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  • L’invincible été de Liliana – Cristina Rivera Garza

    Le 16 juillet 1990, Liliana Rivera Garza est assassinée par son ex-petit ami, Angel Gonzalez Ramos. Trente ans plus tard, sa grande soeur, Cristina, revient à Mexico pour demander la consultation du dossier de l’enquête. Tandis que l’administration mexicaine peine, elle retrouve les cartons des affaires de sa sœur, patiemment entreposés et attendant qu’on les ouvre. Se faisant, elle revient dans le passé et nous raconte Liliana, à travers ses souvenirs personnels et ses mots, à elle.

    Nous sommes sous un arbre peuplé d’oiseaux invisibles. Au début je pense qu’il s’agit d’un orme -le tronc robuste et solitaire doté de branches verticales que je sais reconnaître depuis mon enfance- mais assez vite, un ou deux jours plus tard, je me rends compte que c’est un de ces peupliers transplantés il y a bien longtemps dans cette partie de la ville où la végétation originelle est rare. Nous nous sommes assises là, sous son feuillage, au bord du trottoir peint en jaune. Le soir tombe. Derrière la lourde grille d’acier s’élèvent les tours grises des usines et les gros câbles électriques s’incurvent, défiant l’horizontale. Les semi-remorques passent à toute vitesse, comme les taxis et les voitures. Les vélos. Parmi tous les bruits du soir, celui des oiseaux est le plus inattendu. Le plus improbable. J’ai l’impression qu’au-delà du feuillage, on ne les entend plus. Ici, sous cette branche, tu peux parler d’amour. Au-delà c’est la loi, la nécessité, la voie de la force, le territoire de la terreur. Le fief du châtiment. Au-delà, non. Mais nous les entendons, et c’est peut-être absurde, insensé, mais leur chant monotone, insistant, à la fois pacifique et puissant, passionnée et désespéré, trop réel ou trop léger, distille un calme que l’incrédulité n’entame pas. Tandis qu’elle allume une cigarette, je demande à Sorais, Tu crois qu’elle va arriver ? La juge ? Oui, la juge. Je n’ai jamais su décrire cette moue qui décompose le visage en lui ôtant toute symétrie. On est si proche du but, dit-elle pour toute réponse, en crachant un brin de tabac. On n’est pas à une demi-heure près.

    Liliana était étudiante en architecture, elle avait des ami-es, de bonnes notes, de grands rêves. Franche, sérieuse et étonnante, elle avait aussi ses amours, plus ou moins sérieuses, mais toujours avec défiance. Car elle voyait encore l’ombre noire de son ex petit copain, un amour de lycée, un garçon ombrageux et jaloux, possessif, violent, qui continuait à la suivre, à lui rendre visite, à garder un œil sur elle.
    Trente ans plus tard, donc, Cristina retrouve toute une collection de carnets, feuilles volantes, photos, ayant appartenu à sa petite sœur, qui adorait écrire. Des lettres, des mots, des notes, des brouillons maintes fois réécrits, d’autres jamais envoyés. L’adolescence et les premières années de sa vie d’étudiante racontée de son point de vue. Et Cristina se demande, serait-il possible d’y trouver quelque chose ? Un indice, un pressentiment, une phrase écrite noir sur blanc qui dirait la crainte, la violence et le danger ? C’est d’abord cette quête de la vérité et de l’alarme, de l’alerte manqué, qui pousse Cristina Rivera Garza à écrire. Comment, dans le Mexique de la fin des années 80, parlait-on des hommes violents ? Racontait-on à ses copines, ses cousins, sa sœur, ses parents, l’inquiétude dû à un amoureux ? Comment traitait-on ces enquêtes ? Après son crime, Ángel Gonzalez Ramos s’est enfui et n’a jamais été retrouvé, il s’est évaporé dans la nature, a commencé une autre vie après avoir arraché celle de Liliana.

    Ici, Cristina Rivera Garza fait œuvre multiple. Elle cherche d’abord à analyser la violence systémique faites aux femmes au Mexique et dans de nombreux autres pays en se basant entre autre sur le travail de la journaliste Rachel Louise Snyder qui a écrit sur les violences domestiques, ainsi que sur les nombreux mouvements féministes qui se battent pour que la justice considèrent enfin ces crimes pour ce qu’ils sont, non pas des crimes passionnels et romantisés mais des meurtres, des féminicides insupportables et injustifiables. Le terme feminicidio s’est d’ailleurs forgé au Mexique, pour qualifier, parmi d’autres, les meurtres de femmes à Ciudad Juarez. Militante et activiste féministe, Cristina met en évidence le déni des spécificités de ces meurtres par les institutions et la société mexicaine, l’indulgence pour les accusés et le mépris pour les victimes. Mais ici, l’acte militant est de rendre à Liliana son statut de femme, au-delà de celui de victime, justement.
    En lisant et nous transmettant les lettres, les pensées et la vie de sa sœur, elle remet au centre l’être qu’elle était, lui rend sa voix. En retrouvant ses ami-es de la fac d’architecture, en nous donnant à lire ses textes, elle nous présente cette jeune fille puis jeune femme qui avançait avec vaillance et joie dans la vie, étudiante brillante, amie passionnée et fidèle et expérimenteuse littéraire, elle qui commençait ses lettres par la fin, se passait de ponctuation, tentait de tordre la syntaxe et les mots pour exprimer tout ce qui la traversait. On devine à travers ses écrits le traumatisme laissé par sa relation avec Ángel et son besoin de se libérer des hommes, de ne pas être soumise à une histoire d’amour qui deviendrait une prison.

    Nous n’avons pas fini de lire sur les violences conjugales et domestiques et les féminicides. Ce livre-là, puissant et lumineux, plein de rage et de pudeur, en plus de décrire et analyser un système hypocrite qui cautionne et excuse ces actes, remet au cœur la victime, non en tant que telle mais dans toute son humanité et son existence, lui redonne corps, voix, et vie pendant quelques pages, et avec elle toutes les autres.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Lise Belperron
    Éditions Globe
    400 pages

  • Riambel – Priya Hein

    Noémie vit à Riambel, une ville du sud de l’île Maurice. Elle et sa mère vivent dans un kan kréol, une cité (bidonville) appelé Africa Town. De l’autre côté de la route, il y a les anciens domaines des colons, maisons de maîtres et quartiers d’esclaves. C’est là que travaille la mère de Noémie, pour la famille De Grandbourg, comme domestique.

    Je suis l’arrière-petite-fille issue d’un viol de plantation. Mon noir-d’ébène-légèrement-plus-clair présente une nuance. Je suis la fille d’esclaves créoles et de quelque chose de bien plus sinistre. Une lignée de domestiques et de maîtres blancs qui maltraitaient leurs travailleurs. J’ai une ascendance masculine blanche en moi. Involontairement. La blancheur que je porte n’était pas un choix. Les barons du sucre cupides ont pris ce qu’ils voulaient -des femmes et des filles sur lesquelles ils avaient un pouvoir absolu- et ont négligé ensuite de déclarer leurs enfants. Comment peuvent-ils nier leur passé morbide alors que nous -les bâtards du colonialisme- sommes là pour leur rappeler leur héritage. Nous portons la vérité sur nous. Aussi claire que la lumière du jour. Le ciel bleu au-dessus de nous ne ment pas. Nous sommes la preuve vivante d’une histoire sombre qui ne peut être étouffée. Regardez-moi et dites-moi que l’histoire ne m’a pas entachée.

    Le décor est posé, le ton est mis. Noémie a 15 ans, des espoirs qui poussent de partout mais qui sont déjà étouffés par sa très grande lucidité sur ce dont sera fait son avenir. Car cette route qui sépare sa ti lakaz de la grande demeure bourgeoise des De Grandbourg est aussi la fracture entre deux classes sociales et deux peuples. Une fracture qui, légalement, historiquement, ne devrait plus exister. Mais les ravages de l’esclavage ne se sont pas arrêtés à son abolition, bien que désormais le travail soit payé, à peine assez pour survivre, mais, hé, hein, bon, les anciennes mœurs n’ont pas vraiment changé. La mère de Noémie, qui cravache dur, dévouée à la famille qu’elle sert depuis si longtemps, n’est pas mieux traitée (voire moins bien) que le chien. Le racisme, dans ce qu’il a de plus insidieux, est le quotidien des deux femmes et de toute la communauté créole. À l’école, Noémie ressent la colère et la rancœur de ses enseignants. Envers qui ? Leurs élèves qu’ils considèrent comme trop mauvais pour leur enseignement ? Un système dont ils savent qu’il condamne ces jeunes à une vie misérable ?
    Pour Noémie, le destin semble assez tracé. Aider sa mère puis, qui sait, la remplacer, plus tard, au service des De Grandbourg. Encaisser jour après jour les humiliations mesquines, les remarques hautaines, les regards méprisants des blan sur la vilin tifi kreol. Sa conscience, Noémie l’a construite seule, via les gifles de la vie. La mort de sa sœur, le départ de son père, le quotidien de sa mère. Tout lui tombe dessus comme une fatalité. Seule une femme, Miss Maggie, une anglaise blanche bénévole à l’école montre un peu de considération pour ces enfants et les regardent au-delà de leurs limites. Elle parle féminisme, droits humains, patriarcat, herstory… Mais tous ces mots, tous ces concepts seront-ils suffisants pour permettre à Noémie de casser la lourde histoire esclavagiste de l’île, qui perdure et les broie, elle et sa famille, ses camarades, et toute la population créole ? Car pendant que l’injustice et la violence de la situation déchire notre jeune héroïne, les De Grandbourg et leurs semblables se délectent de leur domination, de leur fortune et des plages de sable blanc, qui sont leur par leur seule volonté et celle du fouet.

    Riambel est un premier roman qui vient renverser l’imaginaire idyllique de Maurice en nous rappelant que, là-bas comme ailleurs, la violence de l’histoire esclavagiste et de la colonisation ne s’est pas arrêtée après une loi, mais s’est enfoncée tellement profondément dans les gènes que les blancs ne s’arrêtent plus de se croire maîtres et supérieurs, possédant encore le droit de vie ou de mort sur celles et ceux qui ne sont pourtant plus leur propriété. Priya Hein nous raconte cette histoire brutale sans ménagement et avec poésie, nous accordant, dans la violence de la vie de Noémie, quelques répits culinaires improbables et bienvenus, peut-être l’une des dernières choses que les blancs n’arracheront pas.

    Traduit de l’anglais (île Maurice) par Priya Hein et Haddiyyah Tegally
    Éditions Globe
    207 pages

  • Ce que tomber veut dire – Ana Negri

    Clara a trente ans lorsque les choses commencent à s’effriter. Lorsque sa mère commence à perdre pied. Fille d’exilés argentins, Clara est née au Mexique et cherche à tracer sa voie dans les embouteillages qui jonchent sa vie, ceux des rues de Mexico et ceux qui embourbent la tête de sa mère.

    Le corps penché au-dehors, les avant-bras sur la balustrade, Clara regarde depuis son balcon. Le balcon où sa mère la baignait dans un baquet en plastique bleu les jours de canicule, il y a trente ans, au septième étage du 21, rue Avila-Camacho. A l’époque, on n’avait pas construit cet horrible immeuble de bureaux juste en face de son appartement et, où qu’on regarde, on pouvait encore voir le gris parsemé de vert de la ville. Aujourd’hui, ce qui saute aux yeux, c’est la quarantaine de fenêtres fumées qui séparent plus d’une centaine d’employés des courants d’air, du vide et de Clara, sur son balcon, qui regarde vers la droite, où elle devine l’horizon, totalement gris désormais, de la ville de Mexico.

    Tandis que Clara se débat avec sa propre vie, entre rupture compliquée, travail, problème d’argent, bref, le quotidien, elle doit également accompagner sa mère dans les démarches administratives ouvertes par l’état argentin à la fin de la dictature. En effet, des « réparations » sont proposées aux exilé-es, en échange d’une pile de paperasse justifiant du préjudice subi.
    Devant cette mère dont l’esprit se disloque lentement, Clara se sent chavirer, elle aussi. Fille du Mexique, elle a grandi traversée par deux pays, celui de sa naissance et de sa vie, et celui de ses parents, dans lequel son père finit par retourner, laissant à sa fille le poids de l’exil et de la détresse maternelle.
    Ana Negri nous raconte avec beaucoup d’humour, d’amour et de dureté cette histoire de fuites. La fuite d’Argentine, dont l’histoire a longtemps été tue et qui a brodé son enfance et sa vie d’adulte, la fuite de son père, la fuite de la raison de sa mère, doucement euphémisée par une grande « nervosité ». On passe du présent au passé, des souvenirs de Clara de cette mère fantasque, forte et pourtant déjà sur la brèche, hantée et toujours terrifiée par une dictature militaire dont l’ombre plane encore sur son quotidien, dans le clignotement d’une lumière, le bris d’un pot, la présence lourde des voisins. Clara se bat, s’agace de cette prison mémorielle dans laquelle elle est enfermée malgré elle, de cet exil qui, sans être le sien, lui est transmis par l’histoire de ses parents, par les expressions quotidiennes et les tournures linguistiques qui la distingue de ses cousins argentins.
    Des fuites en arrière, des chutes qui ponctuent la vie de Clara, qui sait depuis sa plus tendre enfance ce que tomber veut dire.

    Un roman très fort sur l’exil, la famille et la construction de soi, dur et touchant.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Lise Belperron
    Éditions du Globe
    124 pages

  • Fille, femme, autre – Bernardine Evaristo

    La première de la nouvelle pièce d’Amma, La dernière Amazone du Dahomey, se joue ce soir au National Theatre de Londres. Consécration pour cette femme noire et lesbienne qui a commencé dans le théâtre underground avec sa complice de toujours Dominique, et qui s’apprête à présenter un travail qu’elle espère toujours subversif à l’establishment londonien. Autour d’elle, tout le monde se prépare. Et elle se souvient. De ses débuts, ses luttes, ses questionnements. Grandir en tant que fille puis femme noire et lesbienne dans l’Angleterre thatchérienne, la plongée dans le militantisme, l’ajustement des luttes, et le théâtre avec Dominique, qui finit par la planter par amour et partir aux États-Unis.
    Après Amma, ce sera Yazz, sa fille, puis Dominique, justement. Et puis Carole, fille des banlieues craignos qui a réussi à s’en extirper, Bummi, sa mère, immigrée nigérienne, et LaTisha, qui elle n’a pas quitté le quartier pourri qu’elle partageait avec Carole. Et puis, et puis…
    Quatre parties, trois femmes, douze portraits en chœur de plusieurs générations de femmes, ou pas, noir·es, métis·ses, blanc·hes, lesbiennes, non-binaires, des pays de l’Afriques anglophones aux Caraïbes jusque dans les rues londoniennes.

    Amma
    suit à pied la promenade longeant le fleuve qui coupe sa ville en deux, quelques péniches matinales s’y croisent lentement
    à sa gauche le pont-passerelle piétonnier avec ses pylônes qui ressemblent à des mâts de voiliers
    à sa droite la courbe que décrit la rivière vers l’est après avoir dépassé Waterloo Bridge en direction du dôme de St Paul
    elle sent que le soleil commence à se lever, l’air est encore respirable, tant que la chaleur et les gaz ne congestionnent pas la ville
    plus loin sur la promenade un violoniste joue un air revigorant, exactement ce dont elle a besoin
    ce soir c’est la première de la pièce d’Amma, La dernière Amazone du Dahomey, au National Theatre

    elle repense à ses débuts au théâtre

    Bernardine Evaristo nous présente douze personnages, douze vies uniques qui traversent un siècle de l’histoire anglaise, charriant avec elle celles de ses anciens dominions. Douze histoires de familles qui racontent l’immigration, l’intégration, la différence et la construction de soi. Être noire ou métisse dans la campagne profonde, grandir dans les banlieues violentes et délaissées avec l’espoir écrasant sur ses épaules déposé par des mères qui ont laissé derrière elles des familles assassinées, des mariages forcés, des vies déjà éteintes. S’affirmer comme femme noire, lesbienne ou personne non-binaire dans une société patriarcale dans laquelle tout est oppression. Se mettre en avant, exister. Un siècle de racisme, de violences sexuelles, économiques, politiques, un siècle d’acharnement. Chaque portrait répond aux précédents, le complète et l’amende. Roman choral autant que roman-puzzle, les douze figures présentées ici, une fois toutes assemblées, nous gratifient d’une vision forte et nuancée, pleines des interrogations de ses protagonistes et des réponses qu’iels essaient d’apporter pour avancer et se construire. De Hattie à Yazz en passant par Morgan, Winsome, Penelope ou Shirley, toustes sont aussi différent·es que complémentaires et avancent avec leurs armes et leur passé dans un monde qui peine à les accepter sans les briser. Chacune cherche à sa manière la meilleure façon d’être soi-même, expérimente, s’effondre, se reconstruit.

    Un roman puissant sur la différence, la complexité des êtres et le besoin primordial d’exister ensemble.

    Traduit de l’anglais (britannique) par Françoise Adelstain
    Éditions Globe/Pocket
    567 pages