Étiquette : colombie

  • Eva et les bêtes sauvages – Antonio Ungar

    Eva est une jeune femme de bonne famille qui virevolte dans les milieux de la nuit. Drogue, alcool, sexe et fête sont les piliers de son quotidien. La naissance de sa fille Abril pourrait être un garde-fou, mais l’addiction est trop forte. Alors son diplôme d’infirmière en poche, Eva décide que la seule chose pour sortir de cette spirale mortifère, c’est de partir. De lien en lien, elle entend parler d’un dispensaire au milieu de la jungle, au cœur de l’Amazonie, dans la petite ville de Puerto Inírida. Sous les ordres du Dr. Andrade, entourée des prostituées du bordel de La Madrina, Eva va découvrir tout un écosystème, aussi déroutant que violent.

    La balle entra juste sous la clavicule, mais Eva ne ressentit aucune douleur. Elle entendit le bruit de la chair qui se déchirait, le bruit de son corps qui tombait au fond. Elle regarda son épaule et ne remarqua rien jusqu’à ce que sa poitrine et son dos commencent à s’imprégner. Elle se demanda si cela venait de l’eau stagnante du canoë, elle la trouva trop chaude. Elle réussit à soulever sa tête de quelques centimètres, juste assez, et la vue du sang et le choix de la douleur lui parvinrent en même temps. Une douleur qui ne ressemblait à rien qu’elle connût : trop forte pour les cris, pour les larmes, une douleur qui l’empêcha de bouger à nouveau et l’étouffa presque. Comme si elle n’était pas là, comme si tant de souffrance l’avait projetée hors de son corps, elle se demanda si la balle avait traversé son cœur, si elle avait fait éclaté une artère. Peut-être que c’était comme ça que tout finissait.

    La suite sur le site des Nouveaux Espaces Latinos

  • Les brises de décembre – Marvel Moreno

    Nous sommes à Barranquilla, dans les années 50 puis les suivantes. On croisera Lina, Dora, Catalina, Beatriz et leur famille, représentantes de la bourgeoisie colombienne, qui descendantes de colonisateurs espagnols, d’immigrés italiens, les blancs, les métisses, les branches paysannes… De leur jeunesse, celles de leurs aïeux, à leur mort ou presque, on plongera dans les strates les plus malsaines et les plus violentes de la bonne société barranquillera.

    « Je suis le Seigneur, ton Dieu, le puissant, le jaloux, qui punit la méchanceté des parents chez leurs enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération. »
    Car la Bible, qui, aux yeux de sa grand-mère, renfermait tous les préjugés capables de rendre l’homme honteux de ses origines, et non seulement de ses origines, mais aussi des pulsions et désirs inhérents à sa nature, transformant le bref instant de la vie en un enfer de culpabilité et de remords, de frustration et d’agressivité, la Bible, donc, contenait également toute la sagesse d’un monde qu’elle avait aidé à créer depuis l’époque où elle fut écrite, et il fallait la lire soigneusement et méditer sur ses affirmations, pur aussi arbitraires qu’elles parussent afin de comprendre parfaitement le pourquoi et le comment de sa propre misère et de celle d’autrui. Ainsi, lorsque quelque événement venait troubler la surface confuse, bien qu’à première vue sereine, des existences identiques qui, depuis plus de cent cinquante années, avaient constitué l’élite de la ville, sa grand-mère, assise dans une fauteuil en osier, au milieu de la cacophonie des grillons et de l’air dense, écrasant, de deux heures de l’après-midi, lui rappelait la malédiction biblique, en lui expliquant que les faits, ou plutôt leur origine, remontaient à un siècle, ou plusieurs, et qu’elle-même, sa grand-mère, s’y était attendue depuis l’âge de raison, depuis qu’elle était capable d’établir des liens de cause à effet.

    Ces vies nous les découvrons par le regard de Lina, qui raconte ses aventures et celles de ses amies, au fil des années, à trois femmes : sa grand-mère Jimena et ses grands-tantes, Eloisa et Irene. Toutes les trois connues et respectées, craintes, avec leur aura de mystère voire de scandale. Comme le dit dès le début la grand-mère, les événements qui viennent heurter la vie de sa petite-fille et ses amies n’arrivent pas de nulle part. À chaque nouveau scandale, nouvelle question, nouveau mariage, les trois anciennes, telles les Parques de Barranquilla, déroulent le fil des années antérieures, des vies précédentes, remontant à l’origine des familles et des folies qui s’égrainent à chaque génération. Les violences conjugales, les jalousies, les revanches, les vengeances… Chaque jeune fille récupère dans son corps et son foyer son histoire et celle du mari et avance avec les armes qui viennent avec. Immobilisme, folie ou libération.
    Marvel Moreno est une figure importante des lettres colombiennes, qui a passé une grande partie de sa vie en France, où elle est morte en 1995. Longtemps oubliée en Colombie et dans les autres pays hispanophones, elle commence à revenir sur le devant de la scène. Issue elle-même de la haute société de Barranquilla, elle fréquente pendant un temps les cercles littéraires au même moment que Gabriel Gárcia Marquez. Dans Les brises de décembre, elle nous emmène dans ce milieu qu’elle connaît si bien pour en montrer la violence sourde, le lourd silence et la manière dont le patriarcat pose des chaînes de fer sur les femmes et les filles.
    En trois partie, on creuse donc la vie de trois amies de Lina, sous le regard et l’analyse pointue, parfois silencieuse, mais toujours très lucide et intelligente, de l’une de ses aïeules : Jimena, Eloisa, Irene. Elles connaissent l’historique de chacune de ses jeunes femmes, elles qui ont fréquenté en leur temps leur mère, grand-mère, père ou oncle. Chaque partie est également introduite par une citation biblique et son commentaire par l’aïeule avec qui Lina échange. L’héritage, la rébellion, la différence sont les tremplins pour découdre les violences de toutes sortes qui émaillent leur vie. Il n’est pas de manichéisme ici non plus : si les femmes sont les victimes d’un système de domination tant sociale que patriarcal, inférieures en tant que femmes mais pourtant précieuses en même temps, garantes de l’honneur et de la vertu de la famille et du couple, les hommes ne sont pas violents par nature, chacun-e est l’héritier-e de son histoire, qui vient peser et posséder selon les marges de liberté autorisées. L’une peut s’en arroger plus, attraper un coin de liberté et s’en emparer, en conscience du déclassement qui ira avec et qui pèsera tant sur elle que sur ses enfants. L’histoire dira si les enfants en garderont la liberté ou l’opprobre.

    C’est un roman extrêmement fort, complexe et engagée, qui exige de toi toute ton attention, l’autrice aimant les digressions et circonvolutions pour agréger à la trame quelques détails, anecdotes et saillies piquantes sur les situations, mais jamais pour rien. On y trouvera aussi une critique de la religion qui réchauffe le cœur et de sublimes parties poétiques et un peu mystiques, un jeu de miroirs, de recherches porté par les brises chaudes de décembre.

    Traduit de l’espagnol (Colombie) par Eduardo Jiménez
    Éditions Pavillons poche – Robert Laffont
    483 pages

  • Nos abîmes – Pilar Quintana

    La petite Claudia vit à Cali avec sa mère Claudia et son père Jorge. Lui possède un petit supermarché, et elle, femme au foyer, passe une bonne partie de ses journées à lire les histoires des stars dans les magazines. Petite Claudia, du haut de ses 8 ans, observe cette cellule familial somme toute très typique des années 80 et compose comme elle peut entre un père assez absent mais très aimant et une mère bien présente mais très distante.

    Dans l’appartement, tant de plantes coexistaient qu’on le surnommait « la jungle ». Le bâtiment semblait extrait d’un vieux film de science-fiction. Des formes plates, des surplombs, beaucoup de gris, de grands espaces ouverts, de larges fenêtres. L’appartement était un duplex avec une baie vitrée dans le salon qui s’élevait du sol au plafond, soit la hauteur de deux étages. Le rez-de-chaussée était habillé d’un sol en granit noir avec des veines blanches. À l’étage, c’était du granit blanc avec des veines noires. L’escalier était fait de tubes d’acier noir et de marches en planches polies. Un escalier dénudé, rempli de trous. Au premier, le couloir s’ouvrait sur le salon, comme un balcon, avec des mains courantes en tuyaux pareils à ceux de l’escalier. De là, on pouvait voir la jungle en contrebas, qui débordait de tous les côtés.
    Les plantes se trouvaient sur le sol, sur les tables, au-dessus de la chaîne hi-fi et du buffet, entre les meubles, sur les plates-formes en fer forgé et les pots en argile, accrochées aux murs et au plafond, sur les premières marches de l’escalier et sur les endroits que l’on ne pouvait pas voir depuis le premier étage : la cuisine, le patio de la buanderie, et les toilettes des invités. Elles étaient de toutes sortes. De soleil, d’ombre, et d’eau. Quelques-unes, les anthuriums rouges et les orchidées colombes, fleurissaient. Les autres étaient vertes. Des fougères lisses et frisées, des plantes aux feuilles zébrées, tachetées, colorées, des palmiers, des arbustes, des arbres qui poussaient bien en pot et des herbes délicates qui tenaient dans ma main de petite fille.

    Chacun de ses parents a connu une jeunesse compliquée et des relations tendues avec leurs propres parents. Et au milieu de cette jungle, Claudia se sent parfois seule, mal aimée, de trop. Un beau jour, sa tante Amélia leur présente Gonzalo, son nouveau, bien plus jeune et bel époux. Entre lui et Claudia-mère, quelque chose se joue qui va faire basculer l’équilibre de la famille.

    C’est Claudia la petite qui nous raconte son histoire, cette année de chamboulement qui ouvre des blessures profondes et fait remonter de loin les histoires enfouies. Sa tocaya de mère, bien plus jeune que son père, a toujours souhaité être une mère différente de la sienne, qui ne voulait pas d’elle. Pourtant petite Claudia se sent rejetée, loin des standards de beauté hollywoodiens et glamours de sa maman. Celle-ci est fascinée par les destins tragiques de certaines femmes, et voit dans les morts de Grace Kelly ou Natalie Wood des désirs morbides de libération. Que ce soit depuis l’étage de leur appartement de Cali ou bien la terrasse de la finca dans la jungle, qui surplombe un précipice sans fond, l’idée de chute se transforme en fantasme d’envol. Mais pour la petite, qui en comprend bien plus que tous les adultes qui l’entourent sur les démons qui grondent dans la poitrine de ses parents, les angoisses maternelles et les silences paternels prennent beaucoup trop de place.

    Décidément Pilar Quintana sait y faire, pour se glisser dans la peau de ses personnages et nous raconter la complexité des relations et des désirs puissants qui planent. Après le bousculant La chienne, elle réussit ici avec beaucoup d’intelligence à nous mettre à regard d’enfant devant une famille qui s’étiole, une femme en chute libre. On retrouvera certains motifs de La chienne par ici, notamment la prégnance fantomatique des disparus et du passé qui semble vouer à imposer sa répétition. La voix de petite Claudia, c’est un équilibre parfait entre ses passions, désirs et remarques d’enfant et sa déjà grande compréhension de ce qui se joue autour d’elle, des tensions et des non-dits que les autres n’écoutent pas, mais qu’elle voit dans les mots jetés et les gestes inconscients et qui viennent la bousculer.

    Un magnifique roman entre sensations fortes et flottements irréels, on marche sur le fil de la falaise avec, comme Claudia cette boule au ventre au bord du grand saut.

    Traduit de l’espagnol (Colombie) par Laurence Debril
    Éditions Calmann-Levy
    320 pages

  • Les serpents viendront pour toi – Émilienne Malfatto

    En 2019 dans la Sierra Nevada de Santa Marta, sur la côte Caraïbes de Colombie, Maritza Quiroz Leiva est assassinée. Elle vivait avec son dernier fils, Camilo, dans une ferme très isolée sur le versant nord de la sierra, un endroit appelé El Diviso. Pourquoi cette femme a-t-elle été exécutée, alors même que la situation en Colombie serait revenue au calme et à l’apaisement ?

    Voilà. La mala hora est arrivée. Dans quelques instants, Maritza Quiroz Leiva sera morte. Il fait noir sur les premières pentes de la Sierra Nevada. Des lumières filtrent par les interstices de la finca de Maritza, même pas une ferme, une masure de béton et de bois perdue dans le café, le cacao et les cris d’oiseaux. L’endroit s’appelle El Diviso. Pour y parvenir, il faut compter plus d’une heure à moto sur des pistes défoncées, glissantes, boueuses en saison des pluies, des virages serrés à l’assaut de la Sierra, cette titanesque étoile de roc, des cordillères comme des bras tendus vers le sommet et entre elles des rivières aux noms magiques qui coulent comme entre les doigts d’une main ouverte.
    La ferme est sur la gauche, accrochée aux pentes de caféiers, au bout d’une chemin bordé de mandariniers. Il n’est pas tard mais on ne distingue rien en cette nuit sans lune. Nous sommes les 5 janvier et Maritza va mourir.
    À l’intérieur, Maritza et son fils Camilo dorment encore. Ou peut-être Maritza est-elle déjà éveillée. Ce sont les coups sur le bois qui réveillent Camilo, ou peut-être sa mère, d’une pression sur l’épaule, il ne se souvient plus. Il est dans cet état un peu second du dormeur de l’après-midi qui revient à lui après le coucher du soleil. La radio ronronne en fond sonore, voix d’homme et voix de femme, une émission religieuse. Camilo se redresse sur le mauvais lit, ensuqué de sommeil, c’était une sieste vespérale, ils n’avaient pas encore dîné.

    Pourquoi ? C’est donc la question que se pose Émilienne Malfatto, et qui la pousse à aller enquêter en Colombie. Maritza Quiroz est ce que l’on appelle là-bas une « leader social », un terme assez général qui regroupe les syndicalistes, les activistes de tout bord, les citoyens engagés, bref, toute personne qui décide de revendiquer ses droits, contre l’état ou les paras.
    Maritza connaissait bien ces luttes, elle qui, assassinée à 61 ans, a grandi puis élevé ses enfants dans une pauvreté sourde et la menace constante de la guerilla, des groupes paramilitaires, de l’armée… La vie en Colombie a toujours été un combat, celui de la survie et des apparences, pour ne pas se faire buter par un groupe ou l’autre. Mais toute sa vie elle s’est battue, justement, et n’a rien lâché. Après la mort de son mari, et des années de misère crasse, elle retrouve la propriété et un bout de ferme grâce à un projet de l’état pour les victimes et déplacées du conflit armé. Mais rien n’est jamais clair en Colombie, et qui sait qui se cache derrière.

    Émilienne Malfatto mène une enquête sur la brèche, qui la conduit dans la jungle de la Sierra Nevada, à la frontière du Venezuela, jusqu’à la côte de Santa Marta. Elle suit la piste et la vie de Maritza, et avec elle le sentier du conflit armé qui déchira la Colombie et continue de brûler des vies, à coup de braises incandescentes que beaucoup font mine de ne pas voir passer. Qu’il s’agisse de brouilles et vexations datant de l’époque des FARC, de vengeances des paramilitaires ou bien de la main invisible mais omniprésente des narcos dont la violence et l’inhumanité dépassent l’entendement, les raisons de la colère sont nombreuses et bien souvent multiples. Interrogeant la famille, les voisins, d’anciens guerilleros, elle tente de comprendre le parcours de cette famille qui n’a tenté que de vivre au mieux, dans une dignité tranquille, de son travail de la terre et a dû composer toute sa vie avec la violence et les combats, les racontars et les menaces. Comme beaucoup d’autres vies qui se sont éteintes dans le son devenu banal des balles dans la moiteur ou la pénombre, celle de Maritza aura été complexe et d’un héroïsme simple d’une femme qui se bat pour faire vivre ses enfants et réclamer ce qu’on lui doit, payant le prix en double, pour être une femme, et pour se lever.

    C’est à Maritza qu’elle s’adresse d’abord, lui racontant ses rencontres, ses découvertes, ses doutes et ses échecs, une adresse post-mortem comme un dû de la vérité ou du moins de sa recherche. Jamais manichéenne tout en tressant son récit de l’émotion venue d’un pays et de ses vies brisées, Émilienne Malfatto sait que toute enquête de ce type ne sera jamais claire, que la vérité de chacun comporte des zones d’ombres et des mensonges, que personne ne peut être vraiment cru. Chacun a sa violence en lui, subie ou infligée, pour des raisons nombreuses, et devant la fausse paix qui muselle la Sierra Nevada jamais la parole ne sera libre et réparatrice.

    Avec beaucoup de tact et de poésie, me rappelant Leila Guerriero, Émilienne Malfatto ramène sur le devant de la scène la vie et la mort de Maritza Quiroz Leiva et de toustes les autres leaders sociaux assassiné·es en Colombie et ailleurs et livre une enquête de grande ampleur et d’une pudeur bouleversante.

    Éditions J’ai Lu
    126 pages

  • La chienne – Pilar Quintana

    Damaris et Rogelio sont mariés depuis de nombreuses années maintenant. Ils vivent sur une falaise proche de la mer et aussi proche de la jungle, avec Danger, Mosco et Olivo, les trois chiens. Malgré leur désir, aucun enfant n’est venu s’ajouter à leur famille. Un matin, alors que Damaris est au village, sur un coup de tête, elle adopte une petite chienne, tout à peine née et orpheline.

    -Je l’ai trouvé là ce matin, les pattes en l’air, dit doña Elodia en désignant du doigt un endroit de la plage où s’amoncelaient les déchets que la mer apportait ou déterrait : troncs, sacs en plastique, bouteilles.
    -Empoisonnée ?
    -Je crois, oui.
    Et qu’est-ce que vous en avez fait ? Vous l’avez enterrée ?
    Doña Elodia acquiesça :
    -Mes petits-enfants, oui.
    -Dans le cimetière ?
    -Non, juste là, sur la plage.
    De nombreux chiens du village étaient morts empoisonnés. Certaines personnes affirmaient qu’ils avaient été tués volontairement, mais Damaris n’arrivait pas à croire qu’il y eut des gens capables de faire une chose pareille, et elle pensait plutôt que les chiens avaient mangé par erreur un appât avec du poison qu’on avait laissé pour les rats ou encore les rats eux-mêmes, affaiblis par le venin et donc plus facile à chasser.
    -Je suis désolée, souffla Damaris.
    Doña Elodia hocha seulement la tête. Elle avait eu cette chienne pendant très longtemps, une chienne noire qui passait tout son temps couchée à l’entrée du restaurant et qui la suivait partout où elle allait : à l’église, à la maison de sa belle-fille, au magasin, sur la jetée… Elle devait être très triste, mais elle ne le montra pas.

    Damaris rentre chez elle avec cette chienne calée dans son soutien-gorge. Dans leur relation, l’extérieur est danger. Rogelio, qui n’aime pas les animaux, n’a pas le droit de l’approcher, les autres chiens sont trop gros et trop brutaux ; la famille et les ami-es ne peuvent pas comprendre. Le lien entre Damaris et sa petite chienne est vibrant, brûlant. Toute l’attention de la femme est accaparée par l’animal, qui grandit sous le regard couvant de sa maîtresse. Et tandis qu’elle grandit, Damaris apprend que les autres chiots de la portée, l’un après l’autre, meurent, décuplant son inquiétude et sa surveillance.

    Lectrice, lecteur, mon amour échappée, ce petit livre, je le croise depuis un moment maintenant. Mais que veux-tu, je n’ai pas d’attirance particulière pour les histoires sur la maternité, ni sur les chiens. Heureusement, l’autrice est colombienne et le livre a été chaudement recommandé dans le podcast Litté’Racisée par la libraire de Cariño, alors j’y ai finalement plongé sans crainte, et ce fut une riche idée.
    Dans un style presque lapidaire mais d’une puissance renversante, Pilar Quintana raconte en quelques poignées de pages la détresse, la peur, l’humiliation, le bonheur, l’abandon, la perte, bref, toute la constellation éruptive des émotions d’une femme que la mort et la tristesse accompagne depuis longtemps. De l’ami d’enfance emporté aux enfants qui ne viennent pas ; des regards coupables pour cette disparition enfantine aux jugements adultes devant l’incapacité à devenir mère, la vie de Damaris semble courbée sous un fardeau importable. Alors cette petite chienne, vous pensez bien. Mais un animal n’est pas un enfant, et quand bien même, aucun être vivant ne peut être à la hauteur de celui fantasmé et espéré désespérément pendant des années.
    Pilar Quintana nous emmène donc dans le quotidien et le passé de Damaris, auprès de cet homme, sans doute aimant et bon à un moment donné ; auprès de ses souvenirs et de Nicolasito ; auprès de sa cousine Luzmilla. Elle nous montre aussi la dureté des traditions et des conventions, les soins, les chamanes et les désillusions. Damaris et sa pauvre vie, sa vie de pauvre, son corps inutile qui la dégoûte et la trahit, elle nous en parle avec une main sur la gorge, pour étouffer les cris et les larmes, elle nous en parle de la seule manière possible, sans fioritures mais avec la poésie de cette jungle menaçante qui se glisse partout avec ses branches, ses arbres et ses bêtes ; avec la sauvagerie de la mer qui frappe les falaises, amène la pluie et emporte les audacieux-ses et les imprudent-es.

    Un roman intense qui met à vif les désirs, leurs tranchants et leurs complexités. Avec une tendresse violente, Pilar Quintana montre son héroïne dans une entièreté bouleversante et renvoie dos à dos nos instincts et notre raison lorsqu’il s’agit d’enfants, de leur absence, de leur disparition.

    Traduit de l’espagnol (Colombie) par Laurence Debril
    Éditions J’ai Lu
    153 pages

  • Douze contes vagabonds – Gabriel García Marquez

    Les douze contes qui composent le recueil ont été écrits à des périodes différentes et ont connus des vies antérieures. Scénarios, récits pour la presse, ces contes auront vagabondé du bureau de l’écrivain à sa corbeille, se seront perdus dans sa mémoire et dans son bureau avant de venir se poser mystérieusement sur nos tables de chevet.

    Ils vagabondent sur le globe, en Europe. Point d’Amérique latine dans ces contes, au premier abord, on se balade de Paris à Rome, en passant par Genève et Barcelone. Mais ces villes du vieux continent sont arpentées, découvertes, habitées par des latino-américains. Un ancien président d’un pays caribéen à la recherche d’un diagnostic, une vieille femme à la recherche du Pape, deux jeunes garçons à la recherche de l’aventure et de la liberté… Les protagonistes des contes vagabondent, eux aussi, dans les rues, dans leurs pensées ou dans leurs vies et Garcia Marquez nous laisse dans leur sillage. Lui aussi explore, sous ce format conte, il s’amuse au récit de fantôme, d’angoisse, à la poésie, au drame et passe de l’un à l’autre avec une facilité enivrante. Les histoires banales prennent une dimension céleste, les faits divers se parent d’une sourde beauté et les drames d’une insondable poésie.

    Un soir, en rentrant à la maison, nous trouvâmes un énorme serpent de mer cloué par le cou au chambranle de la porte. Noir et phosphorescent, il évoquait un maléfice de gitans avec ses yeux encore vivants et ses dents de scie dans ses mâchoires écarquillées. J’avais neuf ans à l’époque, et j’éprouvai une terreur si vive devant cette apparition de délire que ma voix se brisa.

    Chaque protagoniste vit un arrachement, un déracinement, qu’il soit culturel, familial ou géographique, son environnement proche est bouleversé pour un temps (de vacances) ou pour la vie. Cet arrachement, plus ou moins violent selon sa cause, vient se heurter à un événement inédit, baroque, abscons, ou se retrouve juste confronté à la vacuité de la vie et cherche du sens parce qu’il faut bien en trouver, pour pouvoir avancer.
    Avec un certain humour, décalé et moqueur, Garcia Marquez nous confronte, nous aussi, à cette absurdité, cet étonnement des petites choses quotidiennes et des grands bouleversements. Ce sont bien souvent les premières, d’ailleurs, qui nous chamboulent le plus.

    Je noterai particulièrement les 4 derniers contes du recueil, Tramontane, L’été heureux de Mme Forbes, La lumière est comme l’eau et La trace de ton sang sur la neige, qui terminent dans une éclaboussure de poésie et d’émotion cette balade fantasque, qui donne envie de suivre d’autres chemins !

    159 pages
    Traduit par Annie Morvan
    Le livre de Poche