser un système hypocrite qui cautionne et excuse ces actes, remet au cœur la victime, non en tant que telle mais dans toute son humanité et son existence, lui redonne corps, voix, et vie pendant quelques pages, et avec elle toutes les autres.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Lise Belperron
    Éditions Globe
    400 pages

  • Des cendres dans la bouche – Brenda Navarro

    Diego et sa sœur quittent le Mexique un beau jour, pour rejoindre leur mère en Espagne. Ils laissent derrière eux les cousins, la famille, les ami-es, les grands-parents, les habitudes, la violence. Quelques années plus tard, Diego se suicide, et sa sœur ramène ses cendres au Mexique, retrouvant pour la première fois depuis son départ sa famille et sa terre.

    Je ne l’ai pas vu, mais c’est comme si je l’avais vu, parce que ça me transperce le crâne et ça m’empêche de dormir. C’est toujours la même image : Diego qui tombe et le bruit de son corps qui frappe le sol. Et là, je me réveille et je me dis que ce n’est pas à moi que c’est arrivé, ni à Jimena, ni à Marina ou à Eleonora. C’est à Diego que c’est arrivé. Encore et encore, ce son dans ma tête, comme un coup frappé dans les côtes, comme une vitre qui se brise en mille morceaux contre un sac de sable, comme ça, tout à coup, sans avertir. Sec, contondant, le choc des côtes et des poumons contre l’asphalte. Comme ça : boum. Non, comme ça : bouuum. Non, comme ça : crak. Non, comme ça : trak, trakout. Non, comme ça : baaam, clap, crach, brouuum, brooom, grouuum, grrr, groooo… Et un écho. Non, aucun son ne peut décrire le bruit entendu. Un corps qui s’écrase contre le sol. Diego voulant être tapageur, voulant interrompre la musique de son corps. Diego nous laissant comme ça, suspendu entre nous. Diego, une étoile.

    La suite sur le site des Nouveaux Espaces Latinos


  • Chiennes de garde – Dahlia de la Cerda

    Elles sont filles ou fiancée de narcos, mère ou sœur de mortes, tueuses à gages, ou encore mortes. Elles sont 13 et nous parlent, nous racontent leur histoire.

    Je me suis assise sur la cuvette, j’ai pissé sur le test de grossesse, et j’ai attendu la plus longue minute de ma vie. Positif. J’ai eu une crise d’angoisse et juste après une timide bouffée de joie : je me suis caressée le ventre avec tendresse. Chaque fois que j’avais vu ce genre de scènes, la nana qui scrute son test de grossesse dans les toilettes, ça m’avait semblé pathétique. « Ca aussi, c’est pathétique », j’ai epnsé. Même si pour être honnête, j’ai l’habitude d’être pathétique, c’est peut-être pour ça que je m’identifie a des personnages comme Jessica Jones ou Penny Lane dans Presque célèbre. Je me suis relevée, j’ai passé mon visage sous l’eau et je suis sortie des toilettes pour aller m’écrouler sur le lit.
    J’ai uen certaine capacité à encaisser les mauvaises nouvelles.Certains vous diront que je les ignore, mais pas du tout, c’est juste que j’ai tellement la poisse que c’est pas crédible. J’ai été cocufiée, attaquée en pleine rue, mes animaux de compagnie sont tous morts empoisonnés ou écrasés, je ne connais pas mon père et j’ai perdu ma mère il y a quelques années. Et maintenant, dans le tiroir de droite de mon bureau, j’ai un test de grossesse avec deux lignes roses. J’ai fait une prise de sang pour confirmer. Positif. Je ne savais pas, moi, que les tests en vente libre ne pouvaient être faux que quand ils sont négatifs, jamais quand ils sont positifs. Je n’étais pas prête à donner naissance à un enfant dans ce monde de merde.

    Faux recueil de nouvelles et vrai roman ? Si chaque histoire est bien séparée des autres par cette page noire et son titre en gras, au fil de la lecture on retrouve des résonnances, un autre point de vue sur l’historie déjà contée par la précédente. La première a voulu venger son amie lâchement et sauvagement assassinée par son petit ami, on trouvera quelques pages plus loin le récit de l’amie, celui de la garde du corps, et d’autres encore. Page après page c’est une narration globale qui se tisse, rassemblant toutes les histoires en une grande, celle de celles qui ont été dévorées, de celles qui ont décidé que ça suffisait. Contre les hommes et sans l’aide de Dieu, elles n’ont qu’elles pour se défendre, se venger, se faire entendre. Yuliana, furieuse devant l’inaction de son puissant paternel face au meurtre de son amie prendra les choses en main. La China, sa garde du corps, venue de rien et maintenant tueuse au sang froid pour l’un des plus puissants narcos, raconte son ascension. Une femme amoureuse de son prêtre perd pied, une autre veut se venger de sa voisine et du chien qui chie dans son jardin. Une jeune travailleuse des maquiladoras de Ciudad Juarez ressuscite pour se venger de ses meurtriers, et venger toutes les autres avant elle, et les suivantes.

    On pensera à La saison des ouragans, de Fernanda Malchor pour la thématique et le côté choral, aussi aux Jeunes mortes, de Selva Almada (d’ailleurs cité) ou encore plus à Des os dans le désert de Sergio González Rodríguez (dont je ne t’ai pas parlé ici, mais ça viendra sans doute). Le sujet des violences faites aux femmes dans la littérature latino est assez prégnant ces derniers temps, et Dahlia de la Cerda vient y ajouter sa pierre avec un style et une force toute particulière. Avec cette adresse directe au lecteur-ice, elle nous entraîne dans un dialogue, ou plutôt un entretien, une conversation avec celles qui sont en première ligne. Les féminicides au Mexique atteignent des niveaux insupportables, notamment dans les régions frontalières avec les États-Unis (il faudra vraiment que je te parle de Des os dans le désert, à ce sujet), et Dahlia de la Cerda exhibe les (potentielles) victimes dans ce texte, mais des victimes qui n’ont pas l’intention de mourir sans arracher quelques morceaux au passage, des femmes qui ont bien compris les codes et qui, dès qu’elles en ont la possibilité, vont les habiter et jouer avec pour venir mettre à terre la destinée macabre qui les attend. Hargneuses et décidées, les protagonistes de ces histoires ne s’en laissent pas compter, quitte à repousser la mort pour faire payer aux vivants.

    Au rythme des corredores et de la cumbia qui donnent le tempo des événements, Dahlia de la Cerda met sur le devant de la scène celles qui sont constamment invisibilisées, ignorées, résumées à une place de vierge ou de putain, de victime ou de marâtre, bâillonnées, tuées et nous apporte sur un plateau punk-goth leurs paroles, à coups de crosses et de reggaeton, et c’est très bien !

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Lise Belperron
    Éditions du Sous-sol
    240 pages

  • 10 000km – Noé Àlvarez

    Noé Àlvarez est fils d’immigrés mexicains. Né aux États-Unis, dans l’état de Washington, plus précisément dans la petite ville de Yakima, il grandit entre sa famille, les copains, l’école et les boulots d’été dans la plantation de pommes qui fait vivre une partie des habitants du coin. Lorsqu’il décroche une bourse pour aller étudier à l’université, c’est autant une chance, une victoire qu’une insupportable pression. Lâchant prise, perdu dans un monde dont il n’a ni les codes ni les apparences, il décide de rejoindre une expérience folle pour reprendre le dessus. Il va participer aux Peace and Dignity Journeys.

    2003. Au milieu des pins, près de la ville de Bella Coola, en Colombie-Britannique, les autorités canadiennes conduisent sous escorte une mère de 17 ans, menottée, pour retrouver et ouvrir la tombe où elle a enterré son bébé quelques jours auparavant. Le nom de la mère -Crow, de la nation secwépemc, le nom complet se traduisant par « vagues d’eau »- se reflète dans ses larmes. Le bébé qu’elle a enterré, son premier-né, a été déclaré mort à 7 semaines. Durant quarante-neuf jours, il a vécu sous le pouvoir d’un nom, sous la protection de la tradition secwépemc qui implique que l’on prenne soin des siens, enveloppé dans les rêves d’une mère qui a chanté pour lui jusqu’à la fin, quand il a cessé de s’alimenter. Craignant que l’hôpital ne le lui prenne, Crow l’a emmailloté dans son tikinagan et s’est enfui avec lui dans la forêt.
    Elle se souvient d’une nuit froide dans les montagnes. La pluie tombait dru tandis qu’avec deux autres personnes elle encerclait le garçon en un mur de cérémonie avant de creuser un trou dans la terre boueuse. Les Secwépemcs enterrent leurs morts eux-mêmes. Mais, en ce jour de février, les autorités procèdent à l’excavation du nourrisson, Nupika Amak (« celui qui peut voyager entre deux mondes »), renversant l’ordre sacré par lequel une mère accepte la disparition d’un fils. Ils profanent la terre sous ses yeux- une terre qui a rappelé à elle l’esprit de Nupika Amak- et le ramènent dans ce monde pour qu’il soit enregistré et étiqueté, qu’il reçoive un certificat de naissance et de décès. Puis ils emmènent sa mère en garde à vue pour l’interroger.
    On lui demande pourquoi elle n’a pas déclaré la naissance de son enfant : elle voulait que ce soit un enfant de la liberté. Affranchi de l’oppression de l’État.

    […] Ces hommes et ces femmes ne sont que quelques-uns des coureurs des Peace and Dignity Journeys de 2004. Des gens ordinaires, fiers de leur héritage, répondant à un appel qui les dépasse.
    Et puis, il y a moi.

    Les Peace and Dignity Journeys est un ultra-trail qui traverse toute l’Amérique, de l’Alaska jusqu’à la Terre de Feu. De chaque extrémité du continent s’élance un groupe de coureur-euses et les deux se rejoignent au milieu, plus ou moins, quelque part entre le Panama et la Colombie. Les coureur-euses participent pour quelques jours ou quelques semaines, selon leur capacité, et se relaient sur la journée pour des runs allant jusqu’à 35 km afin de couvrir le plus de distance possible. L’hébergement est précaire, selon les étapes, et le parcours traverse le plus de territoires autochtones possibles. La rencontre et la connexion entre les différents peuples natifs d’Amérique est le but premier de cette course, qui lance des représentants des peuples indigènes dans une prière en mouvement à la rencontre des autres, portant la voix des silencieux-euses, des silencié-es. Organisée tous les quatre ans, la première éditions s’est lancée en 1992, alors qu’allaient être célébrés les 500 ans de la « découverte » du « Nouveau Monde » (tu peux aller par exemple sur leur site officiel pour en savoir un peu plus).
    Notre jeune Noé, perdu donc entre une culture mexicaine qu’il connaît peu, lui qui n’y a jamais mis les pieds, mais dans laquelle il a baigné toute sa vie et un monde universitaire qui lui fait bien sentir sa différence, sa présence inappropriée, rejoint les PDJ au Canada et court, court, en direction du Sud. Son histoire n’est pas celle d’un exploit sportif, mais celle d’une recherche intime et de la confrontation aux autres. Car si le milieu de son université privée était brutale, celui de ses compagne-ons de course n’est pas plus tendre. Vie déchirée, brisée, recluse, chacun-e porte sa croix et ses raisons de s’être lancé dans cette prière volante, sa conception du courage et de la spiritualité. Pour certains c’est un chemin de croix qui passe forcément par la douleur et la souffrance, quitte à devenir tyran pour les autres ; d’autres viennent y chercher des rencontres, des échanges, un chemin (littéral) qui les mène sur les pas de leurs parents, grands-parents… sur les traces de leur histoire.

    Récit dur, mélancolique et chargé d’émotion, 10 000km ne va pas prôner la libération et le renouveau par le sport et la spiritualité entouré de gentils amis-es. Loin de tous les poncifs de développement personnel et autres fantasmes sur le sujet, Noé Àlvarez raconte les gens qu’il a croisés, les questions qu’il s’est posées en les écoutant, en se confrontant à une autre forme de violence. Il raconte aussi ses pas sur la terre de ses parents, sa migration inversée, vague qui remonte le cours du fleuve jusqu’à sa source pour, peut-être, mieux poursuivre son chemin par la suite. C’est un récit rude comme un combat, qui nous laisse avec du sable plein les chaussures et dans les yeux, un peu d’amertume dans la bouche et un petit bleu au cœur. Ça pique un peu, mais c’est aussi pour ça que c’est bien.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Bonnot
    Éditions Marchialy
    340 pages

  • Le mystère du tramway hanté – P. Djèlí Clark

    Hamed Nasr, agent expérimenté du ministère de l’Alchimie, des Enchantements et des Entités Surnaturelles, se voit confier une enquête sur la présence quelque peu dérangeante d’une créature hantant la rame 105 de l’un des tramways parcourant Le Caire. Accompagné du jeune Onsi Youssef, un bleu dont il n’est pas certain d’apprécier la compagnie, il se retrouve embringué dans une histoire un brin plus compliquée qu’il ne le pensait.

    Le bureau du surintendant en charge de la sécurité et de la maintenance du tramway à la station Ramsès offrait un décor digne du personnage élevé -ou certainement propulsé par quelques relations utiles- à un poste aussi éminent : un immense tapis anatolien antique orné de motifs angulaires bleus, d’écoinçons rouges et de tulipes cousues de fil d’or bordées de bleu lavande ; un tableau de la main d’un des nouveaux pharaonistes abstraits, tout en forme irrégulières, éclaboussure et couleurs vives, que personne ne comprenait vraiment ; un portrait photo encadré du roi, naturellement ; et une poignée d’ouvrages neufs savamment disposés, les œuvres d’écrivains alexandrins les plus contemporains, dont les couvertures en cuir ne semblaient jamais avoir été ouvertes.
    Malheureusement, il n’échappa pas au regard acéré d’enquêteur de l’agent Hamed Nasr que ces velléités de raffinement affectées disparaissent sous la fadeur assommante d’un bureaucrate médiocre : cartes de transit, tableau d’horaires, schémas techniques, plannings de maintenance, mémorandums et rapports, épinglés les uns sur les autres, couvraient les murs jaune pisseux à la manière d’écailles de dragon en décomposition. La brise d’un ventilateur oscillant en cuivre, dont les pales se débattaient derrière la grille comme si elles cherchaient à s’en échapper, soulevait nonchalamment les liasses de papiers.

    Pensant se trouver en présence d’un djinn tout ce qu’il y a de plus classique, et pour pallier les difficultés et joutes budgétaires entre son ministère et le Bureau des Transports, les deux hommes acceptent la proposition d’Abla, serveuse du restaurant préféré de Hamed de faire appel à une cheikha pour pratiquer le rituel du Zâr. Sauf que… Il se peut que son diagnostic premier ne s’avère faux, mettant nos deux enquêteurs face à une situation compliquée et une créature bien mystérieuse et meurtrière.

    Quel plaisir de retrouver P. Djèlí Clark, et encore plus ce merveilleux univers du Caire du début du XXème siècle, capitale d’une Égypte puissante et dans laquelle les êtres surnaturels cohabitent avec les humains. Après L’étrange affaire du djinn du Caire (dont tu liras la chronique ici), on découvre donc deux nouveaux enquêteurs de ce ministère créé lors de l’apparition des djinns et autres créatures mythologiques au milieu de la bonne population égyptienne. Le duo aussi dépareillé qu’efficace affronte des rebondissements de toutes sortes, entouré par une galerie de personnages principalement féminins plutôt bien travaillés. car tandis qu’ils cherchent à identifier l’esprit frappeur passionné de tramway, la révolte gronde au Caire, qui voit ses rues accueillir les défilés et rassemblement des suffragettes cairotes alors que le parlement doit se prononcer sur le droit de vote des femmes.

    Une intrigue bien tissée et rondement menée, des personnages sympathiques, dans les codes mais loin des caricatures des duo d’enquêteurs mecs, des plats et friandises ma foi fort alléchantes tout au long du récit, des personnages secondaires forts et imposants et un arrière-fond politique qui vient servir la cause et l’histoire, encore une fois P. Djèlí Clark nous fait grand plaisir dans cet univers original et séduisant. Bref, on ne se pose pas de question, pour se faire plaisir avec de la qualité, c’est une valeur sûre !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier
    Éditions l’Atalante
    102 pages

  • La maison aux pattes de poulet – GennaRose Nethercott

    Bellatine et Isaac Yaga ne se sont pas vus depuis longtemps, depuis que le grand frère a quitté le domicile familial, et sa petite sœur, pour aller vivre la vie de hobo sur les routes et chemins de fer des États-Unis. Lui écume le pays en bonimenteur de foire, elle s’est établie tout juste comme menuisière dans le Vermont. Un beau jour, un courrier bien étonnant les rassemble sur le port de New York. Une arrière-arrière-grand-mère ukrainienne, la dernière génération avant la migration aux États-Unis, leur a légué quelque chose à tous deux, ses plus jeunes héritiers. C’est avec, au choix, horreur, stupeur et amusement, que les deux Yaga découvrent sur les docks new-yorkais une caisse immense et, dedans une maison de type forestière, dressée sur deux puissantes pattes de poulet.

    Voyez : c’est Kali tragus, le soude-bouc, ou chardon de Russie. Une plante qui tient de la masse échevelée, des fleurs vertes qui se font aussitôt feuilles de la même couleur. Tige striée de rouge et de violet comme un poignet couvert d’ecchymoses. Les feuilles, donc, sont bordées d’épines aussi acérées que des aiguilles à coudre. Ne les maniez qu’avec des gants -ou ne les touchez pas, c’est préférable. Si les épines vous déchirent la peau, faites celui ou celle qui n’a rien senti. L’époque n’aime pas les geignards. Il y a de pires blessures que celle que vous inflige le chardon. Vraiment pires, bien pries.
    Le chardon de Russie se gorge de vie dans les climats les plus arides. Il prospère en terre inquiète -s’épanouit dans des lieux d’anormale violence. Dans les blés incendiés. Les champs assoiffés. Les terres fertiles ravagées par la maladie. Rien de cela ne l’empêche de survivre. De croître et de se multiplier. Croître, oui, de dix centimètres à près d’un mètre. Après sa mort, il se brise à ras du sol et voyage par le monde, semant ses graines en tout lieux. Le chardon se déplace comme une bête vivante, virevolte et valse dans le vent d’été, lèche la poussière et danse le shimmy dans les espaces désarticulés.

    Isaac et Bellatine sont des descendants de Juifs ukrainiens qui ont fui les pogroms et gagné, comme des milliers d’autres, une terre promise (parce qu’il paraît qu’en Amérique, il n’y a pas de chats). Mais de cette histoire, si ce n’est un nom de famille peu anglophone, un judaïsme pas très prégnant et un théâtre de marionnettes familial aux histoires teintées de folklore slave, ils ne savent pas grand-chose. L’arrivée impromptue de cette maison centenaire dans leur vie moderne les plongera brusquement dans ce passé, car la maisonnette est traquée par un danger qui semble venir de loin.

    Lectrice, lecteur, chardon qui échappe à ma peau, si tu as la flemme de lire plus avant, arrête-toi là et va chercher ce livre, parce que vraiment c’est un plaisir sans fin. L’histoire est passionnante, l’écriture superbe et le tout très intelligent et touchant. Voilà. Tu peux aller dans ta librairie/bibliothèque la plus proche.
    Sinon, pour creuser un peu plus, quand même, c’est ci-après.

    Il se nommerait Ombrelongue, celui qui recherche la maison. Homme au charme un peu suranné et à l’accent russe aussi désuet que plaisant, il aborde avec amabilité les inconnus avant de les envoûter, faisant ressortir leurs peurs les plus grandes et les rages enfouies. Violence, aveuglement et pulsion sont ses étendards à travers les années et les continents. Mais pourquoi court-il donc après cette maison qui court ? Est-ce une traque ou des retrouvailles ? Bellatine et Isaac, rejoints par Rummy, Sparrow et Shona, membres d’un groupe de folk underground, puis par Winifred, vont devoir apprendre à se faire confiance, découvrir l’histoire de leur famille et des histoires qui peut-être les entouraient dans le silence depuis longtemps.

    La référence à Baba Yaga est évidente, de l’isba jugée sur ses deux pattes de poulet au nom de famille de nos héros. Mais plus qu’une référence à une légende en particulier, c’est à tout ce qu’elle pourrait synthétiser et représenter que s’attache, me semble-t-il, GennaRose Nethercott. C’est à un folklore slave ici intégré et partagé par les communautés juives d’Europe centrale et de l’Est, et qui s’imprègne à son tour de l’histoire de ces shtetls qui ont vu les flammes des pogroms ravager leurs vies, avant que le tambours ne changent de rythme et d’origine mais pour le même destin poussé par la même haine.
    L’histoire de nos héritiers alterne avec l’histoire de l’isba, contée par elle-même et se jouant un peu de nous. Saurons-nous identifier le vrai du faux, le folklore de l’histoire, l’horreur imaginée de l’horreur réelle ? Qu’est-ce qui aura le plus de poids et au final le plus d’importance ? L’histoire de Baba Yaga est multiple (on en parle d’ailleurs pour et dans ce livre-ci) et ses symboliques variées, selon qui conte et ce qu’il veut dire. Il faut aussi parfois passer par des souvenirs, des histoires, des racontars, pour retrouver la trame d’un récit perdu dont l’ombre flotte seulement au milieu de bout de contes, de bouts de mémoires qui s’étiolent car plus personne ne les garde. La petite isba, dernier souvenir d’un shtetl détruit est désormais la seule gardienne de son histoire et de celle de ses habitants, mais aussi de ce que les hommes se font entre eux, de cette rage aveugle, cette violence brute qui, par un tour de passe-passe aussi incompréhensible qu’insupportable, est capable d’être oublié et de se répéter, ad lib.
    Le shtetl de Gedenkrovka porte en son nom le souvenir dont il a besoin pour continuer à vivre, il appelle à lui les témoins, les héritiers qui pourront se rappeler et dire que la violence la plus sourde, celle qui finit dans un océan de flammes, commence bien avant les premiers cris et les premières armes.

    C’est un hommage aux contes, au folklore, aux histoires qui disent tout pour que l’on oublie rien et qui sont souvent les premières qui doivent être tues lorsque le bruit des bottes et les claquements de talons deviennent trop forts. Avec beaucoup d’humour et de larmes, GennaRose Nethercott et sa poésie nous offre ici un roman absolument superbe, qui se dévore d’un coup et reste longtemps dans l’estomac, la peau et le cœur. On remercie et on rend grâce (on ne le fait jamais assez) au merveilleux travail de traduction d’Anne-Sylvie Homassel, parce que des livres comme ça on ne voudrait pas passer à côté, et nous avons la chance d’avoir des traducteurices qui nous les rendent à leur mesure. Merci.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel
    Éditions Albin Michel Imaginaire
    523 pages

  • Anna Thalberg – Eduardo Sangarcía

    Alors qu’elle est chez elle, Anna Thalberg est arrachée à son foyer par des hommes qui défoncent sa porte, l’attachent et l’emmènent sur leur charrette jusqu’à Wurtzbourg. Là-bas, enfermée dans la tour, elle apprendra qu’on l’a dénoncée comme sorcière, et que pour cela elle sera soumise à la question, jugée puis brûlée.

    Ils entrèrent et l’enchaînèrent, sans un mot, sans une explication. Elle était accroupie devant le foyer à remuer les bûches quand deux hommes râblés et courtauds enfoncèrent la porte de la chaumière et se jetèrent sur Anna Thalberg qui, tel un gibier surpris par la battue, s’était levée d’un bond et, les yeux écarquillés, les vit s’approcher, lui ôter des mains la pique rongée par la rouille avec laquelle ele attisait le feu et brandir devant ses yeux intimidés le mandat d’arrêt portant le sceau de l’évêque comme un talisman, une amulette qui allait les protéger contre ses manœuvres et les autoriser à la soumettre, à lui attacher les mains dans le dos, à lui recouvrir la tête avec une vieille capuche et à la traîner à travers la foule des curieux qui s’étaient déjà amassés à l’extérieur, pour savoir ce qui se passait
    pour regarder les hommes l’entraîner, la soulever en l’air et la jeter dans la charrette comme une botte de foin ou le sac de la cuisine dans lequel Anna avait pris trois pommes de terre peu avant, quand elle avait quitté son rouet afin de préparer le dîner de Klaus, de les peler pour préparer la soupe restée sur le feu que personne ne s’était soucié de retirer, ni les hommes qui l’avaient emmené sans crier gare, ni les voisins venus piller la misérable vaisselle dès que la charrette s’était éloignée

    Découvrant l’absence d’Anna et sa chaumière sans-dessus-dessous en rentrant de sa journée de labeur, Klaus, son époux, partira à son secours accompagné du père Friedrich, le curé du village. Quel poids pourront avoir un pauvre hère, misérable journalier et un curé de campagne perdu et endeuillé contre l’évêque, son inquisiteur et son bourreau ?

    Terrifiée et rabaissée, Anna ne comprend pas ce dont on l’accuse et espère, croit pouvoir se défendre, expliquer, prouver qu’elle est une bonne chrétienne, une bonne épouse et une femme simple. Mais ce qu’elle finira par comprendre, c’est que le verdict, pour le terrible examinateur Vogel, est déjà tombé, Anna brûlera, morte ou vive, mais personne, jamais, n’est ressorti de sa tour vivant.
    Friedrich, effondré suite à la mort de son frère et portant à sa suite le souvenir de la mort de ses neveux, massacrés lors de guerres de territoires, s’engouffre dans ce sauvetage, pensant pouvoir lui aussi montrer à ces gens de bien, n’est-ce pas, que sa jeune ouaille est une brave personne. Se tournant vers les notables et puis l’évêque, il tirera toutes les ficelles, sans crainte et par amour, par foi, tandis que Klaus se laissera submerger par son propre mal.
    Mais chacun découvrira que le Bien et le Mal sont loin d’être aussi figé, surtout dans l’Église catholique, surtout pendant la contre-réforme.

    L’Allemagne n’a rien à envier à la célèbre Inquisition espagnole, et le nombre de mort-es par les flammes ou dans les geôles est terrifiant. Eduardo Sangarcía s’appuie sur des faits réels, les procès en sorcellerie de Wurtzbourg qui ont fait environ 900 victimes, pour conter l’histoire d’Anna Thalberg. Il le fait avec un style complètement envoûtant, qui parvient à mêler dans des phrases longues et parfois tortueuses comme le sont les pensées de ses personnages, chaque cheminement de chaque protagoniste, créant des ponts entre Anna, le confesseur, l’examinateur, l’évêque, Friedrich… Les croyances, la morale et les digressions des flux de pensées nous emmènent au plus profonds des motivations, faisant ressortir le dégoût, la violence, la naïveté, le doute. Doucement, Anna, qui ne vacillera pas, prendra des airs de prophétesse amenant aux yeux de certains cette vérité inacceptable sur les hommes qui les guident, l’examinateur, l’évêque, leur Dieu… Klaus perdra pied, le père Friedrich cherchera sa foi et se trouve confronté à d’autres qui réfutent sa parole.

    Eduardo Sangarcía nous propose là un texte d’une portée assez violente qui rayonne de beauté. La dureté du fond, tu t’en doutes, lectrice, lecteur, ma nuit de Sabbat, les tortures et sévices infligées à Anna ne sont pas faciles à supporter, est surmontée par le cheminement incessant des pensées des protagonistes. Passant de l’un à l’autre dans une cascade poétique, toutes les voix se suivent et se mêlent pour donner corps à toutes les facettes de l’histoire d’Anna, de l’histoire des sorcières de Wurtzbourg et des fous qui, se disant de Dieu ont fait l’œuvre du Diable.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Marianne Millon
    Éditions La Peuplade
    160 pages

  • La maison hantée – Shirley Jackson

    Eleanor est conviée par le docteur Montague, qu’elle ne connaît ni d’Eve ni d’Adam, à passer quelques temps dans la demeure de Hill House, sise près du village de Hillsdale. En compagnie dudit docteur, de Theodora et de Luke Sanderson, héritier de la maison, elle va devoir noter les impressions, pensées et comportements étranges qu’elle observerait ou ressentirait. Car Hill House a mauvaise réputation, la maison serait hantée…

    Aucun organisme vivant ne peut demeurer sain dans un état de réalité absolue. Même les alouettes et les sauterelles rêvent, semble-t-il. Mais Hill House, seule et maladive, se dressait depuis quatre-vingts ans à flanc de colline, abritant en son sein des ténèbres éternelles. Les murs de brique et les planchers restaient droits à tout jamais, un profond silence régnait entre les portes soigneusement closes. Ce qui déambulait ici, scellé dans le bois et la pierre, errait en solitaire.
    Après des études de philosophie, le docteur John Montague s’était tourné vers l’anthropologie afin de mieux poursuivre sa véritable vocation : l’analyse des manifestations surnaturelles. Il tenait particulièrement à se faire appeler par son titre universitaire, espérant ainsi conférer un air de respectabilité à ses travaux jugés non scientifiques. La location de Hill House pour trois mois il avait coûté cher -autant en agent qu’en fierté-, mais il comptait bien être largement récompensé lorsqu’on ne manquerait pas de saluer la publication de son ouvrage sur les causes et les effets des perturbations parapsychologiques dans une maison que beaucoup déclaraient « hantée ».

    Nos quatre protagonistes se retrouvent donc volontairement isolés dans la maison sur la colline, éloigné d’un village qui semble ne pas vouloir avoir quoi que ce soit à voir avec la demeure et avec comme seul autre contact régulier Ms Dudley, la femme du gardien et elle-même cuisinière et femme de ménage, qui vient le matin, repart le soir, et est à cheval sur les horaires.
    Aucun des quatre ne se connaît, et nous sommes, lecteurices, au plus près d’Eleanor. La jeune femme vient de perdre sa mère après l’avoir soignée pendant onze ans. Elle déteste sa sœur et sa famille et semble avoir bien peu de raisons d’être heureuse. C’est donc une sacrée aventure qui l’appelle, et qu’elle rejoint avec autant de peur que d’excitation. Mais les quatre assistants du docteur n’ont pas été choisi au hasard, les deux jeunes femmes du moins ont déjà été victimes, ou témoins, de phénomènes paranormaux.

    Après avoir adoré Nous avons toujours vécu au château, je me délecte enfin du classique de l’autrice états-unienne. Shirley Jackson a le don de créer une ambiance pesante, mystérieuse et angoissante, dans laquelle elle vient perdre des personnages dont on ne sait trop, au fil de l’avancée de l’histoire, si l’on peut leur faire confiance. Eleanor, qui nous raconte finalement cette histoire, est une femme perdue et fragile, en même temps que narcissique et en quête de nouveauté. Prête à fuir sa vie, elle est d’abord dans une grande joie face à à ses nouveaux camarades. Mais les manifestations surnaturelles de la maison vont ébranler cet embryon de confiance qu’elle tentait de simuler et la faire plonger dans les plus grandes angoisses. Considérant malgré tout la maison comme son foyer, oscillant entre grande amitié et répulsion totale pour ses compagnons, Eleanor devient aussi étrange et insaisissable que Hill House.

    On a peur, on rit aussi, un peu car Shirley Jackson désamorce certaines situations avec des personnages burlesques, et vient parfois accentuer l’impression d’étrangeté avec un brin d’humour. Mais tout au long, on s’enfonce dans l’inquiétant et l’incompréhensible, sous le coup des esprits frappeurs, des tirades automatiques, des courants d’air et du regard perdu d’Eleanor. Un vrai grand classique !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Dominique Mols, révisée par Fabienne Duvigneau
    Éditions Rivages
    270 pages

  • Contes – Leonora Carrington

    De mystérieuses demeures isolées dans une forêt étrange et menaçante ; des chevaux qui parlent et convient une jeune femme à une fête ; une nature qui s’insinue dans les êtres ; des corps qui changent, mutent, se transforment ; des rêves éveillés ou des vies endormies… Bienvenue dans l’œuvre de Leonora Carrington !

    Un jour, vers midi et demi, alors que je me promenais dans un certain quartier, je rencontre un cheval qui m’arrête. -Venez, dit-il, j’ai des choses à vous montrer en particulier. Il désignait de la tête une rue étroite et sombre. -Je n’ai pas le temps, lui répondis-je, tout en le suivant malgré moi. Nous arrivons à une porte à laquelle il frappe de son pied gauche. La porte s’ouvre. Nous entrons. Je me dis que je vais être en retard pour le déjeuner. Il y avait là certains êtres en vêtements ecclésiastiques. -Montez donc l’escalier, me disent-ils, vous verrez notre joli parquet. Il est tout de turquoise et les lattes en sont assemblées avec de l’or. Étonnée de cette hospitalité, j’incline la tête et fais signe au cheval de me montrer ce trésor. L’escalier avait des marches monumentales, mais nous montons sans difficulté, le cheval et moi. -Vous savez, ce n’est pas si beau que ça, me dit-il à voix basse, mais il faut bien gagner sa vie, n’est-ce pas ? L’on vit tout à coup le parquet qui garnissait le bas d’une grande pièce vide. Ce parquet était d’un bleu éclatant, et les lattes en étaient assemblées avec de l’or. Je le contemple poliment ; le cheval, d’un air pensif : -Eh bien ! Voyez-vous, ce métier m’ennuie, je ne le fais que pour l’argent. En réalité, je n’appartiens pas à ce milieu-là. Je vous montrerai cela, le prochain jour de fête ! Je me dis qu’en effet, ce cheval n’est pas un cheval ordinaire et qu’il est facile de le remarquer.

    La maison de la peur

    Leonora Carrington est pour le moins une artiste à découvrir et redécouvrir. j’ai pour ma part fait sa connaissance grâce à mon vrai travail, et ça me rend très heureuse de l’avoir dans ma vie désormais, avec ses compagnes Remedios Varo ou Leonor Fini. Née en Angleterre d’une famille de riches industriels, elle vit en France, où elle rencontrera Max Ernst, puis par en Espagne et enfin au Mexique, où elle vivra le reste de sa vie. Écrivaine, peintre, sculptrice, Leonora Carrington a exploré tous les arts qui la transcendait et est l’une des figures majeures du surréalisme. Je ne peux que t’enjoindre à regarder un peu son travail pictural (et celui de ses contemporaines), qui me semble peu connu de par chez nous. Pour finir la présentation et le jeu du Who’s who, elle est devenue copine avec Frida Kahlo, une fois au Mexique.

    Elle a donc peint, mais aussi écrit, pas mal, des nouvelles, des récits, du théâtre. Ici je vais te présenter un recueil de ses contes, écrits entre 1937 et 1975, en trois langues : anglais, français puis espagnol, au fil de ses déplacements et de ses créations.
    L’œuvre de fiction de Leonora Carrington s’inscrit elle aussi dans un univers surréaliste largement inspiré de sa vie et de ses origines. On y trouve des jeunes filles dans des châteaux, des forêts épaisses, des chevaux qui parlent, des hommes inquiétants. Tout est assez inquiétant, d’ailleurs, dans ces contes-là. Inquiétant et drôle, car souvent l’étrange et le terrifiant vont de paire avec une dérision et une légèreté qui prennent le contrepied de nos premières impressions et nous enserrent un peu plus dans une perte de repère et d’équilibre. Les personnages principales de ses histoires croisent à l’improviste des animaux qui leur font des propositions étonnantes, des événements impromptus organisés par des personnes mystérieuses. Chacune est poussée autant par la curiosité que par la peur et les sensations lors des péripéties qui traversent les nouvelles sont vécues comme dans un mauvais rêve. Les corps sont menteurs et illusoires, les paroles menteuses, dissimulatrices ou joueuses. On y vit en transe et on meurt sans étonnement.

    Dans une atmosphère à la fois fantasmatique et cauchemardesque, c’est un vrai chamboulement que de passer de nouvelle en nouvelle, une perte de repère addictive et un plaisir sans fin de pouvoir enfin découvrir l’univers ensorcelant de Leonora Carrington.

    Traduit de l’anglais (Angleterre) par Catherine Chénieux-Gendron et de l’espagnol par Karla Segura Pantoja – Préface de Marc Kober – Postface de Catherine Chénieux-Gendron
    Éditions Fage
    208 pages

  • Ténèbre – Paul Kawczak

    Le jeune Pierre Claes, géomètre belge de Bruges et de Bruxelles, est envoyé au Congo pour tracer, clairement et définitivement , la frontière nord du territoire, propriété personnelle du roi Léopold II de Belgique. En effet, si les limites des états africains ont bien été tracés à la règle et au cutter lors de la conférence de Berlin quelques années plus tôt, la méconnaissance de la forêt dense et épaisse du centre du continent laisse un flou suffisant pour provoquer quelques échauffourées avec les voisins français. Accompagné par des ouvriers bantous et un aide de camp chinois, ancien bourreau et tatoueur de son état, Pierre Claes quitte Léopoldville pour pénétrer au cœur des ténèbres.

    À coup de chicotte, Henry Morton Stanley achevait de tuer un homme. Un jeune porteur, quinze ans peut-être, un Bembe de Mindouli, recruté à Matadi. Pas le temps de comprendre. La peau douce partout éclatée. Les hautes herbes éclaboussées de cris, de larmes et de sang rose. Les chiens mirent un certain temps avant de relâcher les membres sveltes et inanimés. Le garçon avait eu plus peur d’eux que de la mort, les chiens l’avaient toujours effrayés. Le corps fut laissé là.
    La caravane se remit en marche. Cinq-Cents-soixante-kilomètres environ -selon les estimations de Stanley- avaient été gagnés sur le mystère africain depuis le début de l’expédition. On imagine à peine quel degré de haine pouvait, en 1883, à la solde du roi des Belges Léopold II, motiver une telle progression d’hommes dans les jungles de l’Afrique équatoriale. Une haine blanche, malade, grelottante dans l’insupportable chaleur, fiévreuse, chiasseuse, cadavériquement maigre et exaspérée à la dernière extrémité par les insectes humides et criards. Une haine blanche assoiffée de pays qu’elle haïssait comme sa propre vie, qu’elle haïssait comme on aime, obscène et frissonnante d’excitation.
    Stanley n’avait eu aucune raison particulière de tuer ce porteur. Stanley était une explorateur. Stanley avait retrouvé Livingstone. Stanley était un aventurier. Stanley était mondialement connu. Stanley était un monstre. Un minotaure creusant son labyrinthe, exigeant corps et terres à mesure que croissaient sa gloire et sa puissance.

    Pierre Claes ne connaît pas l’Afrique, il découvre en débarquant à Léopoldville la chaleur et la moiteur de l’air épaissi par l’odeur du sang. Car l’état indépendant du Congo, propriété personnelle du roi Léopold II, c’est un peu le hors-compétition de l’horreur coloniale. Les industriels, aventuriers et administrateurs ouvrent les troncs des arbres à caoutchouc comme les poitrines des hommes et les ventres des femmes. Et Pierre arrive de son petit pays pour parcourir cette immensité équatoriale et ajouter une nouvelle blessure au continent en arrachant définitivement au sol et au ciel la frontière entre la propriété du roi belge et les colonies françaises.
    À ses côté, Xi Xiao. Bourreau de formation, son art ne tient pas de la « simple » mise à mort. Il connaît l’art délicat du lingchi, il sait comment entailler la peau, découper les muscles, ôter les organes de ses victimes en gardant la mort à distance et en régulant la douleur. Xi Xiao tombera irrémédiablement amoureux du géomètre, qui rêve lui de lui confier son corps à cisailler, comme il écorche le cœur de l’Afrique.
    En parallèle et à contre-courant, le docteur Vanderdorpe redescend le fleuve que Pierre Claes remonte. Encore hanté par une histoire d’amour qui aura coupé sa vie en morceaux irréparables, celui qui a fréquenté Baudelaire et Verlaine et traversé les barricades de la Commune a fait du Congo son purgatoire.

    Ce voyage au cœur de la forêt équatoriale nous plonge dans les ténèbres coloniales et les fantasmes enfiévrés d’hommes perdus. Certains y viennent pour exister en détruisant, d’autres pour se détruire eux-mêmes. Pierre s’y fissurera en même temps qu’il trace dans le papier et dans la terre cette limite sanglante, appropriation honteuse, arrachement d’un territoire par cupidité, vanité et haine.
    En traçant cette frontière, en compagnie du bourreau et de ses accompagnateurs locaux, en croisant la route d’une sœur vengeresse, d’un allemand sadique, d’un navigateur polonais, Pierre va se lacérer aux limites de la haine, d’une rage qui sourd de lui-même et coule en affluent torrentiel nourrir le fleuve Congo, ravager l’inhumanité qui s’étend. Son passé, son présent et l’avenir inimaginable, son époque qui cisaille et tranche seront les fils du rasoir, les limites contre lesquelles Pierre va s’effiler à mesure qu’elles se révéleront à lui.

    Avec une écriture qui porte en elle la moiteur chaude et sombre de son histoire, Paul Kawczak fait suinter l’épaisseur des tourments humains de chaque page, éblouissante, d’une beauté charnelle et dévorante.

    La Peuplade / J’ai Lu
    315 pages