Catégorie : Europe du Sud

  • Brûlées – Ariadna Castellarnau

    Quelque part, à certains moments. Est-ce le monde qui meurt ou l’humanité qui s’éteint, à grand feu ? On ne le sait pas trop, et ce n’est pas très important. Les animaux disparaissent, les gens tombent malades, la terre est infertile, et l’on brûle pour purifier. Dans ce monde plongé en pleine apocalypse au long cours, nous allons suivre quelques vies pendant un instant. Il y en a qui essaient de garder un minimum de contrôle en décidant quand ils mourront, d’autres qui suivent les maigres règles qui restent pour créer une nouvelle normalité, certain·es se regroupent, certain·es partent, reviennent, espèrent.

    Qu’espérer dans un monde que l’on sait fini ? Qu’attendre quand les gens autour de soi meurent ou disparaissent ? Au fil des différents portraits, c’est une toile de désespoir maitrisé, de désarroi intériorisé qui se tisse. De ce qui s’est passé on ne sait rien, la cause en est inconnue, et l’on est plongé dans ce marasme sans repère et aux valeurs bouleversées. Les liens familiaux ou amicaux n’ont plus de sens, le quotidien se résume à un long chemin, une attente vide en quête de nourriture ou d’un lieu protecteur. Il y a malgré tout quelques touches de lumière. Des tentatives de regroupements, de retrouvailles, de création. Celles-ci seront parfois vaines et stériles, car la survie seul·e est plus aisée, parfois source de désillusion. Mais avoir vécu dans l’illusion pendant un temps peut permettre de repousser une échéance que l’on sait inéluctable. Et même cela peut glisser entre les doigts.

    La nuit vient et Rita et l’homme n’ont toujours pas décidé qui des deux mangera la dernière pêche au sirop. C’est une décision importante, non seulement car c’est la dernière, mais aussi parce qu’ils ont également convenu qu’une fois la boîte terminée ils se laisseraient mourir de faim.
    Rita fait danser la pêche avec la pointe d’une fourchette.
    – Tu vas la manger ou pas ? demande-t-il.
    – Je ne sais pas. On ne devrait pas la tirer au sort ?
    – Qu’importe qui la mange. Ce n’est que symbolique.
    – Mourir de faim n’a rien de symbolique.

    On pourrait prendre ce livre comme un recueil de nouvelles, mais au fil des rencontres que l’on fait se dessine des communs, des personnages que l’on retrouve, qui se croisent et repartent dans d’autres temps. La chronologie ici est décousue et n’a pas de sens, car ce monde n’a pas de sens ni d’ordre, malgré les quelques tentatives des protagonistes d’en recréer un.
    Il y a pourtant une sorte de jouissance chez certain·es dans cet effondrement, des pulsions qui remontent, un désir ardent de vie, de mort, de destruction qui les poussent à continuer vers ce qui les tire, quoi que ce puisse être, d’allumer et traverser ces feux purificateurs qui illuminent les contrées de toutes parts et qui, faute de délivrer le monde du mal, défrichent une nouvelle terre, ouvrent de nouveaux horizons dans un rideau de cendres incandescentes.

    Traduit de l’espagnol par Guillaume Contré
    Éditions de l’Ogre
    165 pages

  • Miracle à la combe aux Aspics – Ante Tomić

    Dans les montagnes au-dessus de Split, en Croatie, vit la famille Aspic. Ou du moins une partie. Tandis que la majorité de la famille a préféré rejoindre la côte et les villes, Jozo l’irréductible, est resté dans la montagne, au grand détriment de sa femme Zora, avec leurs 4 fils. Les Aspics, ce sont des vrais, des durs. Mais après la mort de Zora, la maisonnée se laisse un peu trop aller. La vaisselle est mal faite, la lessive traîne, les boutons sont dépareillés. Le curé du village d’à côté est formel, il faudrait bien que l’un des fils se marie pour qu’une femme reprenne un peu ces garçons en main. Krešimir, l’aîné des fils, est plutôt d’accord, et décide de partir à la recherche d’une femme à épouser. Mais pas n’importe laquelle. Il voudrait bien retrouver cette jeune femme qui a tant fait battre son cœur lorsqu’il était soldat. En quittant la petite combe dans laquelle il a grandi pour mener sa quête à bien, ni lui, ni ses frères, ni son père, n’imaginait combien la possibilité d’un mariage bouleverserait leur vie à ce point !

    Chapitre un

    Consacré aux dizaines de manières de préparer la polenta, aux choses à ne pas faire lorsqu’on lave des vêtements de couleur, et à la soupe servie dans un cendrier. Deux hommes manquent de se faire assassiner, un autre désire se marier, et l’on ne sait pas qui est le plus à plaindre.


    Loin dans les montagnes se niche la Combe aux Aspics. Difficile à trouver, cachée, protégée comme une forteresse, avec une unique route praticable à travers un défilé sinueux qui après un dernier contour, s’élargit soudainement sur un plateau karstique, pour buter, à peine deux cents mètres plus loin, sur une falaise à pic. Là, sur cette terre rocailleuse, rarement ensoleillée, s’étalent quelques champs de trèfle, deux ou trois rangs de patates et de pois chiches, deux insignifiants lopins d’oignons arrachés à grand-peine à l’enchevêtrement de ronces, de frênes et de charmes. Les fleurs orange des citrouilles rôtissent sur une minuscule parcelle défrichée ceinte d’un muret de pierres sèches.

    Lectrice, lecteur, ma tendresse, prépare-toi à un périple ébouriffant ! La recherche de l’amour peut prendre bien des formes, mais jamais elle n’a été aussi folle.

    Les Aspics, tribu bourrue et bien peu subtile, vivent en totale autarcie dans leur combe. Détestant tout ce qui ressemble à une autorité supérieure, hormis celle qui porte crucifix, toute ingérence est une menace face à laquelle la seule réponse sera le fusil, pour les plus délicats… Jozo, le père, ne jure que par la polenta et l’isolement. Krešimir, l’aîné, ancien soldat, aime la mécanique et ne comprend pas grand-chose au jeu délicat de la séduction. Les jumeaux Branimir et Zvonimir ont un certain penchant pour les armes et les embrouilles. Le petit dernier, Domagoj, tente de cacher en vain que toute cette brutalité n’est pas vraiment à son goût. Ce sont pourtant des hommes curieux et naïfs qui se révèlent au fil des péripéties rocambolesques qui leur tombent sur le coin du nez. On retrouve ici tout l’humour et la dérision de la littérature d’Europe centrale, et sous la couche de crasse épaisse dégrossi au burin, des personnages drôles et touchants (et d’autres encore plus sales et méchants) qui jouent de leurs propres stéréotypes dans un enchaînement de situations toutes plus invraisemblables les unes que les autres. Au fil de rencontres et de coïncidences improbables, la vie des Aspics et de celles et ceux qui croiseront leur chemin, tout·es finalement au moins aussi barré·es que nos rudes gaillards, s’emplira de folie et de découverte, la plus belle restant, bien évidemment, l’amour et tout son cortège d’émotions fortes, et sa transcendance.

    Miracle à la combe aux Aspic est un roman foutraque, léger et entraînant, qui emballe dans un humour absurde une bien belle leçon d’humanité et des personnages avec lesquels, si l’on n’est pas complètement sûr·es de vouloir les croiser en vrai, on passerait bien un peu plus de temps !

    Traduit du croate par Marko Despot
    Editions Noir sur blanc
    202 pages

  • Voyage d’hiver – Jaume Cabré

    J’ai découvert Jaume Cabré il y a une huitaine d’années environ, avec le monstrueux Confiteor. Un jour je t’en parlerai, parce que je l’aurais relu, ou juste pour en parler, car ce roman est une merveille. J’avais été complètement dévoré par le rythme déroulé par Cabré pendant les pas loin de 800 pages de Confiteor, sans parler de l’histoire en elle-même, et, étonnamment, n’étais par la suite pas retournée vers ses textes. C’est donc par un heureux hasard qu’en flânant dans une Madeleine, je suis tombée sur ce recueil de nouvelles dudit Cabré. Tout prétexte étant bon à prendre, je suis repartie avec ce Voyage d’hiver sous le bras, impatiente et un peu intimidée quand même.

    De quoi en retourne-t-il ? De musique, d’abord. Le titre du recueil vient d’un cycle de Lieder de Schubert qui met en musique des poèmes de Wilhelm Müller (je vais arrêter d’étaler ma confiture ici, je ne connais pas ces poèmes, et découvre ces Lieder tandis que j’écris ces quelques mots). Schubert traverse donc le recueil, présence plus ou moins fantomatique, et avec lui la musique. Compositeur, facteur d’orgue, musicien, passionné, brisé… La musique est le gouffre des émotions invivables.
    La famille, la mort, l’héritage, la transmission sont parmi les thèmes abordés dans ces nouvelles. Parfois banales, légères ou caustiques, d’autres fois à fleur de peau, ironiques, tragiques, insoutenables. L’amplitude des compositions cabréienne est vaste, très vaste, et toujours d’une justesse magistrale.
    D’une salle de concert au cimetière central de Vienne, de la vallée de Sau à Treblinka ou d’Oslo au Vatican, les vies se déploient et s’abîment, par amour pour une enfant chérie dont on n’a plus de nouvelles, par cupidité, par regret, par peur (ou par courage ?), chaque personnage se débat avec ses émotions, avec sa vie, son sens et sa vacuité. Ce sont des générations qui se racontent, des variations sur un même thème qui s’essaiment sur les portées.

    Il ajusta le banc, aprce qu’il était un peu trop bas. Et pourtant il l’avait réglé à sa hauteur à peine une demi-heure plus tôt. Non, maintenant il est trop haut. Et il bouge un peu, tu vois ? Merde. Là, c’est bon. Non. Si. Il tira son mouchoir de la poche de son habit e s’essuya la paume des mains. Il en profita pour passer le mouchoir sur les touches immaculées, comme si elles étaient humides de la sueur d’autres exécutions.

    L’épilogue nous apprend que les nouvelles ont été écrites sur une vingtaine d’années, élément surprenant quand on voit le tout que forment ces histoires. Comme le dit Jaume Cabré, dans la vie toutes les choses sont en rapport les unes avec les autres, et toutes ces mesures indépendantes, une fois rassemblées nous fredonnent un bien beau morceau.

    Traduit du catalan par Edmond Raillard
    Actes Sud
    291 pages