Étiquette : éditions noir sur blanc

  • Eva et les bêtes sauvages – Antonio Ungar

    Eva est une jeune femme de bonne famille qui virevolte dans les milieux de la nuit. Drogue, alcool, sexe et fête sont les piliers de son quotidien. La naissance de sa fille Abril pourrait être un garde-fou, mais l’addiction est trop forte. Alors son diplôme d’infirmière en poche, Eva décide que la seule chose pour sortir de cette spirale mortifère, c’est de partir. De lien en lien, elle entend parler d’un dispensaire au milieu de la jungle, au cœur de l’Amazonie, dans la petite ville de Puerto Inírida. Sous les ordres du Dr. Andrade, entourée des prostituées du bordel de La Madrina, Eva va découvrir tout un écosystème, aussi déroutant que violent.

    La balle entra juste sous la clavicule, mais Eva ne ressentit aucune douleur. Elle entendit le bruit de la chair qui se déchirait, le bruit de son corps qui tombait au fond. Elle regarda son épaule et ne remarqua rien jusqu’à ce que sa poitrine et son dos commencent à s’imprégner. Elle se demanda si cela venait de l’eau stagnante du canoë, elle la trouva trop chaude. Elle réussit à soulever sa tête de quelques centimètres, juste assez, et la vue du sang et le choix de la douleur lui parvinrent en même temps. Une douleur qui ne ressemblait à rien qu’elle connût : trop forte pour les cris, pour les larmes, une douleur qui l’empêcha de bouger à nouveau et l’étouffa presque. Comme si elle n’était pas là, comme si tant de souffrance l’avait projetée hors de son corps, elle se demanda si la balle avait traversé son cœur, si elle avait fait éclaté une artère. Peut-être que c’était comme ça que tout finissait.

    La suite sur le site des Nouveaux Espaces Latinos

  • Jeudi – Eden Levin

    Lorsqu’Alex et Valencia rejoignent Elena dans la création d’une modeste troupe de théâtre étudiante, ils ne pensaient pas que cela finirait ainsi. Le Collectif Jeudi, après quelques échecs et un modeste succès, croise le chemin du collectif des Ravitailleurs. Mais quand ces derniers découvrent que Jeudi a écrit et publié, sous le nom du collectif et l’impulsion d’Elena, un pamphlet révolutionnaire, ils voient rouges : eux aussi veulent faire la révolution, et ce pays est trop petit pour deux collectifs au profil insurrectionnel…

    [Réflexions quant à la recherche d’un incipit fort pour un manifeste révolutionnaire]

    Pour faire entendre notre message, il va falloir tuer.
    Non, non, c’est trop fort.
    Pour faire entendre notre message, nous sommes prêts à tuer.
    Non.
    Nous sommes prêts à mourir.
    Non, toujours pas, ça fait corporate. Et puis « prêts à », ça sonne comme une fausse promesse. Nous allons mourir. Il faudra tuer. Mais c’est trop fort ça, personne ne voudra se ranger derrière ça. C’est pourtant vrai, non ? Pour faire entendre notre message, il va falloir cracher du plomb, perdre un œil, vomir nos tripes, couper des têtes. Qui nous lira, sinon ? Qui lit encore les vivants ?
    Une page ne vaut plus rien si elle n’est pas jonchée de cadavres.

    Ah, et puis merde.
    Il va falloir tuer ça sonne mieux, et je pourrai toujours dire au juge que je suis folle.

    Révoltés à l’idée que d’autres qu’eux puissent mener la révolution à laquelle ils rêvent, les Ravitailleurs veulent se venger. Notre collectif Jeudi, complètement dépassé, se retrouve emporté dans une succession d’événements aussi violents qu’ubuesques, auxquels viennent se coller, par le hasard d’un destin rieur, d’autres échos insurrectionnels peut-être provoqués par un manifeste oublié lors d’un festival de théâtre.
    Une révolution sociale, anticapitaliste, populaire et violente (faut pas déconner non plus) appartient-elle à quelqu’un-e ? Faut-il décrocher une légitimité quelconque pour la lancer ou y participer ? Et si oui, qui distribue les badges ? Alex, notre, narrateur, ne sait pas trop, et ne sait d’ailleurs pas trop grand-chose. Plutôt habitué à suivre, il s’accroche à son instinct de survie et son amitié pour ses deux amies et le grand et bel Allemand que Valencia vient de pécho dans un bar pour réagir à la violence absurde qui lui déferle dessus, et aux proportions insensées que prend cette histoire de manifeste.

    Il y a des lectures qui enragent et d’autres qui soulagent, Jeudi est un excellent mélange des deux. Eden Levin, en plus de s’amuser avec ses personnages et son histoire, joue avec les formes. À la manière de La guerre des salamandres il nous glisse régulièrement des coupures de presse nous informant de l’état du monde en parallèle de celui du collectif. Green-washing, nouveauté marketée et remous dans la cambrousse. Doucement ce pouls indirect du temps va résonner des événements déchaînés et tisser la fractale d’une révolte éclatée. C’est une pièce de théâtre qui nous attend en milieu de roman, avec pour protagoniste deux jeunes hommes dans un centre-commercial et comme élément perturbateur le McGuffin du roman, une paire de Yeezy Slides (tu ne sais pas ce que c’est ? Moi non plus je ne savais pas, mais des gens sont prêts à faire du mal pour elles). Et puis il y a les extraits du manifeste, le fameux qui enflamme les collectifs de théâtre, en attendant les foules. On enrage donc, devant l’absurdité et la violence quotidienne de notre société, devant la dissonance cognitive permanente qu’elle demande pour ne pas craquer. Et ça soulage aussi, les cris, les coups, le feu, la révélation de l’absurde sur une scène de théâtre, dans un élément factice, dans un centre commercial que l’on imagine rempli de mannequins de plastiques et non pas d’être humains.

    Jeudi va crescendo pour terminer dans un rideau de nuit presque fantasmatique, dont les braises et étincelles enflamment une lune qui n’attendait que ça, et qui nous subjuguent un peu aussi, nous qui n’espérons plus rien.

    Éditions Noir sur Blanc
    324 pages

  • Miracle à la combe aux Aspics – Ante Tomić

    Dans les montagnes au-dessus de Split, en Croatie, vit la famille Aspic. Ou du moins une partie. Tandis que la majorité de la famille a préféré rejoindre la côte et les villes, Jozo l’irréductible, est resté dans la montagne, au grand détriment de sa femme Zora, avec leurs 4 fils. Les Aspics, ce sont des vrais, des durs. Mais après la mort de Zora, la maisonnée se laisse un peu trop aller. La vaisselle est mal faite, la lessive traîne, les boutons sont dépareillés. Le curé du village d’à côté est formel, il faudrait bien que l’un des fils se marie pour qu’une femme reprenne un peu ces garçons en main. Krešimir, l’aîné des fils, est plutôt d’accord, et décide de partir à la recherche d’une femme à épouser. Mais pas n’importe laquelle. Il voudrait bien retrouver cette jeune femme qui a tant fait battre son cœur lorsqu’il était soldat. En quittant la petite combe dans laquelle il a grandi pour mener sa quête à bien, ni lui, ni ses frères, ni son père, n’imaginait combien la possibilité d’un mariage bouleverserait leur vie à ce point !

    Chapitre un

    Consacré aux dizaines de manières de préparer la polenta, aux choses à ne pas faire lorsqu’on lave des vêtements de couleur, et à la soupe servie dans un cendrier. Deux hommes manquent de se faire assassiner, un autre désire se marier, et l’on ne sait pas qui est le plus à plaindre.


    Loin dans les montagnes se niche la Combe aux Aspics. Difficile à trouver, cachée, protégée comme une forteresse, avec une unique route praticable à travers un défilé sinueux qui après un dernier contour, s’élargit soudainement sur un plateau karstique, pour buter, à peine deux cents mètres plus loin, sur une falaise à pic. Là, sur cette terre rocailleuse, rarement ensoleillée, s’étalent quelques champs de trèfle, deux ou trois rangs de patates et de pois chiches, deux insignifiants lopins d’oignons arrachés à grand-peine à l’enchevêtrement de ronces, de frênes et de charmes. Les fleurs orange des citrouilles rôtissent sur une minuscule parcelle défrichée ceinte d’un muret de pierres sèches.

    Lectrice, lecteur, ma tendresse, prépare-toi à un périple ébouriffant ! La recherche de l’amour peut prendre bien des formes, mais jamais elle n’a été aussi folle.

    Les Aspics, tribu bourrue et bien peu subtile, vivent en totale autarcie dans leur combe. Détestant tout ce qui ressemble à une autorité supérieure, hormis celle qui porte crucifix, toute ingérence est une menace face à laquelle la seule réponse sera le fusil, pour les plus délicats… Jozo, le père, ne jure que par la polenta et l’isolement. Krešimir, l’aîné, ancien soldat, aime la mécanique et ne comprend pas grand-chose au jeu délicat de la séduction. Les jumeaux Branimir et Zvonimir ont un certain penchant pour les armes et les embrouilles. Le petit dernier, Domagoj, tente de cacher en vain que toute cette brutalité n’est pas vraiment à son goût. Ce sont pourtant des hommes curieux et naïfs qui se révèlent au fil des péripéties rocambolesques qui leur tombent sur le coin du nez. On retrouve ici tout l’humour et la dérision de la littérature d’Europe centrale, et sous la couche de crasse épaisse dégrossi au burin, des personnages drôles et touchants (et d’autres encore plus sales et méchants) qui jouent de leurs propres stéréotypes dans un enchaînement de situations toutes plus invraisemblables les unes que les autres. Au fil de rencontres et de coïncidences improbables, la vie des Aspics et de celles et ceux qui croiseront leur chemin, tout·es finalement au moins aussi barré·es que nos rudes gaillards, s’emplira de folie et de découverte, la plus belle restant, bien évidemment, l’amour et tout son cortège d’émotions fortes, et sa transcendance.

    Miracle à la combe aux Aspic est un roman foutraque, léger et entraînant, qui emballe dans un humour absurde une bien belle leçon d’humanité et des personnages avec lesquels, si l’on n’est pas complètement sûr·es de vouloir les croiser en vrai, on passerait bien un peu plus de temps !

    Traduit du croate par Marko Despot
    Editions Noir sur blanc
    202 pages