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  • Bariloche – Andrés Neuman

    Tous les matins, Demetrio et Negro embarquent dans leur camion pour écumer les rues encore désertes de Buenos Aires et les vider de leurs ordures. Ensuite ils prennent un café au bar, toujours le même, même table, mêmes habitués. Puis Negro file à son deuxième travail. Demetrio rentre chez lui, et fait des puzzles ou bien va acheter des puzzles. Pas n’importe lesquels : des puzzles représentant des vues de Bariloche, où il a grandi.

    Quatre heures venaient de sonner quand Demetrio Rota éclaira légèrement la nuit de sa tenue fluorescente. Presque sans réfléchir, il lança un crachat dans la grille d’une bouche d’égout. Il se réjouit d’avoir visé juste. La bouffée moite du Ro de la Plata remontait du port le long de l’avenue Independencia pour aller s’atténuant jusqu’à l’avenue 9 de Julio, où le souffle hivernal de Buenos Aires campait à son aise : épais, continu, corrosif. Le froid n’était qu’un détail.
    Près du camion, qui dégageait une chaude odeur de moteur et d’ordures, de peaux d’orange, d’herbes à maté et d’essence, Demetrio Rota et son camarade grelottaient avec une indifférence d’Esquimaux. Balance les sacs, balance-les-moi, lui criait Negro. Demetrio n’entendait pas. Il regardait la bouche d’égout sans bouger, la tête rentrée dans les épaules comme s’il avait oublié de les baisser. Allez, grouille, qu’est-ce tu fous ? Demetrio l’avait très bien entendu, mais il demeurait figé, les sacs à ses pieds tel un bataillon de bestioles dégoûtantes. Je te signale qu’il est déjà cinq heures, on va tous les deux se foutre dans la merde, Demetrio. Alors celui-ci soupira et se baissa pour envoyer le premier sac à Negro. La bouche d’égout laissait entendre un lointain écoulement, tout au fond.

    Bariloche, dans une géographie fantasmée, c’est un peu Saint Moritz dans les Andes : des montagnes, des sapins, des lacs et du ski. Grande destination touristique pour toute l’Amérique du Sud, c’est aussi une région d’exploitation forestière, domaine dans lequel travaillait le père de Demetrio, avant la fermeture. Pour lui, Bariloche ce sont les souvenirs âpres de la rudesse paternelle et de la tendresse du premier amour. À travers ces puzzles qu’il acquiert et complète, ce sont des morceaux de son passé qui apparaissent et disparaissent, illusions volatiles et rêves lourds dans l’esprit de Demetrio. Au milieu des montagnes de déchets de la capitale, il se sent de plus en plus déconnecté, poupée mécanique d’un jeu qui lui échappe ; les habitudes se troublent, ne rassurent plus, les amours arrachées sont sans espoir car il est incapable de penser son futur.
    Demetrio n’appartient ni à son présent, à ces rues de Buenos Aires qui alignent les destinations lointaines comme les ordures et les âmes ignorées ; ni à son passé, morcelé entre les souvenirs rudes et les images d’Épinal de ses puzzles, une échappatoire illusoire qui ne trompe pas. Détaché, égaré, Demetrio trouvera-t-il une attache, une carte, une boussole, pour retrouver un semblant de sens ?

    Andrés Neuman a décidément beaucoup de talent, notamment celui de nous raconter des personnages faillibles, touchants et perdus. Après le voyage autour du monde, du temps et de la vie de Yoshie Watanabe dans Fracture, il nous emmène, dans un format beaucoup plus court mais tout aussi beau et intense, auprès d’un homme qui a déjà perdu sa route et qui semble se demander s’il faut vraiment la retrouver. Avec poésie et humanité, Andrés Neuman dresse une géographie argentine qui montre les gouffres et les frontières internes, et raconte les cartes fragiles et éphémères que l’on dessine pour se retrouver.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco
    Éditions Buchet-Chastel
    180 pages

  • Fracture – Andrés Neuman

    M. Watanabe rentre dans le métro de Tokyo, ce 11 mars 2011, lorsque la terre se met à trembler. L’épicentre, approximativement à 130 km des côtes du Nord-Est de l’île Honshū, transmet la fracture initiale en déchirures qui soulèvent l’océan. Une vague de 30m vient arracher les côtes, jusqu’à 10km dans les terres. Sur ces côtes, une centrale nucléaire perd son système de refroidissement. Les cœurs fusionnent. Depuis son appartement tokyoïte, M. Watanabe constate et suit l’évolution de la situation, les discours internes, externes, les mouvements de population. De ces fissures ressortent d’autres souvenirs, celui d’une bombe, non, deux, 66 ans plus tôt, qui ont laissé sur (et dans) la peau de M. Watanabe les cicatrices d’un feu nucléaire dont personne n’a su quoi faire.

    Le soir semble calme, mais le temps est aux aguets. M. Watanabe fouille dans ses poches comme si, en insistant un peu, les objets absents pouvaient se manifester. Ses étourderies sont de plus en plus fréquentes. Cette fois, il a laissé sa carte de métro sur la table, à côté de ses lunettes : il visualise clairement les deux objets qui le narguent. Agacé, Watanabe se dirige vers une des machines. Pendant qu’il effectue son opération, il observe un groupe de jeunes touristes perplexes devant l’enchevêtrement de stations. Les touristes font des calculs. Des chiffres émergent de leurs lèvres, s’élèvent et se dissipent. Il toussote et retourne à son écran. Les jeunes le regardent d’un air vaguement hostile. M. Watanabe les écoute délibérer dans cette langue mélodique et emphatique qu’il connaît si bien. Il hésite à leur proposer son aide, ainsi qu’il l’a fait pour tant de visiteurs consternés par le métro de Tokyo. Mais il est bientôt trois heures moins le quart, il a mal aux reins, il a hâte de rentrer.

    Devant cette faille béante, M. Watanabe est lui aussi submergé. Il était à Hiroshima le 6 août 1945, et aurait dû être à Nagasaki, auprès de la famille qui lui restait, le 9. Double survivant de la mère de toutes les bombes, de l’attaque qui a laissé le monde muet de stupeur et lui orphelin, Watanabe sent le réveil de pensées sédimentées, brassées par les vagues de Fukushima. Il n’est jamais retourné à Nagasaki après la bombe et a porté sur lui toute sa vie les marques de questions imposables et sans réponse. Serait-il temps pour lui de payer le tribut de son absence et de sa survie ?

    En alternance de ce 11 mars et des jours qui suivent, nous rencontrons quatre femmes, qui viennent aux nouvelles. Car M. Watanabe, une fois ses études terminées, a quitté le Japon. Il a vécu en France, aux États-Unis, en Argentine puis en Espagne, et est tombé amoureux. Ces femmes, Violette, Lorrie, Mariela et Carmen, nous racontent leur Yoshie Watanabe et leur vie. En faisant une place à cet étrange étranger, parfois dans des moments charnières de l’histoire de leur pays, ces femmes résolvent un bout du puzzle, racontent par leurs mots ce que Watanabe n’a jamais pu (su ?) raconter. Le poids de ce silence, l’humiliation nationale et la nécessité politique de l’oubli a-t-elle été la raison de son exil ? En se confrontant avec acharnement et passion à trois langues nouvelles, quatre cultures étrangères, cherche-t-il une autre approche sur le feu nucléaire qui brûle encore silencieusement, une langue qui aurait les mots pour le penser, qui aurait créé les temps grammaticaux pour le raconter ? En touchant ces corps non irradiés, ces peaux sans cicatrices, ces mémoires avec d’autres blessures que les siennes, qui portent d’autres culpabilités et d’autres poids, effleurera-t-il l’apaisement qui lui semble interdit ?
    Après le tsunami, il entamera un nouveau voyage, à l’intérieur de son île cette fois, pour voir celles et ceux qui sont resté·es et les écouter, leur donner la parole et l’attention que les hibakusha n’ont jamais eu.

    Andrés Neuman fait le portrait d’un homme qui a traversé la seconde partie du XXème siècle et certains de ses grands moments : les bombes, la guerre du Viêt-Nam, la guerre des Malouines et le retour de la démocratie en Argentine, puis la crise économique, Tchernobyl, les attentats de Madrid (un autre 11 mars, le calendrier a un certain sens de la dramaturgie). Un homme qui a mené sa vie en s’échappant, en cherchant peut-être un havre qui lui apporterait des réponses, ou un oubli impossible. Les récits fragmentaires et complémentaires de Violette, Lorrie, Mariela et Carmen viennent combler à traits d’or les fissures de Yoshie, suivant en cela l’art traditionnel du kintsugi. Elles révèlent ainsi son histoire et redonnent à l’homme son entièreté, mettent en lumière, enfin, ses fractures.

    Lectrice, lecteur, ma faille (a)dorée, ce roman choral se pare de la plus grande des douceurs pour nous raconter l’indicible et la survie, mais aussi la reconstruction face et grâce à l’autre, grâce à d’autres langues, racines de nouvelles pensées, sans nous laisser pour autant croire que toutes les blessures peuvent être guéries. Certaines cicatrices restent dans la chair, et plus que l’oubli il faut pouvoir les laisser parler pour nous apaiser, un peu.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco-Rahal
    Éditions Buchet-Chastel
    519 pages