Catégorie : Fantasy

  • Le mystère du tramway hanté – P. Djèlí Clark

    Hamed Nasr, agent expérimenté du ministère de l’Alchimie, des Enchantements et des Entités Surnaturelles, se voit confier une enquête sur la présence quelque peu dérangeante d’une créature hantant la rame 105 de l’un des tramways parcourant Le Caire. Accompagné du jeune Onsi Youssef, un bleu dont il n’est pas certain d’apprécier la compagnie, il se retrouve embringué dans une histoire un brin plus compliquée qu’il ne le pensait.

    Le bureau du surintendant en charge de la sécurité et de la maintenance du tramway à la station Ramsès offrait un décor digne du personnage élevé -ou certainement propulsé par quelques relations utiles- à un poste aussi éminent : un immense tapis anatolien antique orné de motifs angulaires bleus, d’écoinçons rouges et de tulipes cousues de fil d’or bordées de bleu lavande ; un tableau de la main d’un des nouveaux pharaonistes abstraits, tout en forme irrégulières, éclaboussure et couleurs vives, que personne ne comprenait vraiment ; un portrait photo encadré du roi, naturellement ; et une poignée d’ouvrages neufs savamment disposés, les œuvres d’écrivains alexandrins les plus contemporains, dont les couvertures en cuir ne semblaient jamais avoir été ouvertes.
    Malheureusement, il n’échappa pas au regard acéré d’enquêteur de l’agent Hamed Nasr que ces velléités de raffinement affectées disparaissent sous la fadeur assommante d’un bureaucrate médiocre : cartes de transit, tableau d’horaires, schémas techniques, plannings de maintenance, mémorandums et rapports, épinglés les uns sur les autres, couvraient les murs jaune pisseux à la manière d’écailles de dragon en décomposition. La brise d’un ventilateur oscillant en cuivre, dont les pales se débattaient derrière la grille comme si elles cherchaient à s’en échapper, soulevait nonchalamment les liasses de papiers.

    Pensant se trouver en présence d’un djinn tout ce qu’il y a de plus classique, et pour pallier les difficultés et joutes budgétaires entre son ministère et le Bureau des Transports, les deux hommes acceptent la proposition d’Abla, serveuse du restaurant préféré de Hamed de faire appel à une cheikha pour pratiquer le rituel du Zâr. Sauf que… Il se peut que son diagnostic premier ne s’avère faux, mettant nos deux enquêteurs face à une situation compliquée et une créature bien mystérieuse et meurtrière.

    Quel plaisir de retrouver P. Djèlí Clark, et encore plus ce merveilleux univers du Caire du début du XXème siècle, capitale d’une Égypte puissante et dans laquelle les êtres surnaturels cohabitent avec les humains. Après L’étrange affaire du djinn du Caire (dont tu liras la chronique ici), on découvre donc deux nouveaux enquêteurs de ce ministère créé lors de l’apparition des djinns et autres créatures mythologiques au milieu de la bonne population égyptienne. Le duo aussi dépareillé qu’efficace affronte des rebondissements de toutes sortes, entouré par une galerie de personnages principalement féminins plutôt bien travaillés. car tandis qu’ils cherchent à identifier l’esprit frappeur passionné de tramway, la révolte gronde au Caire, qui voit ses rues accueillir les défilés et rassemblement des suffragettes cairotes alors que le parlement doit se prononcer sur le droit de vote des femmes.

    Une intrigue bien tissée et rondement menée, des personnages sympathiques, dans les codes mais loin des caricatures des duo d’enquêteurs mecs, des plats et friandises ma foi fort alléchantes tout au long du récit, des personnages secondaires forts et imposants et un arrière-fond politique qui vient servir la cause et l’histoire, encore une fois P. Djèlí Clark nous fait grand plaisir dans cet univers original et séduisant. Bref, on ne se pose pas de question, pour se faire plaisir avec de la qualité, c’est une valeur sûre !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier
    Éditions l’Atalante
    102 pages

  • Derniers jours d’un monde oublié – Chris Vuklisevic

    Il y a trois cents ans, la Grande Nuit s’est abattue sur le monde, et il ne resta que Sheltel, île seule au milieu d’une mer immense. C’est du moins ce que pensent les Sheltes.
    De l’autre côté de la lorgnette, et sur un bateau au milieu du grand Désert Mouillé, des pirates ont la grande surprise (et la très grande joie assoiffée) de voir apparaître là où les cartes des trois continents n’indiquaient rien, une île, semblant sortir du fond des mers et d’un autre temps. Après trois cents ans sans contact avec l’extérieur, les Sheltes sont-iels prêts à retrouver le reste du monde ?

    Le matin où les étrangers arrivèrent sur l’île, la Main de Sheltel fut la première à les voir.
    Elle allait revêtir son masque quand, par la fenêtre, elle aperçut un point sombre à l’horizon. Un mirage, crut-elle ; un tremblement de la chaleur sur l’eau. La mer était vide, bien sûr. Rien ne venait jamais de l’océan.
    Elle ne lança pas l’alerte.

    Désert des tortues plutôt que des Tartares, Sheltel se pense seule au monde depuis trois cents ans et ne peut donc décemment croire que ce bateau est vrai. Et pourtant. Après une mise en quarantaine le temps de savoir quoi en faire, les navigateurices, leur capitaine en tête, débarquent sur l’île, tout aussi étonné-es de l’existence de l’île et de son fonctionnement.
    Sur Sheltel, tous les habitants ou presque sont détenteurs d’un don, plus ou moins utile, plus ou moins puissant, allant de la capacité à allumer sa clope sans feu à celui de faire jaillir une source d’eau pure à travers le sol, en passant par le déchaînement des vents et le pouvoir de voler. Ces dons doivent être au service de la communauté, régie elle-même par le Natif, un roi héréditaire qui tient son pouvoir des écailles qui recouvraient ses ancêtres, mais de moins en moins leurs descendants. C’est Arthur Pozar qui régule les dons des habitants et décide qui fait quoi et qui, le cas échéant, ne fera rien du tout.
    La Main, celle qui incrédule n’a pas donné l’alerte, est la détentrice du droit de vie et de mort sur l’île, littéralement. Elle accompagne les naissances, autorise les mariages et les grossesses et prend les vies, maintenant un équilibre tant génétique qu’économique. Car sur cette île perdue, toutes les ressources sont précieuses car limitées et surtout l’eau, qui par période vient à manquer, provoquant sécheresse et révoltes.

    Ce qui s’est passé lors de la Grande Nuit, nous ne le saurons pas, ni comment s’est développé le monde qui les Sheltes croyaient mort. Ici, ce qui intéresse l’autrice, c’est la rencontre et comment elle vient bouleverser une société. Sheltel évolue depuis des siècles dans un régime féodal auquel s’adosse le culte de la Bénie. Les habitants se divisent en deux peuples, les Sheltes, présents sur l’île lors de la catastrophe, et les Ashims, issus d’un navire naufragé sur l’île peu de temps après la Grande Nuit. Ces derniers, ostracisés, sont reclus sur une partie du territoire et les deux peuples ne se mélangent guère. Tous, néanmoins, subissent le joug de la dynastie du Natif et son pouvoir de plus en plus dur tandis que les ressources viennent à manquer. Chaque protagoniste va voir dans l’arrivée de ces pirates, annonciateurs d’une nouvelle ère, un potentiel d’enrichissement ou d’effondrement qu’iel tentera de mettre à profit pour sauver sa peau.

    Entrecoupés de petits textes reproduisant de extraits de journaux, d’encarts publicitaire et autres communiqués nous laissant deviner une autre perception des intrigues ainsi que le futur de l’île, le roman raconte la fin d’un monde qui voit non seulement ses bases s’effriter mais son destin lui échapper, les chemins des possibles soudain si nombreux qu’ils en deviennent illisibles. Prenant et original, Derniers jours d’un monde oublié est une très belle découverte dans l’univers de la fantasy française et laisse espérer de beaux jours pour la suite !

    Folio SF
    352 pages

  • L’impératrice du Sel et de la Fortune – Nghi Vo

    L’adelphe Chih, de l’abbaye des Collines-Chantantes, est en route pour la capitale de l’empire. Elle y assistera à l’éclipse du mois, ainsi qu’à la première cérémonie du Dragon de l’impératrice. En chemin, elle fait halte au bord du lac Écarlate où il rencontre Sun, alias Lapin, ancienne servante de l’impératrice In-yo. Accompagné de son neixin, la piquante huppe Presque-Brillante, il va séjourner quelques temps auprès de la vieille dame, et découvrir son histoire.

    « Quelque chose veut te manger, lança Presque-Brillante, perchée sur un arbre voisin. Je ne lui en voudrais pas s’il y parvient. »
    Un tintement. Chih se remit debout et examina soigneusement le cordon de clochettes qui entourait le bivouac. Un instant, elle se crut de retour à l’abbaye des Collines-Chantantes, en retard pur une nouvelle tournée de prières, de corvées et de laçons, mais les Collines-Chantantes n’étaient ordinairement pas baignées d’une odeur de fantômes et de pin humide. On n’y sentait pas se dresser les poils de ses bras en signe d’alarme ni bondir son cœur dans sa poitrine sous l’effet de la panique.
    Les clochettes étaient de nouveau immobiles.
    « J’ignore ce que c’était, mais le danger est passé. Tu peux redescendre. »
    La huppe poussa un gazouillis, qui parvint à exprimer en deux notes tant le doute que l’exaspération. Néanmoins, elle se posa sur la tête de Chih, où elle se balança, mal à l’aise.
    « Les protections doivent toujours être en place. Nous sommes très près du lac Écarlate à présent.
    -Nous ne serions jamais arrivés si loin si on ne les avait pas neutralisées. »
    Chih y réfléchit un instant, puis enfila ses sandales et se glissa sous le cordon de clochettes.
    Effarouchée, Presque-Brillante s’envola dans un tourbillon de plumes avant de redescendre sur l’épaule de l’être humain.
    « Adelphe Chih, regagne tout de suite le campement ! Tu vas te faire tuer et je serai obligée de rendre compte à notre Céleste de ton irresponsabilité.
    -Je compte sur la précision de ton rapport, rétorque Chih d’un air absent. Maintenant, chut ! Je crois distinguer ce qui a fait ce raffut. »
    La huppe exprima son mécontentement d’un battement d’ailes mais enfonça plus fermement ses griffes dans l’habit de Chih. En débit de sa bravade, celle-ci se sentit réconfortée par la présence de la neixin sur son épaule et elle leva la main pour lui caresser doucement la crête avant de s’avancer entre les pins.

    Vendue pendant sa plus tendre enfance au palais impérial, Lapin passe plusieurs années à laver et récurer les couloirs puis les chambres du palais. Lorsque l’empereur prend pour femme In-yo, fille d’un seigneur du Nord vaincu, Lapin se sent fascinée par cette jeune femme forte et méprisée par le reste de la cour, qui la prend pour une barbare déchue venue de contrées sauvages. Elle l’accompagnera plusieurs années, pendant son séjour au palais puis lors de son exil au bord du lac Écarlate.
    Chih, dont la mission est, entre autres, de recueillir les histoires pour tramer la grande histoire, découvrira la destinée improbable de cette femme du peuple qui aura vécu aux côtés d’une impératrice puissante dont les actes transformeront le pays. Au détour de leurs conversations provoquées par la découverte d’objets disparates disséminés dans la maison, elle apprendra le grand intérêt de l’impératrice pour les voyants et autres devins, la surveillance constante dont elle faisait l’objet de la part du pouvoir impérial, la sororité qui grandira entre Lapin et elle, mais aussi avec les dames de compagnie qui ne feront que passer à Fortune-Prospère, afin d’éviter justement, de trop grands liens.

    Cette novela, premier tome des Archives des Collines-Chantantes, nous entraîne dans un monde qui mêle traditions, folklore et géo-politique aux résonances chinoises et sud asiatique, peut-être lao ou vietnamiennes. Derrière cette forme courte qui se lit avec facilité, sous ses allures de livres de souvenirs décousus, Nghi Vo nous raconte surtout la résistance d’une femme face à la domination de son peuple et sa lutte pour survivre malgré le danger qu’elle représente. Elle nous montre aussi comment la grande histoire, celle qui pourrait être la plus importante, celle de l’impératrice, prend un sens complètement autre quand elle se reflète dans celle de Lapin. Elle parle enfin, à travers l’adelphe Chih et son oiseau, de la transmission et de l’importance égale des récits pour avoir une vue la plus grande et la plus complète possible des vies, dans leur complexité et leurs variétés.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mikael Cabon
    Éditions L’atalante
    120 pages

  • Les marins ne savent pas nager – Dominique Scali

    Sur l’île d’Ys, quelque part entre la Bretagne et Terre-Neuve, on est marin ou terrien, citoyen ou aspirant à l’être. On vit avec la mer, à son rythme et sous son joug, on l’aime ou on la hait, de loin depuis le rivage ou de haut sur le pont d’un navire. Mais on ne s’y baigne pas, on ne nage pas.
    Danaé Poussin, jeune orpheline sur la rive, sait nager, elle. Avec plaisir et délectation. Pour survivre elle va tenter de s’élever.

    Nous vivions sur une île où tous dépendaient de la mer, où même les terriens se vantaient d’être marins. Et pourtant personne ne savait nager.Pour les Grecs de l’Antiquité, la capacité de nager était une vertu militaire et civique. Les gamins étaient bercés de récits de batailles gagnées ou d’échappées réussies grâce aux talents des guerriers-nageurs de leur cité. Pour les Romains, la natation devait figurer sur tout curriculum au même titre que l’écriture et la lecture. Un citoyen digne de ce nom ne craignait ni de plonger ni de se mettre à nu face à des adversaires perses ou barbares qui refusaient de se démunir de leur plastron et restaient enchaînés à la côte.
    À Ys, ceux qu’on appelait les Premiers hommes furent les premiers à renouer avec cette idée. Leurs poupons étaient baignés dans l’eau si jeunes qu’ils n’oubliaient jamais ce qu’ils avaient appris dans le ventre de leur mère. Ils avaient l’instinct de bloquer leur respiration lors de l’immersion. Avec un peu de pratique, ils se retournaient sur le dos ou pataugeaient vers une cible pour l’agripper. Ainsi, leurs petits entraient dans le métier avec une aptitude que peu de gens possédaient.
    Ce don, Danaé Berrubé-Portanguen dite Poussin le possédait. Selon nos archives, elle est née cinq ans avant le Massacre des Premiers hommes et décédée quatre ans avant la Grande Rotation. On nous dit qu’elle a été enfant du rivage, naufrageuse sans scrupules, secoureuse sans limites, fille de pilotes, mère d’orphelins, héritière d’une arme dont elle ne sut jamais se servir à temps.

    Sur Ys, être Issois est non seulement une question de caractère, mais aussi de classe sociale, pourrait-on dire. Bien évidemment, toustes les habitant·es peuvent se dire Issois avec fierté et honneur. Mais être citoyen·ne d’Ys, c’est encore un autre statut. Ys est une société méritocratique et quitter les rivages, les gifles mortelles et destructrices de la mer pour la sécurité des murs de la cité demande d’avoir fait preuve de bravoure, d’ingéniosité et de beaucoup de patience.
    Danaé Poussin, notre orpheline nageuse, vit sur les Échouements, une côte de l’île battue par des marées d’équinoxe meurtrières. Elle croisera d’abord un maître d’armes, citoyen déchu qui rêve de retrouver son rang et mettra au cœur de Danaé l’envie de franchir les murs de la ville. Puis un contrebandier, qui rêve de révolution. Ensuite un citoyen, un vrai, assureur d’armateurs, qui l’invitera à ses côtés derrière les hauts murs de pierre. Puis un pilote, fin connaisseur des fonds marins proches, guidant des bateaux vers le havre de l’île. Enfin, un enfant puis jeune homme, à l’heure de la révolte contre les règles injustes et opaques de l’accès à la citoyenneté.
    À travers l’histoire mouvementée de Danaé, nous allons découvrir l’histoire et les mœurs d’Ys, les fonctionnements et traditions de sa société et de l’entité géographique, géologique, de cette île qui est un personnage à part entière.

    Le grand talent de Dominique Scali, dans ce pavé qui se dévore le temps d’une lame de fond, est de nous présenter un monde à quelques pas du nôtre à peine, et si réel. Avec cette langue riche et surannée extrêmement mélodieuse, qui nous glisse dans l’épaisseur du bois de charpente, la lourdeur des voiles et la langueur des voyages au long cours, elle nous raconte une utopie brisée, une société qui ne sera jamais que le rêve perdu de marins et de terriens qui pensent parler ensemble mais ne s’accordent pas, de générations flouées et de laissé·es pour compte. La vie de Danaé est passée au crible d’un examen de conscience qui permet aux nouveaux maîtres de l’île de justifier leurs choix, leurs positions. Car leur révolution, tournant sur elle-même, laissera encore sur le rivage les ombres lasses des réparatrices de voiles, des pêcheurs sur leurs barques et des petit·es ramasseur·euses de coquillages.

    Un grand roman d’aventure maritime et de société porté par une langue qui nous roule sur la langue et qui entête longtemps !

    La Peuplade
    710 pages

  • Trois lucioles – Guillaume Chamanadjian

    Après les événements tragiques qui ont clos le 1er tome, nous retrouvons Nox, le jeune commis d’épicerie et protégé du Duc de la Caouane. Après avoir rompu tout lien avec son protecteur, il gère désormais l’une des échoppes de Saint-Vivant, dans le quartier du Port. Gemina, la grande Cité, s’échauffe de jour en jour et le soulèvement, voire la guerre civile, couve. Les manigances et jeux de pouvoir vont de plus belle, et Nox reste une pièce maîtresse dans les plans de nombres d’entre eux. Son ressentiment envers Servaint de la Caouane pousse plusieurs comploteurs et autres éminences grises à l’approcher pour le convaincre du pire : assassiner le duc !
    Un beau jour, un navire étranger arrive au port avec à son bord des rescapés d’une guerre lointaine. Est-ce le premier d’une longue série ?
    Quelle est cette guerre qui tonne au loin ? Les rumeurs disent que Dehaven, la lointaine voisine du Nord, est également touchée par de dramatiques événements. Gemina parviendra-t-elle à tenir sur tant de fronts ? Car en son sein, ce sont non seulement les maisons ducales qui s’allient, s’invectivent et se trahissent, mais également d’antiques menaces qui remontent. Nox n’est peut-être pas le seul à connaître l’existence du Nihilo et à pouvoir s’y mouvoir…

    C’est par une froide matinée du début de l’hiver que les voiles du Sadalsuud pointèrent par-delà l’horizon. Elles étaient rouges et blanches, frappées de croissant étoilé, le vent de sud-est les poussait droit vers la Cité.
    Sur le port, les hommes et femmes levèrent le nez de leur ouvrage l’espace d’un instant, puis s’y replongèrent dans une indifférence polie. Des collines du Massif descendirent des ordres enroulés dans deux tubes de fer scellés. Ils passèrent d’un messager à l’autre, dévalèrent l’escalier des Gigues. Un jeune Cerf les fit tomber sur la place des Charrières, ils roulèrent un temps entre les pieds des bonimenteurs, au milieu des feuilles de chou et des navets. Un gamin les ramassa, réclama deux pièces, mais ne reçut qu’une taloche pour sa peine. Puis, arrivées sur les quais, les missives se séparèrent. Un Cerf partit vers l’est, l’autre vers l’ouest. Et, toujours, la caraque s’approchait du port.

    Le tome 2 de Capitale du Sud nous amène au milieu de ce projet littéraire passionnant, et après avoir fait connaissance avec les deux villes, nos cher-es protagonistes, et poser les bases d’une intrigue intriquée, les choses commencent à s’accélérer !
    Les troubles évoqués à Dehaven ont des répercussions immédiates sur Gemina, qui voit donc arriver à proximité de ses côtes des navires de réfugiés. Que fuient-ils ? Mystère. Une guerre, sans doute, mais personne n’en sait bien plus, et ne s’y intéresse tant, car la situation en ville est de plus en plus explosive. Servaint a réussi à énerver à peu prêt toutes les maisons, voire plus. De son côté, Nox va découvrir de nouvelles choses sur la mythologie de la cité et des deux sœurs, qui ne sont peut-être pas si mythologiques que ça. Et puis il y a Adelis, la jeune ingénieure apprentie à la Caouanne arrivée sur le Sadalsuud, qui tente de faire comprendre à ses nouveaux amis et protecteurs le danger qui les menace.

    Que de foisonnement dans ce tome ! Pour notre plus grand plaisir (moins celui de Nox), notre héros va plonger plus profondément dans l’histoire fondatrice de Gemina, son histoire personnelle également, et commencer à distinguer les liens entre tous ces éléments. Et c’est un vrai régal que de découvrir tous ces mystères avec lui. Le projet dans son ensemble prend de plus en plus corps au fil des tomes. La découverte de Dehaven avait déjà amené un peu plus de sel, et ce nouvel opus trace une nouvelle voie dans cette carte étrange et déroutante entre les deux villes (réelles) et entre leurs doubles. D’où vient ce Nihilo ? Qui peut le maitriser ou non ? Quelle est la véritable histoire et rôle des deux sœurs dans ce qui ressemble à un combat bien ancien sur la ville ?

    On quitte Gemina avec encore plus de questions sur son passé et son avenir, et avec une envie toujours plus grande d’y retourner. L’attente va être longue, mais heureusement, la capitale du Nord nous revient à l’automne. Et ça, c’est une excellente nouvelle !

    Aux forges de Vulcain
    406 pages

  • Les maître enlumineurs – Robert Jackson Bennett

    La cité de Tevanne s’est développée depuis plusieurs décennies par la maîtrise d’une ancienne forme de magie : les enluminures. Grâce à des sceaux tracés sur les objets, les enlumineurs arrivent à les persuader que leur réalité est légèrement différente de ce qu’ils pensent : par exemple faire croire à une carriole que la route descend alors qu’elle est plate, l’amenant ainsi à avancer toute seule. Cette magie a permis aux 4 grandes familles marchandes d’agrandir leur richesse et leur pouvoir, et bien évidemment de creuser encore plus l’écart avec les moins bien lotis.
    Sancia Grado exerce la dangereuse profession de voleuse indépendante depuis son arrivée en ville. Elle est même l’une des meilleures dans son domaine, de par une petite particularité qui la rend unique. C’est pour cette raison qu’elle se voir confier un job périlleux mais qui peut rapporter gros : voler une petite boîte dans un coffre-fort du Front de mer. Mais le contenu de cette boîte va l’entraîner beaucoup plus loin qu’elle ne pouvait l’imaginer.

    Couchée à plat ventre dans la boue, blottie sous le caillebotis de bois contre les vieilles pierres du mur, Sancia Grado songeait que sa soirée ne se déroulait pas comme prévu.
    Tout avait pourtant plutôt bien commencé. Grâce à ses faux identifiants, elle avait réussi à s’introduire dans le domaine des Michiel sans difficulté ; les gardes des premières portes lui avaient à peine accordé un regard.
    Puis elle était arrivée au tunnel de drainage et… les difficultés étaient apparues. D’accord, le plan était solide : le tunnel lui avait permis de passer sous les portes intérieures et les murs pour se rapprocher de la fonderie Michiel. Mais ses informateurs avaient omis de mentionner qu’il grouillait de scolopendres, de vipères de boue et qu’il charriait merde et crottin.

    Une voleuse, un butin, de la magie et beaucoup de péripéties. Nous voilà là, penses-tu, lectrice, lecteur, ma belle, dans une trame somme toute assez classique en fantasy. Ce n’est pas faux. Mais c’est aussi tellement plus que ça !
    Tevanne est une cité qui peut nous rappeler une Venise de la Renaissance. Les quartiers des 4 maisons marchandes qui la dirigent rassemblent les plus riches, et les parias, les exclus vivent dans les Communs, coupe-gorge insalubre. Sancia débarque ici, fuyant un passé que je te laisserai découvrir, avec un secret : elle est la première humaine à avoir été enluminée, ce qui lui donne quelques facilités dans son métier de voleuse puisqu’elle peut « communiquer » avec les objets.  Quelques problématiques sociales également car tout ce qu’elle touche parle avec elle, depuis la fourchette, la carotte et le morceau de poulet jusqu’à la peau des autres.
    L’enluminure est une magie ancienne, issue d’un peuple depuis longtemps disparu, presque mythique, dont seule une infime partie des connaissances et de l’histoire a traversé le temps. C’est dans ces mystères, ceux des enluminures et de ses lointains créateurs, que le vol de cette petite boîte, va entraîner Sancia et ses futur·es acolytes.

    Robert Jackson Bennett (déjà auteur de Vigilance, dont la chronique est ici) part d’un postulat assez commun et en tire un roman non seulement passionnant et bien écrit, mais qui nous propose au fil des pages un univers très complet, dense et foisonnant. Le système magique des enluminures fait presque pencher le roman vers une cyber-fantasy, tant son fonctionnement et les usages qui en sont faits se rapprochent de l’informatique. Du code, de l’intelligence artificielle, des humains augmentés… Le tout dans un univers très sombre et désespéré, profondément inégalitaire et injuste. Le quatuor d’aventurier·ères qui se forme propose des personnages très fouillés qui partent de stéréotypes du genre pour se développer et se dévoiler au fur et à mesure. On se réjouira d’ailleurs de la présence de personnages LGBT qui se glissent là tranquillement, sans tambour ni trompette mais avec aplomb, changeant quelque peu et en mieux les règles des romances en fantasy.
    Les aventures épiques dans lesquelles s’embarquent nos protagonistes sont renforcées d’une réflexion sociale et politique bien tissée. Les maisons marchandes toutes puissantes, occupées à s’affronter entre elles, écrasent le reste des habitants de la ville et exploitent et torturent des esclaves dans de lointaines plantations. Les enluminures offrent des possibilités folles qui soulèvent des questions éthiques, d’autant que leur véritable puissance, perdue en même temps que l’histoire de leurs créateurs, les redoutables hiérophantes, laisse entendre un potentiel bouleversement du monde et de la manière même de se penser en tant qu’être humain.

    Un premier tome passionnant qui puise dans plusieurs genres et joue sur leurs codes pour nous raconter une histoire palpitante qui n’oublie ni le fond, ni la forme, ni le panache !

    Traduit de l’anglais (américain) par Laurent Philibert-Caillat
    Albin Michel Imaginaire
    631 pages

  • TysT – luvan

    Aujourd’hui je te parle d’un livre qui n’existe pas encore, mais qui, grâce à toi, pourra vivre, parcourir le monde et rendre les gens heureux ! Roman de fantasy de la formidable luvan, illustré par Stéphane Perger et Arnaud S. Maniak, le tout porté par les éditions Scylla, TysT est en financement participatif jusqu’au 30 avril, et tu peux regarder le programme et donner tes sous ici !

    Mais qu’est-ce donc que ce nouveau roman de luvan, portée par les éditions Scylla ?

    Sauda le Du, musicienne, bretonne, 50 piges, orpheline deux fois, s’est éveillée. Elle a franchi la frontière du pays dormant pour le pays vif, et doit désormais venir à bout de plusieurs quêtes afin de sauver le(s) monde(s) de plusieurs menaces. Une matière verte, un geist, une malebrume, chaque strate du monde est confrontée à sa version propre d’un danger intangible et mortifère. Sur sa route, Sauda fera différentes rencontres qui l’aideront à comprendre cet univers multiple dont elle prend conscience, les liens entre les strates, leurs coutumes mais surtout elle apprendra à se connaître elle-même.

    Tu le sais, lectrice, lecteur, mon amour, j’aime vraiment beaucoup luvan. Je t’ai parlé de Susto par ici, des Affaires du club de la rue de Rome, et je compte bien évoquer à l’occasion ses autres livres. luvan c’est non seulement des univers originaux et fantasmatiques qui nous prennent au cœur, nous rapprochent de la terre, de la nature et du folklore, mais aussi une poésie, une humanité et une légèreté de la langue qui nous transporte au-delà de son exigence littéraire. Pour entrer dans ses œuvres, il faut accepter de perdre un peu pied, de se laisser prendre par les émotions et de lâcher prise, parfois de s’y perdre pour de bon, pour que l’expérience soit complète. Avec TysT, elle nous confie un petit roman de fantasy qui reprend les codes du genre, à la sauce luvan. Notre protagoniste sans attache n’est pas un jeune garçon du peuple mais une musicienne de 50 ans à la peau sombre. Le décor médiéval laisse place à différents univers, dont l’un, le monde dormant, le nôtre, a traversé une troisième guerre mondiale dont les conséquences n’ont pas encore fini de se faire sentir. Armes chimiques, dictature, pollution (difficile de ne pas penser aux algues vertes dans cette matière de même couleur qui empoisonne les côtes et les âmes bretonnes), rébellion, sorts et fantômes, le terrain semble connu, et c’est avec fébrilité que l’on sent le sol trembler sous nos pieds pour se laisser guider, les yeux fermés et le cœur ouvert dans les pas de Sauda.

    « Endormie, je n’ai jamais possédé de cartes. Je les empruntais. Je les froissais entre mes doigts, les humais entre deux embarquements.
    Je ne pensais pas que ces lignes de relief rose pâle, sinueuses comme la chair des lézards, auraient un jour tant d’importance.
    Cette carte-ci je la connais bien, pourtant. Comme une chanson d’enfance dont on n’aurait jamais vu la partition. C’est la carte de la Pointe.
    Je l’ai acheté à l’embarcadère, ainsi qu’un pot de miel de pays et une sorte de brioche que l’épicière appelle Fladen et dont elle me dit fièrement avoir rapporté la recette de chez elle. Ses yeux disent la flamme orange du foyer. « Chez moi, chez moi », brille la flamme orange des yeux de l’épicière.
    Brioche légère du souffle de chez soi. Miel lourd du poids du pays. Carte charnue dont j’ai si souvent mangé les méandres, lorsque j’étais endormie, mais dont je possède pour la première fois la matière et la trame.
    Car je suis éveillée. »

    Doucement, délicatement, mais sûrement, luvan pose quelques marques : le pluriel, ici, est féminin, et les femmes sont présentes, fortes, sages, amoureuses et dures. Ici pas de batailles sanglantes, les combats prennent d’autres formes, pas de trahisons politiques ou de fourberie égoïste. On cherche avant tout à comprendre, à guérir, à avancer. Les choses sont, et c’est en se comprenant soi-même, en devinant et dessinant sa place dans les différentes strates que Sauda pourra relever les défis de ses différentes quêtes.

    Tyst : silence, silencieux, chut.
    Et pourtant cette histoire on a envie de la lire à haute voix, de la déclamer, de la partager avec d’autres. luvan y écrit magnifiquement l’importance des arts, du folklore, du récit. Les histoires donnent des clefs à Sauda, les informations, les vies se partagent par des histoires que l’on se transmet, par des chants que l’on tisse ensemble.
    TysT est autant un roman de fantasy qu’un conte moderne, une poésie en prose qu’un chant folklorique. Une chose est sûre, il nous dit qu’à tout âge on se découvre, qu’à tout âge on vit, on change, on avance, et que c’est en continuant à se raconter des histoires, à s’ouvrir et à ressentir que l’on poursuit à tisser notre humanité et notre communauté.

    Je me rends compte pour la première fois de mon existence qu’il est important, lorsqu’on rencontre une personne, de savoir qui l’on est. Un mensonge sur soi vaut mieux qu’un maelström de sensations neuves. Mais l’arbre ne me laisse pas me satisfaire de cette mauvaise psychologie.

    Et comme TysT est une aventure sur différentes strates, le livre se prolonge d’un jeu de rôle, adapté du roman. Je n’ai pas encore pris le temps de m’y essayer, mais ici, Melville, coupable de cette adaptation, nous propose de nous éveiller et de contempler notre monde avec ce nouveau regard, guidées par les pierres vives. Écrire ce que l’on voit, affronter ses quêtes, se découvrir à notre tour. La promesse de TysT est multiple et unique à la fois, c’est la promesse que l’on se fait toutes à nous-mêmes, au monde, à l’amante ou aux cieux, celle que l’on crie, ensemble, silencieusement.

    Regardez la ténèbre. Écoutez le silence. Ne laissez aucun chant s’imposer au vôtre. Ne chantez jamais par-dessus. Chantez avec.

    Éditions Scylla
    249 pages (jeu de rôle compris)

  • Citadins de demain – Claire Duvivier

    Te souviens-tu, très chèr·e lecteurice, de ce merveilleux projet entamé l’année dernière aux Forges de Vulcain ? Une double trilogie, à quatre mains, développant en parallèle une histoire dans deux lieux différents d’un même univers ? Je t’avais parlé ici du premier tome de la première trilogie, Le sang de la cité. Et bien voici venu le moment de te parler du second tome de La Tour de garde, le premier tome de la seconde trilogie. Tu suis ?
    Autant te dire que je frétillais d’une grande impatience, car l’autrice de cette seconde trilogie n’est autre que Claire Duvivier, dont j’avais adoré le premier roman, Un long voyage (si tu ne l’as pas lu encore, rue-toi dessus, c’est une véritable merveille ! La chronique est disponible ici !).

    Après avoir découvert la cité de Gemina, capitale du Sud, ses murailles, sa bonne chère, ses clans et ses mystères, bien entendu, direction cette fois Dehaven, capitale du Nord.
    Amalia Van Esqwill est une jeune aristocrate, fille de grande famille. Elle, son camarade Hirion de Wautier, autre héritier, et leur fratrie, reçoivent une éducation très progressiste et rationnelle, afin d’en faire des citoyen·nes éclairé·es qui sauront guider la cité vers de meilleurs horizons. Des tensions politiques vont les mettre sur le devant de la scène plus tôt que prévu, et bien évidemment, une découverte mystérieuse va bouleverser leur manière de concevoir le monde.
    Amalia et Hirion, nos deux héros et héritiers de familles puissantes, ont été élevé·es dans la dignité qui sied à leur rang et ne connaissent du monde que sa face logique, concrète et scientifique. C’est aux côtés de leur ami Yonas, autre héros, fils d’éclusier, qu’ils découvriront avec étonnement et parfois un brin d’incompréhension les traditions folkloriques, les contes et les merveilles de l’imagination. Au détour d’une escapade, le jeune Hirion découvrira d’anciens objets, aux propriétés étonnantes, qui leur montreront une autre Dehaven. Tandis qu’ils exploreront cette ville-miroir, des tensions parcourent la ville et ses colonies, précipitant leur quotidien dans un lent et long cauchemar.

    « Je suis le produit d’une expérience éducative.
    Une expérience telle qu’il n’aurait pu en exister que dans ma ville et pour ma génération. Car c’est à peu près à l’époque de ma naissance que les choses se mirent à changer pour Dehaven. A force de s’étendre, chassant la population dans les Faubourgs, elle finit par déborder de ses propres fortifications. Les Conseils décidèrent alors d’ériger une seconde rangée de murailles, qui serait, comme la première, longée de canaux tenant lieu de voies de communication ainsi que de douves. A côté des Faubourgs proprement dits, au sud-ouest, un nouveau quartier sortit du sol au sud de la vieille ville, en l’espace de quelques années : la Grille, nommée ainsi en raison du plan d’aménagement rigoureux mis au point par les délégués du Haut Conseil. Au nombre desquels on comptait ma grand-mère, Quilliota Van Esqwill, toujours en première ligne pour tout ce qui concernait la modernisation de la cité. »

    On retrouve ici ce qui faisait déjà le sel du Sang de la cité, et mon grand plaisir : une ville-personnage originale et centrale. Dehaven semble aussi froide et rationnelle que Gemina était vivante et chaleureuse. À l’instar de leur ville, les dirigeants de Dehaven brillent par leur pragmatisme et leur intelligence tranchée. Mais nous sommes ici dans une histoire qui m’a semblé d’emblée beaucoup plus sombre. Ce pragmatisme peut-être, tellement ancré chez Amalia, que l’on sent très vite qu’il n’y aura pas la moindre place pour un espoir vain. Cette apparente froideur est d’une efficacité redoutable, qui nous embarque immédiatement dans les péripéties folles et de plus en plus tragiques d’Amalia. Pas de faux semblants, pas de fioritures, la personnalité de notre héroïne et de sa ville nous fait vite comprendre l’importance et la violence des événements, facilitant notre immersion dans ce monde si carré et si clair qui s’abîme brusquement dans le chaos.

    Et que dire de cette Dehaven-miroir ? Sans trop t’en révéler, lecteur·ice de mon cœur, car tu dois la découvrir par toi-même, sache qu’elle est d’une beauté et d’une fascination qui m’a rappelé Le désert des tartares, dans ce qu’elle a d’insaisissable, de glissant, d’insensé. Lorsque l’on comprend que nos sens et notre raison jamais ne parviendront à comprendre, il ne reste que l’imagination. Et c’est là l’autre idée merveilleuse de ce roman, cette ignorance volontaire, ce mépris dans l’éducation donnée à Amalia et Hirion de tout ce qui touche au merveilleux, au folklore, aux croyances. Seule la raison prime, mais dans certains moments, il faut connaître les racines des histoires, l’origine des peurs et accepter que parfois certaines choses n’aient pas de sens, avant de réussi à les comprendre. Changer de paradigme. C’est en se détachant du réel, que l’on peut comprendre, ou tout perdre…

    Dehaven se présente comme le négatif de Gemina, tant dans son urbanisme et ses habitudes que dans les mentalités et traditions de nos protagonistes. Les parties de Tour de garde leur donne une habitude commune, ainsi que l’existence de leur double, leur ombre, dangereuse et incompréhensible. On voit les liens se tisser de loin en loin, avec autant d’impatience que d’appréhension pour nos jeunes héro·ïnes !

    Un premier/second tome absolument passionnant, dans lequel le projet initial dévoile toute son ampleur et Claire Duvivier tout son talent. Vivement la suite !

    Aux forges de Vulcain
    365 pages

  • La porte de cristal – N.K. Jemisin

    Les livres de la Terre fracturée, tome 2

    Alerte : si tu n’as pas lu le tome 1, lectrice, lecteur et que tu y penses, ne lis pas cette chronique (ainsi que la 4ème de couverture du tome 2, tu te priverais d’une partie du plaisir du 1er tome !)

    La cinquième Saison qui commence semble partie pour durer et ne laisser aucun être humain vivant derrière elle.

    Essun, anciennement Syénite, précédemment Damaya, a trouvé refuge dans la comm’ souterraine de Castrima. Elle y retrouve Albâtre, son ancien mentor et amant (et tant d’autres choses) qu’elle n’avait plus revu depuis la tragédie de Meov. À moitié pétrifié et complètement responsable du rift qui déchire la planète en deux, il assure connaître une solution pour que le monde ne vive plus de saisons. Il s’agirait de rapatrier la Lune, un satellite perdu, et apaiser enfin la colère du père Terre.
    Parallèlement à tout ça, Jija, le père infanticide, caracole toujours plus vers le Sud avec sa fille Nassun. Objectif pour le père : sauver sa fille de cette orogénie qui la détruit pour la rendre normale. Il existerait un lieu pour cela, paraît-il.

    Après un premier tome qui ne nous laissait pas beaucoup le temps de respirer, entre la découverte du Fixe, son fonctionnement et les aventures de nos héroïnes, pour fusionner vers ce sidérant climax final, pas facile de rester à niveau. Essun, donc, après environ un an sur les routes à la poursuite de son mari et de sa fille, rejoint la comm’ orogène-friendly de Castrima. Elle y fera des retrouvailles et des découvertes surprenantes, continuera d’apprendre à maitriser et comprendre son orogénie, mais aussi celle des autres. Car Castrima a besoin des orogènes pour subsister (rien n’est jamais gratuit), et la plupart des présent·es n’a jamais reçu l’éducation du Fulcrum sur la question. Essun va donc non seulement apprendre à vivre en communauté avec des Fixes en assumant qui elle est, mais aussi explorer et accepter la grande diversité de la communauté orogène et des différentes pratiques qu’elle recoupe.

    À côté de ça, nous suivons Nassun et son père. Il n’a de cesse d’espérer sauver sa fille de ce péché qui la ronge. Elle essaie de survivre et de comprendre ces sentiments contradictoire d’amour/haine à l’égard de ce père qui l’a toujours tant protégé et qui serait désormais capable de la tuer en un instant, mais aussi pour sa mère, toujours si dure, si froide, si brutale. Aux côtés d’autres jeunes orogènes et sous l’encadrement de Schaffa (que de revenants !), elle mesurera l’étendue de sa puissance et devra se positionner dans le grand plan qui se tisse, bien au-dessus d’elle, pour l’avenir du monde. Nassun doit se construire en opposition à ses parents qui ne l’ont jamais compris, arqués qu’ils étaient, chacun à leur manière, sur leurs a priori et leurs certitudes, et semble trouver dans un Schaffa métamorphosé un allié et un protecteur tel qu’elle n’en a jamais connu.

    Hum. Non. Je ne raconte pas comme il faut.
    Après tout, chacun est à la fois lui-même et d’autres. Ce sont les relations d’une créature qui cisèlent sa forme ultime. Je suis moi et vous. Damaya était elle-même, plus la famille qui l’avait rejetée, plus les gens du Fulcrum qui l’avaient ciselée jusqu’à en faire une lame aiguisée. Syénite était Albâtre et Innon et les malheureux habitants d’Allia et de Meov, les comms disparues. Vous êtes maintenant Tirimo et les gens qui parcourent les routes couvertes de cendres et vos enfants morts… et l’enfant vivante qu’il vous reste.
    Que vous récupérerez.

    S’il reste encore de nombreuses zones mystérieuses et surprenantes dans cet univers, ce second tome nous en apprend beaucoup et continue de creuser et analyser les questions sociétales. L’acceptation de soi reste un thème central, qui s’enrichit considérablement en interrogeant non seulement le vivre-ensemble alter (les rapport orogènes-fixes prennent de l’épaisseur), mais aussi l’identité et la multiplicité de celle-ci dans un groupe que l’on pouvait imaginer homogène. Les orogènes, persecuté·es et exclu·es, ont développé des manières différentes d’être, de vivre et d’exister avec leurs pouvoirs, leurs particularités. Essun, sortie du moule institutionnel, avec un droit de vie légal, se situe malgré tout encore du point de vue des bourreaux. Elle devra s’arracher à ces certitudes, partager avec sa communauté, leur apprendre et apprendre d’elles et eux.

    Un deuxième tome qui m’a bien happée et qui maintient le suspense sur la suite. Un excellent page-turner qui continue à nous interroger et se montre donc aussi addictif qu’intelligent. Vivement la suite (et la fin… !)

    Traduit de l’anglais par Michelle Charrier
    J’ai lu
    493 pages

  • La peste et la vigne – Patrick K Dewdney

    Alors qu’il combattait aux côtés des Vars, Syffe, notre jeune héros, a vu son mentor défait, sa dulcinée s’éloigner et lui-même enlevé par des marchands d’esclaves carmides. Il passera 5 années enchaîné à Iphos, entre mine et bûcheronnage, violence et maladie. Mais tandis que ses geôliers et ses compagnons d’infortune s’effondrent sous les ravages de la peste, Syffe s’enfuit, miraculeusement rétabli, et part à la recherche de sa chère et tendre Brindille, qu’il espère retrouver saine et sauve, comme l’a promis le pérégrin, du côté des Ronces, auprès des mystérieux et mystiques Feuillus.
    C’est un périple plein de dangers et d’incertitudes dans lequel s’embarque Syffe. Fort de 5 années de plus, d’une bonne préparation physique travaillée dans les mines d’Iphos et bien qu’affaibli par la terrible peste marquaise, il parvient donc à s’enfuir de l’emprise des Carmides et se prépare à traverser de hautes et terribles montagnes. Il croisera dans son long périple les guerriers Arces, fiers et retirés, des gens de peu et de biens, des soldats et des mercenaires. Et plus il avance, ne gardant en tête que son amour pour Brindille, plus les autres et le monde semble lui rappeler qu’il n’est pas un jeune homme comme les autres. Le pérégrin et les Feuillus, en plus de sa flamme, pourront-ils lui donner sa vie ?

    « Je passai cinq années de ma vie à Iphos.
    Ma mémoire des mines est une chose laide et obscure, que je m’efforce d’effleurer seulement par accident et qu’il m’est difficile de coucher sur le papier. Malgré tout, le triangle restera gravé dans ma chair jusqu’au jour de ma mort, une marque indélébile de ce qui fut alors, et qui me privera toujours du luxe de l’oubli. Aujourd’hui encore je suis capable d’invoquer l’odeur de la fosse avec une terrifiante facilité. »

    C’est donc après la description de ce petit pont de 5 ans que Syffe reprend son récit avec la lutte contre la maladie et la longue randonnée à travers ces magnifiques et mortelles montagnes qui dissimulent de nombreux secrets en leurs épines et ravines. Nous retrouvons avec plaisir le style poétique et très travaillé de l’auteur, et cette première partie montagnarde vrille les sens et nous replonge avec brio dans l’épopée du jeune garçon.

    Il ne lui sera bien évidemment rien épargné pendant les presque 600 pages qui le sépare d’hypothétiques retrouvailles avec Brindille, et il découvrira que pendant ses 5 années d’esclavage, la guerre et le déluge de misère et de violence qu’elle essaime se sont également répartis sur nombres de comtés du pays. Il retrouvera d’ailleurs plus tard le fracas des armes, la franche ( ?) camaraderie et les massacres.

    Notre Syffe maintenant jeune homme va donc voir ses croyances et principes durement hérités de la Pradekke mis à rude épreuve et devra trouver en lui et en les autres la force, la confiance, voire la foi, pour ne pas perdre pied. Mais alors qu’il s’accommode de la complexité des relations humaines, les ombres mystiques et fantastiques vont l’enlever de plus en plus et questionner ses origines, sa destinée et son véritable libre-arbitre. Syffe est-il maître (autant que faire se peut) de sa vie, suit-il un chemin tracé par d’autres, ou trace-t-il lui-même une histoire qui le dépasse ?

    Au diable Vauvert
    600 pages