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  • Ici, les lions – Katerina Poladjan

    Helen est berlinoise, et aussi arménienne par sa mère. Passée par la case Russie, la famille d’Helen n’est plus rattachée à l’Arménie que par les souvenirs du départ et quelques photos. Et l’obsession de Sara, sa mère, pour le génocide. Pour Helen, tout ça n’a que peu d’importance. Le jour où elle quitte sa maison et son compagnon Danil pour Erevan, c’est pour y apprendre une technique de reliure spécifique et y travailler à la restauration d’une bible de guérison. Rien de plus. Ou juste un peu de curiosité.

    J’allume le plafonnier. Des piles de papiers et des rouleaux de parchemin sont étalés sur plusieurs tables. Je respire une odeur de terre, d’œuf et de champignon, de poussière de bois et de vieil animal. Mon souffle effleure la couverture du livre, mon souffle est trop chaud, trop chaude aussi ma peau. Je travaille sans gants, m’interromps. Les pages ont été détachées de leur reliure protectrice et soigneusement rangées en piles. Il y a longtemps, ce livre se trouvait peut-être sous l’oreiller d’un malade et, au matin, on attendait son réveil avec angoisse, la paupière qui s’ouvre sur le regard clair de prémices de la guérison. Peut-être les arbres étaient-ils nus, peut-être la vache n’avait-elle pas été déplacée. Dix-sept mille livres et manuscrits sont conservés dans les caves et les magasins des archives, des cartes, des in-folio, des gravures sur des rayonnages, dans des tiroirs et des coffres-forts et, dans le grondement du système d’aération, j’entends de plus en plus distinctement le murmure de leurs mots et de leurs voix.

    Cet évangéliaire qui fait frémir ses mains a vécu bien des vies, et Helen les parcourt au fil de sa restauration, des blessures du papier et des couleurs passées qu’elle ravive avec force délicatesse, les trésors intimes qui attendent entre ses pages, les annotations, derniers mots laissés au monde de personnes oubliées. Être à Erevan, être en Arménie, c’est, pour Helen, malgré tout rouvrir le livre familial. Si les grands-parents ont fui pour la Russie, où ils ont vécu jusqu’à la fin, l’Arménie a toujours été là, l’ombre du Mont Ararat étendue jusqu’à Moscou, jusqu’à Berlin. Si elle n’en a pas hérité la langue, Helen en a le poids, le froid sur la peau. C’est presque à contrecœur, mais contre le cœur des autres qu’elle se décide à gratter les pages abîmées de son histoire familiale pour retrouver d’éventuels proches. Et pendant ce temps, dans les pages de l’évangéliaire, une famille voit sur elle fondre le tranchant des sabres ottomans.

    Ce sont de multiples restaurations qui attendaient à l’ombre de la statue de Mesrop Mashtots, à Erevan. Helen suivra le fil des coutures des histoires qui se déroulent et peut-être remplir les vides sur la carte géographique de la toile familiale. Hic sunt leones.

    Traduit de l’allemand par Corinna Gepner
    Éditions Rivages