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  • Rendez-vous demain – Christopher Priest

    Nous sommes en 2050, et la planète est gentiment en train de griller, enfin, les gens surtout. Chad Ramsay, ancien profiler pour la police britannique reçoit une étrange requête de la part de son frère jumeau Greg : trouver des informations sur un de leur ancêtre qui aurait fait de la prison il y a fort longtemps.
    Quelques années plus, tôt, à la fin du XIXème siècle et au tournant de l’ère industrielle, le professeur Adler Beck, glaciologue fasciné par le climat, rédige des théories pour le moins angoissante sur l’évolution climatique de la Terre. Pendant ce temps, son frère jumeau Adolf, chanteur d’opéra, baroudeur et investisseur, mène une vie lointaine et mystérieuse.

    Chad et Greg, nos chers contemporains, vivent dans un monde en perdition. Les températures moyennes sur la côte britannique atteignent aisément les 40°, la mer ronge les falaises, la sécheresse est un état permanent et des millions de personnes meurent des conséquences du réchauffement climatique, de maladies ou d’avoir tenté de se sauver. Peu avant son renvoi, Chad s’est vu implanté un nouveau moyen de communication qu’il va tenter d’utiliser pour retrouver la trace de ce fameux ancêtre.
    Serait-ce Adolf Beck, le frère jumeau d’Adler ? Ce frère énigmatique, qui joue la fille de l’air en disparaissant et réapparaissant à divers endroits du monde. Ou encore ce mystérieux John Smith ? Bien qu’inquiet devant la vie menée par son frère, Adler l’est encore plus par ses découvertes. En étudiant les glaciers et les courants marins, il pense qu’une ère glacière de grande ampleur est en préparation et que le climat du monde s’apprête à changer drastiquement.

    En mai 1877 se tint à la Cour pénale centrale de Londres un procès qui allait devenir le premier acte de l’histoire qui suit. Les autres personnages de ce récit n’en savaient rien alors, absorbés qu’ils étaient par des affaires autrement pressantes. Leur eût-on même parlé du procès que cela leur eût inspiré, au mieux, un vague intérêt. Le professeur Adler J. Beck vivait à Londres avec son épouse et leur fils nouveau-né, et enseignait à plein temps dans une école navale. Son frère, Dolf, très peu en lien avec Adler, pérégrinait et chantait l’opéra en Amérique du Sud, ayant apparemment trouvé bonheur et succès là-bas. Ni l’un ni l’autre n’entendraient même parler de l’accusé avant bien des années. Quant à Charles Ramsey, son épouse Ingrid et son frère Greg, ils ne naîtraient pas avant plus d’un siècle.

    Gémellité, perte de la réalité, recherche de sens et des origines, nous sommes bien là, lectrice, lecteur, ma très chère, dans un roman de Christopher Priest ! L’auteur anglais, que je chéris, a ses thèmes de prédilection, et y revenir est un plaisir de chaque instant. Prenant ici comme point de départ un fait divers (que je te conseille d’ignorer tant que tu n’as pas lu le livre histoire de profiter de l’intrigue), il tisse en écho l’histoire de deux paires de jumeaux, l’un obnubilé par le changement climatique (théorique pour Adler, bien concret pour Chad), l’autre écumant les mers et les pays, ancré dans la réalité de son monde. Alors qu’Adler craint un refroidissement général de la planète, Chad éprouve dans son quotidien le réchauffement climatique et la mort de la biosphère. La vie est devenue une survie quotidienne, rien n’ayant été fait pour ralentir l’inéluctable.
    Mais au milieu de ce marasme, de cette chaleur intenable qui dessèche, ce pourrait-il qu’il y ait un brin d’espoir ?

    Christopher Priest nous dépeint notre futur proche à grand coup de désespoir et de pessimisme (comment lui en vouloir, alors qu’en cette matinée lyonnaise de la mi-mai 2022 où je t’écris, chère lectrice, cher lecteur, mon amour, il fait déjà 26°, et ça ne fait que commencer). Les gouvernements semblent attendre que les choses se passent, les gens tentent de survivre, meurent, fuient, et sont renvoyés à la mort par les autorités. Peu d’espoir est permis et Chad vit avec cette continuelle pensée de la fin en tête. Mais peut-être faut-il voir dans ce titre, Rendez-vous demain, une possibilité de changement, d’évolution, une petite brise de vent frais ramenant avec lui la pluie ?

    Malgré ce qui m’a semblé quelques facilités narratives sur certains points, c’est un plaisir de retrouver l’univers et surtout l’érudition de Priest, qui n’a pas laissé grand-chose au hasard dans son travail d’investigateur climatique. Sans être un grand cru, Rendez-vous demain se lit tout seul et fascine par le tableau que nous dresse Priest de nos lendemains. On ne boudera donc pas notre plaisir ^^

    Traduit de l’anglais par Jacques Collin
    Éditions Denoël Lunes d’encre
    361 pages

  • Expiration – Ted Chiang

    Le nouveau recueil de Ted Chiang, après La tour de Babylone, commence par un conte des mille et une nuits, qui nous raconte le flux du temps et l’espoir que l’on peut trouver dans le voyage temporel. Il se poursuit avec la nouvelle qui donne son titre au recueil. Un peuple se retrouve confronté à la réalité de sa mortalité et l’imminence de sa fin. Ces deux nouvelles suffisent pour se rappeler quel grand conteur est Ted Chiang.

    Deux autres nouvelles, beaucoup plus longues, viennent structurer ce recueil. Dans l’une Chiang nous confrontera à nos mondes virtuels, au développement des IA et nos responsabilités envers elles. Dans l’autre, il interroge notre libre-arbitre, la responsabilité du choix (ou du non-choix) et le rôle de chacun dans le déroulement de sa propre vie. On croisera aussi une histoire de souvenirs numérisés et consultables à l’envi, mis en parallèle avec l’arrivée de l’écriture dans une société orale, ou l’influence des technologies sur nos modes de pensées et nos vies ; quelques pages qui nous provoquent à nouveau sur notre libre-arbitre et la véritable place du choix dans nos vies ; une remise en cause de tout ce en quoi l’on peut croire, origine du monde et dessein divin ; une rencontre inattendue à Arecibo ; des biais scientifiques dans l’expérimentation et l’éducation.

    Il est dit depuis longtemps que l’air (que d’autres appellent argon) est la source de la vie. Ce n’est en réalité pas le cas, et je grave ces mots afin de décrire comment je suis venu à comprendre la véritable source de vie et, par conséquent, de quelle manière celle-ci finira par s’arrêter un jour.

    Le libre-arbitre, la conscience, le choix, font partie des thèmes disséqués par Ted Chiang, avec subtilité et adresse. Ses personnages et ses univers, qu’ils soient humains ou virtuels, se font miroir de nos mécanismes invisibles et inconscients, un miroir qui nous emmène loin et nous amène à réfléchir sur ces sujets complexes, philosophiques et moraux, qui sont centraux et que nous regardons pourtant du coin de l’œil, terrifiés par le poids du choix, de la liberté, de la responsabilité. Car y a-t-il de de bons et de mauvais choix, qui seraient clairs et simples ?
    Choisir, est-ce renoncer ?
    En orfèvre de la nouvelle qu’il est, Ted Chiang nous émerveille encore par l’humanité de ses histoires et leur profondeur. Un futur classique !

    Traduit par Théophile Sersiron
    Éditions Denoël
    453 pages