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  • Le monde du bout du monde – Luis Sepúlveda

    Jeune garçon, notre narrateur est parti seul, guidé par Moby Dick, sur un baleinier qui traquait, harpon sur le pont, le cachalot dans les fjords, canaux et baies qui déchirent la côte chilienne depuis le détroit de Magellan jusqu’à Chiloé. Lorsqu’il apprend, quelques décennies plus tard et depuis l’autre côté du monde, qu’un bateau-usine connu des associations écologiques comme destructeur de baleines sans foi ni loi a été repéré dans ces mêmes eaux, le retour tant repoussé dans son pays natal devient une nécessité.

    « Appelez-moi Ismaël… appelez-moi Ismaël… » Je ne cessais de me répéter cette phrase en attendant dans l’aéroport de Hambourg, et je sentais qu’une force extraordinaire rendait mon mince billet d’avion plus lourd, toujours plus lourd à mesure que l’heure du départ approchait.
    J’avais passé le premier contrôle et j’arpentais la salle d’embarquement, accroché à mon sac de voyage. Je ne l’avais pas rempli exagérément : un appareil photo, un carnet de notes et un livre de Bruce Chatwin, En Patagonie. J’ai toujours détesté les gens qui soulignent ou mettent des annotations dans les livres, mais dans celui-là mots soulignés et points d’exclamation s’étaient accumulés au bout de trois lectures. Et je comptais le lire une quatrième fois pendant le vol Hambourg-Santiago du Chili.
    J’avais toujours voulu retourner au Chili. Oui, je le voulais vraiment, mais au moment de la décision la peur l’emportait, et le désir de retrouver mon frère et les amis que j’ai là-bas était devenu une promesse en laquelle je croyais de moins en moins à force de l’avoir trop répétée.

    Il suffit parfois de quelques pages, à peine une centaine, et un talent monstre pour évoquer des thèmes si forts, si grands et complexes avec autant de finesse et d’acuité.
    Notre journaliste, lassé de traiter de sujets ne concernant qu’une partie et qu’une vision du monde, s’est spécialisé dans l’actualité et les luttes écologiques et environnementales, notamment si elles sont l’effet des exactions des pays riches sur les pays pauvres. Quand il apprend que 18 marins du bateau-usine Nishin Maru sont morts dans les eaux de Magellan, il flaire, et Greenpeace avec lui, le scandale d’une pêche illégale à la baleine. Cette baleine qui l’a tant fait rêver jeune garçon qu’a 16 ans il est parti seul de Santiago pour la Patagonie, embarquer sur un baleinier espérant s’appeler pour quelques heures Ismaël.
    Ce retour au Chili n’est pas uniquement une replongée dans ses souvenirs d’enfance ou une enquête journalistique sur la violence de l’exploitation sans vergogne ni limite de la nature par l’être humain, rongé par l’appât du gain. C’est aussi une confrontation avec un trou, un fjord personnel, un récif de sa vie. Il y a le pays quitté, le pays rejeté, le pays rêvé, le pays attendu, le pays espéré. Et puis il y aura celui qui sera sous ses pieds, à la descente de l’avion.

    Il faut en effet tout le talent de Luis Sepúlveda pour réussir à mêler avec autant de profondeur et d’émotion tous ces thèmes, et nous les faire ressentir si fort en si peu de temps. On retrouve bien sûr sa rage contre le capitalisme et ses aficionados, la violence aveugle qu’il inflige sans distinction à la faune et la flore, les paysages et les personnes, le massacre des peuples indigènes de Patagonie et leurs connaissances, leur rapport si particulier avec ce paysage déstructuré et fascinant. Et bien évidemment l’exil, cet arrachement provoqué lui aussi par la folie financière, le moloch du capital et son tranchant politique, la dictature militaire qui vole un pays, des vies par milliers et l’espoir d’un autre monde assassiné dans la fleur de l’âge.

    Il y a beaucoup d’émotion dans ce court roman, grand par sa force, sa modernité et son universalisme. Il faudrait toujours revenir à Sepúlveda pour nous remettre en tête que nous sommes la force du changement, nous rappeler que la violence colonialiste, le néo-libéralisme et leur égoïsme, leur avidité mortifères se trouvent beaux dans un miroir.

    Un texte à compléter par le (re)visionnage du merveilleux Le bouton de nacre, de Patricio Guzmán (et du reste de sa trilogie chilienne)

    Traduit de l’espagnol (Chili) par François Maspero
    Éditions Points/ Métailié
    123 pages

  • Les vilaines – Camila Sosa Villada

    Dans le parc Sarmiento de Córdoba, quand le soleil se couche et la lune s’allume derrière les arbres, on entend des clic-clac, des rires, des sifflements, des gémissements et des coups, des cris, des pleurs. La nuit, le parc appartient aux prostituées trans de la ville. Parmi elles, Camila, qui a fui son village de province pour enfin naître à elle-même et vivre au milieu de sa nouvelle famille de trans, ses sœurs, toutes arrivées là avec leurs bagages, leur(s) histoire(s) et leurs bleus qu’elles cachent sous un maquillage éclatant. Elles vivent dans la grande maison rose de tante Encarna, la mère de toutes les trans du parc. Âgée de 178 ans, une poitrine gonflée à l’huile de moteur et le corps comme une carte routière de la violence argentine, la tante veille sur son troupeau et accueille les brebis égarées. Un soir, dans le parc, au milieu des arbres, des grottes, des seringues et des capotes, ce sont des cris différents qu’attrape l’oreille aiguisée de tante Encarna. Blotti dans les buissons, sous les ronces, c’est un bébé qui pleure.

    La nuit est profonde : il gèle dans le parc. De très vieux arbres qui viennent de perdre leurs feuilles semblent adresser au ciel une prière indéchiffrable, mais essentielle pour la végétation. Un groupe de trans fait sa maraude. Elles sont protégées par la futaie. Elles semblent faire partie d’un même corps, être les cellules d’un même animal. C’est comme ça qu’elles bougent, comme si elles formaient un troupeau. Les clients passent dans leurs voitures, ralentissent quand ils voient le groupe, et, parmi les trans, en choisissent une qu’ils appellent d’un geste. L’élue accourt. C’est comme ça que ça se passe, nuit après nuit.
    Le parc Sarmiento se trouve au cœur de la ville. C’est un vaste poumon vert, avec un zoo et un parc d’attraction. La nuit, les lieux deviennent sauvages. Les trans attendent sous les arbres ou devant les voitures, elles promènent leurs charmes dans la gueule du loup, devant la statue de Dante, la statue historique qui donne son nom à l’avenue. Chaque nuit, les trans surgissent du fond de cet enfer, mais personne n’écrit à ce sujet, elles jaillissent afin de faire renaître le printemps.

    La tante Encarna emportera ce petit enfant dans son sac à main. Il sera baptisé Éclat des Yeux. Les trans, elles, continuent leurs vies, avec ce petit être improbable en plus et une tante Encarna habitée par son nouveau rôle de mère.
    Camila va nous présenter toutes ces filles en talons, robes moulantes et armures de fer. Elle va aussi nous raconter son histoire. Touche par touche, elle nous révèle une photographie sur laquelle les passants bien-pensants les regardent les yeux en feu et la bave aux lèvres ; sur laquelle les clients ont la main à la braguette, le cœur brûlant et le pied leste ; sur laquelle la sororité n’est pas juste un concept, mais une question de vie et de mort, aussi. La jeune María, sourde-muette, Natalí la louve-garou, Laura la femme enceinte, la seule née femme du groupe. Il y a aussi les Hommes sans Tête, arrivés meurtris par la guerre d’un pays lointain et qui errent, inoffensifs et perdus. Et Camila, donc, qui a laissé derrière elle un père alcoolique et une mère écrasée par son absence de place. À Córdoba, elle va étudier, et faire le trottoir. Elle raconte sa part de coups, des coups de chance, des coups de foudre et des coups de couteau, la maison rose de tante Encarna, la magie de Machi Trans, prêtresse de toutes les trans. Elle nous parle d’amour, de haine, de douleur, de repossession, de (re)naissance et de vie.

    On se doute que dans ce roman, la part autobiographique est grande. La vie de Camila Sosa Villada aurait pu trouver une incarnation dans un personnage d’Almodóvar. Mais elle est née en Argentine, et son histoire se pare de réalisme magique, de poésie et de mystère. Sur la crête d’une vague incessante, on glisse d’un morceau de vie à l’autre, la légèreté de certains moments balayée brutalement par le goût du sang qui coule entre les dents. Il y a beaucoup d’amour et de lucidité dans le roman de Camila Sosa Villada, beaucoup de tristesse et malgré tout, toujours, une grande rage d’espérance.

    Sous le patronage de la Difunta Correa, les trans du parc Sarmiento de Córdoba, tante Encarna et Éclat des yeux savent que chaque jour de plus est un miracle qui peut s’évaporer dans un souffle dont on ignorait qu’il serait le dernier.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
    204 pages
    Éditions Métailié