Catégorie : Nouvelles

  • Expiration – Ted Chiang

    Le nouveau recueil de Ted Chiang, après La tour de Babylone, commence par un conte des mille et une nuits, qui nous raconte le flux du temps et l’espoir que l’on peut trouver dans le voyage temporel. Il se poursuit avec la nouvelle qui donne son titre au recueil. Un peuple se retrouve confronté à la réalité de sa mortalité et l’imminence de sa fin. Ces deux nouvelles suffisent pour se rappeler quel grand conteur est Ted Chiang.

    Deux autres nouvelles, beaucoup plus longues, viennent structurer ce recueil. Dans l’une Chiang nous confrontera à nos mondes virtuels, au développement des IA et nos responsabilités envers elles. Dans l’autre, il interroge notre libre-arbitre, la responsabilité du choix (ou du non-choix) et le rôle de chacun dans le déroulement de sa propre vie. On croisera aussi une histoire de souvenirs numérisés et consultables à l’envi, mis en parallèle avec l’arrivée de l’écriture dans une société orale, ou l’influence des technologies sur nos modes de pensées et nos vies ; quelques pages qui nous provoquent à nouveau sur notre libre-arbitre et la véritable place du choix dans nos vies ; une remise en cause de tout ce en quoi l’on peut croire, origine du monde et dessein divin ; une rencontre inattendue à Arecibo ; des biais scientifiques dans l’expérimentation et l’éducation.

    Il est dit depuis longtemps que l’air (que d’autres appellent argon) est la source de la vie. Ce n’est en réalité pas le cas, et je grave ces mots afin de décrire comment je suis venu à comprendre la véritable source de vie et, par conséquent, de quelle manière celle-ci finira par s’arrêter un jour.

    Le libre-arbitre, la conscience, le choix, font partie des thèmes disséqués par Ted Chiang, avec subtilité et adresse. Ses personnages et ses univers, qu’ils soient humains ou virtuels, se font miroir de nos mécanismes invisibles et inconscients, un miroir qui nous emmène loin et nous amène à réfléchir sur ces sujets complexes, philosophiques et moraux, qui sont centraux et que nous regardons pourtant du coin de l’œil, terrifiés par le poids du choix, de la liberté, de la responsabilité. Car y a-t-il de de bons et de mauvais choix, qui seraient clairs et simples ?
    Choisir, est-ce renoncer ?
    En orfèvre de la nouvelle qu’il est, Ted Chiang nous émerveille encore par l’humanité de ses histoires et leur profondeur. Un futur classique !

    Traduit par Théophile Sersiron
    Éditions Denoël
    453 pages

  • Les affaires du club de la rue de Rome, Janvier-Août 1891 – Adorée Floupette

    À la fin du XIXème, dans le Paris décadent, les artistes les plus en vogue se retrouvent rue de Rome, chez Stéphane Mallarmé, roi des poètes et hôte des célèbres Mardis de la rue sus-nommée. Mais en plus de dandys décadents qui donnent le pouls du Paris de Montmartre, le Maître s’occupe aussi d’occultisme et combat avec acharnement le fanatisme. Tête pensante et grand organisateur mystérieux, il déploie ses équipes aux quatre coins de la ville pour déjouer les plus terribles complots ourdis par des créatures démoniaques, arrachés aux mœurs dissolues ou au folklore et nous emmenant, la peur au ventre et l’aventure au cœur, dans les tréfonds des rues et des sous-sols du Paris hausmannien.

    De tous les mystères qui entourent la vie et l’œuvre d’Adorée Floupette (1871?-1949), le plus grand est certainement l’ampleur de sa bibliographie romanesque, qui mêle à des livres publiés sous son nom de naissance quantités d’autres parus sous des identités d’emprunt.

    Pour en savoir plus sur Adorée Floupette, je te renvoie, chère lectrice, cher lecteur, à cette fabuleuse séance de Mauvais Genre, en plus de la préface de l’ouvrage ici évoqué. Sache que derrière cette plume mystérieuse, tu ne trouveras rien de moins que la cerise sur le gâteau de la littérature : Léo Henry, Raphaël Eymery, luvan et Johnny Tchekhova.
    Si je maitrise mal Raphaël Eymery (mais son méfait ici donne envie de se pencher sur son œuvre précédente), j’avais découvert Johnny Tchekhova par son œuvre sonore Loubok, que tu peux découvrir ici.

    Faut-il encore présenter les deux autres ? Léo Henry, prolifique auteur et merveilleux co-réateur de l’inoubliable Yirminadingrad, qui nous régale à chaque sortie par son imagination et son inventivité. luvan, poétesse parmi les écrivain.e.s, artiste aux talents multiples, le maniements des mots et leur intrication n’était pas parmi les moindres. En ces temps pandémiesques pendant lesquels on ne peut pas compter sur grand-chose, un texte de Léo Henry ou luvan est comme une étreinte rassurante et chaleureuse, nous rappelant que quelque part des choses meilleures nous guettent.

    4 nouvelles donc, qui vont nous faire parcourir Paris aux côtés d’Alphonse Allais, Gustave Moreau, Ernest Dowson et Octave Mirbeau. Ces grands noms de l’art français seront accompagnés de side-kick comme Jane Avril, Berthe Weill, Maria Iakountchikova, side-kick qui, comme il se doit, se révéleront bien plus malignes et efficaces que leurs augustes et paternalistes partenaires. Entre cauchemar gothique et créatures mythiques, vengeances, complots ou expériences, les enquêtrices et enquêteurs de la rue de Rome nous entraînent dans la frénésie créatrice de la fin du XIXème, ses cabarets, sa misère et sa colère qui gronde dans l’industrialisation crépitante, ses abus et ses excès portés par la fée verte.

    Chacun.e ici parvient à nous immerger dans son univers avec ses intérêts et son style, tout en contribuant à la cohérence générale de l’ouvrage. Il en ressort un recueil qui se dévore d’une traite comme un roman, formidable de bout en bout. On en espère d’autres !

    Éditions La Volte
    400 pages

  • Ce que nous avons perdu dans le feu – Mariana Enriquez

    On commence par l’étrange relation entre une femme et le jeune fils d’une junkie dans un quartier chaud de Buenos Aires, sous l’égide de Gauchito Gil. On continue avec un hôtel anciennement école de police pendant la dictature argentine ; ensuite une bande de jeunes filles, fin des années 80, qui se perdent dans la drogue, l’alcool, se réveillant, comme leur pays, avec la gueule à l’envers plus qu’à l’envi, entourées de fantômes. Après, une maison hantée ; un virelangue entêtant dans la caboche d’un guide touristique spécialiste des tueurs en série ; l’ambiance lourde et chargée de la frontière paraguayenne et d’un couple en tension ; de l’auto-mutilation en classe ; Vera le crâne abandonné. Enfin, un voisin louche qui réveille des culpabilités ; une procureure et une murga d’outre-tombe ; un confiné volontaire et une épidémie d’immolations par protestations.

    Douze nouvelles pour découvrir l’univers de Mariana Enriquez, sous sa magnifique couverture. Des nouvelles qui nous emmène dans différents quartiers de Buenos Aires et quelques lieux d’Argentine, à différents moments de l’histoire du pays. Par les histoires étranges de ses personnages, on se retrouve immergé dans l’incertitude et la violence d’une société qui ne sait plus à quel saint se vouer et cherche du sens dans des cultes traditionnels et la sainte trinité drogue-alcool-sexe. Le glauque du quotidien se noie doucement dans un fantastique latent, qui se mêle aux situations et le rend parfois plus tangible que la réalité.

    La première, c’était la fille du métro. Certaines d’entre nous n’étaient pas d’accord ou, du moins, relativisaient son talent, son pouvoir, sa responsabilité : d’après elles, elle n’avait pas déclenché les bûchers toute seule. Seule, pourtant, elle l’était : cette fille-là n’officiait que sur six lignes de métro et personne ne l’accompagnait. Mais elle était inoubliable.

    Avec des personnages parfois paumés, souvent délaissés, elle nous présente différentes facettes d’une société éclatée, morceaux de miroirs éparpillés qui ne reconstitueront jamais une image unique et qui cachent, en arrière-plan, les démons dramatiquement humains qui se dissimulent dans l’ombre des monstres.
    Violence conjugale, familiale, sociétale, perte de repère, abandon, féminisme et lutte de pouvoir, Mariana Enriquez aborde des thèmes très contemporains et nous les propose crus, avec toute leur simplicité brutale, nous faisant ressentir physiquement ses mots et ses histoires, faisant de nous des spectateurs actifs de la déliquescence et des luttes de ses personnages.


    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet
    Les éditions du Sous-Sol

    238 pages