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  • Sauter des gratte-ciel – Julia von Lucadou

    Riva Karnovsky est une jeune sportive en pleine hype. Star de sa discipline, elle a des millions de followers, décroche des contrats de sponsoring importants, vit dans un appartement fabuleux avec un photographe plein d’avenir. Elle est la plus grande sauteuse de son époque. Car c’est cela, son sport : s’élancer du haut des gratte-ciels de la ville dans une tenue adaptée, un Flysuit, et… sauter. Sans attache, sans filet, seulement un bon costume et du talent.
    Bref, une belle love story, et une impression de life achievement, non ? Pourtant, du jour au lendemain, Riva arrête de sauter et reste enfermée chez elle. Son entraîneur et l’Académie font alors appel à la société PsySolutions. C’est Hitomi Yoshida qui se retrouve chargée de ce dossier complexe et sensible

    Imaginez le monde.
    Imaginez le globe terrestre qui flotte dans l’espace.
    De là où vous êtes, le monde est rond et lisse. Savourez cette régularité, imaginez qu’elle n’existe que pour vous. Fermez les yeux un instant, respirez profondément puis, en rouvrant les yeux au bout de quelques secondes, jetez un regard nouveau sur la Terre.
    Zoomez un peu, à présent. Vous découvrez des défauts dans la régularité de la surface terrestre, des bosses et des creux. Elles forment un relief doux, ondulé, le passage du rouge au bleu puis au brun esquissant un motif moucheté.
    En vous approchant encore un peu, vous verrez une tache argentée émerger de ce dessin couleur terre. Ce que vous voyez là, et qui est encore loin, mais se rapproche inexorablement, est une ville. Elle brille, car elle est faite d’acier et de verre, vous le voyez à présent. La Ville au-dessous de vous est un secret qui ne demande qu’à être dévoilé. N’hésitez pas à zoomer davantage, n’ayez pas peur, vous y avez pleinement droit.

    Hitomi est une jeune psychologue diplômée depuis peu, mais pleine d’enthousiasme et plutôt douée. En plus de son emploi chez PsySolutions, sous les ordres de H.H. Master, elle travaille en free-lance pour Call-a-Coach et pratique bien évidemment activités physiques et méditation. Le suivi de Riva est une grande opportunité pour sa carrière, elle qui est junior mais entend bien ne pas décevoir.

    Lectrice, lecteur, mon envol, voici sans doute l’une des dystopies les plus flippantes et proches que tu puisses lire. Flippante parce que proche. Parce que déjà un peu là. La Ville, dans tout son urbanisme transparent, se montre pour ce qu’elle est : le signe de la réussite éclatante. Si tu vis en ville, bravo, il faudra se montrer digne d’y rester, mais tu as déjà fait un grand pas. Si tu ne vis pas dans la Ville, alors tu es dans les Périphéries, et peut-être qu’un jour, ou peut-être pas.
    Ici pour devenir quoi que ce soit (sauteureuse de gratte-ciels, psy, avocat-e, comptable…) tu dois passer devant un jury qui décidera si tu peux ensuite aller te former dans l’Académie idoine. Tout est spectacularisé, minuté, écrit. Tout est aussi potentiellement gentil et égalitaire (mais que nenni, bien sûr, tu t’en doutes). Notre chère Hitomi doit faire ses exercices physiques quotidiens ainsi que ses moments de mindfullness, pour son propre bien, au risque d’être virée, quand même. Les interactions amoureuses sont principalement organisées par des apps qui s’assurent que les partenaires se ressemblent assez pour s’assembler (pas tant dystopique, n’est-ce pas ? Plutôt proche, en effet). Tout est visible, tout est accessible : les notes, les activités de chacun-e, les navigations internet. Un activity tracker enregistre les rythmes biologiques, accessibles à votre employeur qui ne manquera pas de vous reprendre si vous ne dormez pas assez, n’avez pas fait assez de sport. Pour votre bien, of course. Tout est marketé, conceptisé, trademarké : une salle de repos ? La RoomOfRest . Même les phrases d’accroche : everything’s gonna be okay . Les enfants ne sont pas élevés par leurs bio-parents, ici, et d’ailleurs tout le monde n’a pas d’enfants, les femmes sont généralement stérilisées. Les concepts de famille sont assez éloignés, et reste des images fantasmées mais un peu honteuses, reliées à un mouvement naturaliste qui fait office de menace politique un peu lointaine. Le langage est mâtiné d’un business-english qui n’a rien d’un métissage linguistique mais se rapproche plus d’une réduction de la pensée, d’un assèchement du vocabulaire. On vit pour la performance et le rendement, et rien ne doit être caché. Hitomi observe, via les nombreuses caméras de surveillance installées dans son appartement, le quotidien de Riva. Elle lit ses messages, creuse les SecureCloud pour retrouver son journal intime, analyse ses mouvements, ses interactions. Jamais elle ne lui parle, ne la voit.
    Malheureusement ce contrat va s’avérer plus dur à mener que prévu, Riva plus réticence, plus butée, et Hitomi commence à perdre pied, d’une part devant son incompréhension du comportement de sa patiente, et d’autre part sous la pression mise par Master et les actionnaires de l’Académie de saut, l’entraîneur et les sponsors de Riva. Les exercices de Mindfullness n’y feront rien, les cachets, les pilules non plus. Et de logs en respiration, elle plonge dans une autre version, un nouveau versant de son monde si lisse, si pur et si juste, lui semblait-il jusque-là.

    Je ne peux que t’encourager à lire Sauter des gratte-ciels, qui est non seulement très prenant et terrifiant, mais qui en plus t’emmènera dans les nuances les plus délétères et absurdes de la marchandisation et merchandisation d’une société qui a définitivement pris comme assise libéralisme et marketing. Il y a encore beaucoup plus que ça dans ce roman, mais le mieux est encore d’écouter l’autrice en parler, notamment lors de cet entretien pendant le Littérature live 2023.

    Traduit de l’allemand (Suisse) par Stéphanie Lux
    Éditions Actes Sud
    276 pages

  • Le nazi et le barbier – Edgar Hilsenrath

    Max Schulz a grandi à Wieshalle, près de l’angle des rues Schiller et Goethe. Fils bâtard d’un potentiel de 5 pères, élevé par un beau-père violeur d’enfants et médiocre coiffeur, il passe son enfance et son adolescence avec Itzig Finkelstein, le fils juif du coiffeur juif Chaïm Finkelstein et de sa femme Sarah Finkelstein. Puis arrive une bien étrange moustache, et Max Schulz se rue allègrement dans le fanatisme nazi : SA puis SS, génocidaire au camp de Laubwalde en Pologne. Après la guerre, de retour en Allemagne, il faut sauver sa peau. Un nazi, surtout génocidaire, est une denrée recherchée par les Américains comme les Soviétiques…

    Je me présente : Max Schulz, fils illégitime mais Aryen pure souche de Minna Schulz, au moment de ma naissance servante dans la maison du fourreur juif Abramowitz. Mes origines aryennes pure souche ne font aucun doute, car l’arbre généalogique de ma mère, ladite Minna Schulz, sans aller jusqu’à la bataille d’Arminius, remonte au moins jusqu’à Frédéric le Grand. Tout de même. Je ne peux pas dire avec certitude qui était mon père, mais une chose est sûre, c’était l’un des cinq suivants :
    HUBERT NAGLER, le boucher ;
    FRANZ HEINRICH WIELAND, le serrurier ;
    HANS HUBER, l’apprenti maçon;
    WILHELM HOPFENSTANGE, le cocher;
    Ou ADALBERT HENNEMANN, le majordome.
    J’ai fait examiner en détail les arbres généalogiques de chacun de mes cinq pères, et je peux vous assurer que l’origine aryenne de chacun des cinq a été établie de manière irréfutable.
    […]Itzig Finkelstein habitait la maison d’à côté. Il avait mon âge ou, pour être plus précis… permettez-moi de le dire comme ça : Itzig Finkelstein a vu le jour exactement deux minutes et vingt-deux secondes après que la sage-femme Marguerite Grosbide m’eut délivré d’un coup sec et vigoureux de l’obscur ventre de ma mère… si tant est qu’on puisse parler de ma vie comme d’une délivrance… car tout compte fait, mon parcours tendrait plutôt à prouver le contraire.

    Lectrice, lecteur, ma vie, je t’invite à te plonger dans l’esprit tortueux de Max Schulz, alias Itzig Finkelstein, génocidaire et barbier. Dans ce style cru, cynique et drôle qui le caractérise, Edgar Hilsenrath nous raconte le nazisme et la guerre du point de vue d’un SS, homme plutôt moyen dans tous les domaines (sauf l’art de la coiffure, peut-être). Max Schulz l’aryen ressemble aux caricatures des juifs, nez crochu, lèvres charnues, cheveux noirs, tandis qu’Itzig Finkelstein le juif illumine les rues de sa blondeur et vole au ciel le bleu de ses yeux. Enfants, souvent on les confond, prenant l’aryen pour le juif. Longtemps, Max n’en a cure. Et puis il voit le Messie lors de son Sermon sur la Montagne, qui prend l’apparence d’un discours du petit moustachu moisi bas du front à Wieshalle. Dès lors, et sans plus se poser de questions, il mettra sa petite pierre à l’édifice du nazisme, de la guerre et de l’extermination des Juifs d’Europe. Après maintes péripéties impliquant une crise cardiaque, une ogresse avide de dieux déchus et une veuve de guerre, il gagne Berlin où il met en place son plan de survie. Il deviendra son ami d’enfance Itzig, fils de Chaïm, juif et barbier. Il se gavera jusqu’à plus soif de l’histoire du peuple juif, de ses traditions, de ses ambitions, et c’est donc en toute logique qu’il quittera l’Allemagne pour participer à la création d’Israël. Bien qu’être humain moyen à tendance médiocre, Max Schluz, alias Itzig Finkelstein n’est pas pour autant un abruti. Il nous raconte dans les moindres détails la toile infinie de ses pensées et de ses identités qui finissent par se fondre, se repousser. S’il n’interroge pas directement son rôle dans la Shoah et sa part de responsabilité, il épouse la souffrance des Juifs avec tant de sincérité (la même qui l’a conduit à embrasser le nazisme et à mitrailler des Juifs devant des fosses communes à Laubwalde) que ses personnalités s’interrogent, s’exilent, se cherchent au fil de sa vie, de sa transmutation et de son voyage, des ruines de Berlin à la forêt des six millions.

    […] Et je peux voir le vent. Je peux le voir !
    Et il me semble que le vent vient de la forêt des six millions. Le vent ! Et le vent agrippe les rideaux blancs devant ma fenêtre. Et les secoue.
    Et peu à peu ils s’obscurcissent, les rideaux de la fenêtre. Deviennent de plus en plus sombres, se décrochent, deviennent des ailes, des ailes noires, commencent à battre, se laissent porter par le vent, le vent venu de la forêt des six millions. Et les ailes me saisissent, agrippent mes bras écartés. Et le vent me soulève, porte mes ailes, et me porte aussi. Quelque part. Là-bas !

    Comme dans Le retour au pays de Jossel Wassermann, c’est peut-être le vent qui aidera Max Schulz à se retrouver. Dans son souffle chaud, transportant avec lui la mémoire des morts et l’histoire de chacun, de Pohodna à Beth David, de Laubwalde à L’Exitus, à la recherche de l’esprit de Dieu, de l’esprit des gens et de la vérité, Max Schulz alias Itzig Finkelstein, génocidaire et pionner d’Israël trouvera peut-être une forme de libération, à défaut de l’entendement. Mais peut-être que, comme de Dieu, il n’existe pas de vérité entendable.
    Le vent continuera de souffler, apportant à nous les paroles inaudibles de chaque arbre de la forêt des six millions.

    Traduit de l’allemand par Jörg Stickan & Sacha Zilberfarb
    Le Tripode / Points
    490 pages

  • Le retour au pays de Jossel Wassermann – Edgar Hilsenrath

    Jossel Wassermann, originaire de Pohodna en Bucovine, a fait fortune en Suisse et y est mort. Il lègue à son neveu une partie de sa fortune, et au shtetl le reste. Il veut aussi que le scribe du village écrive son histoire.
    Mais Jossel Wassermann meurt en août 1939, et quelques mois plus tard, les habitants du shtetl sont poussés dans des wagons à bestiaux, direction l’Est paraît-il. Mais va-t-on quand même à l’Est quand on y habite déjà ? Jankl le porteur d’eau a-t-il bien fait de cacher le testament de son oncle dans sa cour ? Cet héritage lui permettra-t-il d’épouser la fille du cordonnier ?
    Non, bien sûr que non, car il est fort à parier que Jankl, la fille du cordonnier, le cordonnier, et les autres, ne reviendront pas de ce voyage qui les emmène non pas vers l’Est, mais plutôt vers le Nord-ouest, dans la brume et les cendres d’une barbarie dont on devine des contours qu’on essaie d’effacer.
    Sur la route, le rabbin confie les mots des Juifs au vent, et les mots racontent au vent l’histoire du shtetl et l’histoire de Jossel Wassermann, dont les ancêtres posèrent malles et kippa à Pohodna sous le règne de François-Joseph. Famille historique du shtetl, les fils de vie des Wassermann se tissent avec ceux de Pohodna, mais aussi à ceux de l’empire austro-hongrois et des Juifs d’Europe. Ils seront les derniers souvenirs d’un petit village perdu dans l’immensité de l’Europe centrale, plongé dans les fracas métalliques des rages humaines et qui, d’un claquement de talon, disparut.

    Il avait neigé toute la nuit, mais au petit matin, quand les Juifs du schtetl se dirigèrent vers la gare avec leurs baluchons et leurs valises, les nuages s’écartèrent, et un petit morceau de ciel d’un bleu pâle s’ouvrit au-dessus de la gare. C’était très clair. Tout là-haut, le bon Dieu avait percé un trou dans les nuages pour voir encore une fois les derniers Juifs, avant leur départ. Peut-être aussi Dieu voulait-il voir le schtetl une dernière fois car les choses ne seraient plus jamais ce qu’elles avaient été.

    Edgar Hilsenrath nous promène par le bout du nez dans cette histoire douce-amère, au rythme imposé par cet humour piquant, acéré et grave, qui nous plonge dans des montagnes russes d’émotions. La succession d’anecdotes cocasses empreintes de cet humour juif qui cerne si bien l’absurdité des gens et du monde donne au texte cette pesante légèreté de l’histoire dont on connaît la fin avant même de commencer.

    Seul le vent sera là jusqu’au bout, et tentera de porter la parole des Juifs, de trouver du sens à la conservation de ces paroles, à cette transmission, car de quoi est-elle le symbole, si ce n’est de l’espoir que le monde continuera ?

    Traduit de l’allemand par Christian Richard
    Le livre de poche / Le Tripode
    315 pages