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  • Patagonie route 203 – Eduardo Fernando Varela

    Parker, saxophoniste à temps perdu, parcourt au volant de son camion les routes secondaires de Patagonie. Chargé de produits pas toujours bien déclarés, bossant pour une entreprise pas toujours bien réglo, il se repaît de sa solitude et des étendues désertiques et sauvages de ce bout du monde soumis aux caprices d’un vent incessant. Mais au détour d’une bourgade au nom mal définie, un stand de Chamboultou et sa tenancière vont faire chavirer son cœur. Voulant à tout pris la revoir, Parker se lance dans un jeu de piste à travers la géographie très incertaine et changeante de Patagonie.

    La route traversait la steppe et s’étendait comme un trait sinueux entre collines et vallées, puis montait et descendait par les flancs, si bien que la ligne de l’horizon s’inclinait, restant dans cette position pendant des kilomètres comme si elle flottait en l’air. Vers la cordillère, le continent courbait l’échine comme un félin prêt à bondir ; vers l’océan, le ciel et l’horizon se disputaient une immense plaine. Le vent qui descendait des glaces éternelles agitait les herbages d’une caresse nerveuse comme s’il dépeignait la terre. Quand les rafales se mêlaient à la brise de mer, d’énormes tourbillons de poussière grimpaient au ciel en lentes spirales. Au loin, confondu avec le paysage, le camion roulait en oscillant à un rythme qui semblait sourdre des profondeurs de la planète. Les courbes molles du terrain lui donnaient des allures de serpent paresseux et, plus qu’un déplacement, c’était un glissement, une reptation liquide sur la surface inclinée.
    Parker conduisait le regard fixé sur la route, sans ciller, une main appuyée sur le volant et l’autre sur le dossier du siège, comme s’il étreignait un invisible passager. Après des heures de solitude et de vide, il voyageait hypnotisé par le mouvement lent et régulier, l’esprit dans le vague, bercé par le roulis. Rien d’autre autour de lui qu’un immense désert limitant le reste de la planète et ses conventions, mais ici, dans la solitude amplifiée par l’espace, le conducteur n’était limité que par ses propres règles et caprices.

    En général, de par nos contrées, lorsque l’on pense à la Patagonie on pense Terre de Feu, glaciers, mer sauvage et randonnée. La Patagonie de Parker, qu’il parcourt en long, en large, en travers et en camion est un paysage aussi sauvage que désolé, tailladé de lignes droites croisant des lignes courbes vallonnant les pentes de la cordillère et les falaises de l’Atlantique. Ces routes principales, secondaires voire tertiaires sont parsemées de villages plus ou moins vivants et plus ou moins peuplés, souvent moins, d’ailleurs. On s’arrête à Jardín Espinoso ou Mula Muerte, on longe le Salar Desesperación, on tombe en panne à Teniente Primero López. Mais peut-être est-ce El Suculento ou Teniente López tout court, d’ailleurs. Ici, les gens sont à l’image du paysage, comme on dit : fluctuants, rudes et peu subtils. Ou trop subtils.
    Parker les déteste, eux qui sont incapables de répondre simplement à une question. Solitaire invétéré, chaque arrêt est un jeu de cache-cache pour éviter ses pairs et chaque interaction avec les gens du cru un calvaire. Jusqu’à Maytén, la belle, l’incroyable Maytén. Pourrait-elle tomber sous le charme, elle qui vit dans un mariage qui n’a jamais été très heureux, qui rêve de fuir ce Sud sauvage qui la tient captive, de cette fête foraine minable et des deux Boliviens illuminés qui tiennent lieu d’employés ? Quelle vie Parker pourrait-il lui offrir, lui qui fuit comme la peste tout ce qui fait vibrer Maytén : les lumières de Buenos Aires, les discussions, les brouhahas des foules ? Et que vient faire dans tout ça la sombre histoire d’un éventuel sous-marin nazi naufragé ?

    Premier roman d’Eduardo Fernando Varela, à qui l’on doit le très très bien Roca Pelada, on trouve ici des thèmes qui feront écho dans son second roman : un héros attaché à sa solitude et aux espaces arides et isolés, des personnages secondaires rocambolesques qui lui mènent une vie impossible, quelques légendes (ou pas ?) des peuples du passé, une géographie revisitée, vivante, qui fait du paysage un personnage à part entière capable de transformer le destin des protagonistes. On y trouve aussi cet humour absurde qui rend chaque situation un peu aberrante et oblige notre héros à se confronter au monde et un peu à lui-même. Et surtout ce ton doux-amer et mélancolique qui nous rappelle que, comme dans la vie, dans les romans le gentil héros touchant et un peu rustre n’est pas sûr de finir heureux et amoureux, car c’est le vent, souffle moqueur du destin, qui joue avec les chemins de chacun.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry
    Éditions J’ai Lu/Métailié
    360 pages

  • Roca Pelada – Eduardo Fernando Varela

    Le lieutenant Costa est le chef de la Garde-Frontière du col de Roca Pelada. Sis à 5000 mètres d’altitude, il est le plus haut point de contrôle d’une frontière entre deux états qui sillonne volcans et altiplano. La garnison de la Garde-Frontière fait face à celle de la Ronde des Confins, le détachement du pays ennemi. Perché au-dessus des nuages, soumis aux vibrations et orages électriques d’un désert de roche, le col fait peser sur les militaires qui l’habite sa minéralité hors du temps. Le lieutenant Costa, militaire consciencieux, tente de faire régner l’ordre, la discipline et le renseignement parmi ses hommes, mais le départ de son vis-à-vis va venir chambouler ses certitudes.

    Le détachement du col de Roca Pelada était perché au-dessus de toutes les villes de la panète et de presque toutes les espèces vivantes, à deux milles mètres à peine sous la ligne de survie, et pour y accéder il était plus facile de descendre d’un nuage que de grimper la cordillère. Un peu plus haut commençait la zone de la mort où ne pouvait subsister longtemps aucun type d’organisme, la nature n’y permettait que brèves escapades à condition de se contenter de planter rapidement un drapeau sur un sommet, d’enterrer un parchemin pour mémoire, ou de placer une borne frontalière et de redescendre immédiatement. Séismes, effondrements, éclairs terrifiants faisaient de chaque minute passée sur ces cratères un défi aux éléments. L’ivresse des sommets, les hallucinations et la perturbations des fluides qui provoquait des œdèmes mortels étaient une menace constante. La vie quotidienne dans ce lointain poste-frontière avait ses règles propres, même si personne ne savait précisément lesquelles. Une géographie indomptée, les énormes distances et l’absence de chemins dissuadaient le passage par ces cols aberrants à près de cinq mille mètres qui ne menaient nulle part ailleurs qu’au ciel.

    Il l’aime, son col, le lieutenant Costa. Pour des raisons bien mystérieuses, même pour lui, il ne se voit pas quitter son détachement, les volcans, la petite puma qui parcourt l’altiplano. Entouré du sergent Quipildor, qui a une fâcheuse tendance à l’ironie et à une douce insoumission, et d’une bande de soldats arrivés des régions tropicales du pays pour qui l’adaptation à l’altitude, au froid et aux roches est quelque peu compliquée, Costa semble le seul avec un minimum de jugeote. Ou peut-être le plus largué de tous. Quel sens peuvent avoir les règles, ordres et autres missions d’espionnage sur une ligne frontière que chaque partie détourne à son tour, comme un jeu d’échecs qui glisse d’une ambition stratégique à celle d’occupation des longues journées sans temps. Loin du monde et de la vie, les garnisons de Roca Pelada évoluent dans l’oubli et l’immobilisme. Alors le jour où le lieutenant Gaitán, responsable des carabiniers de la Ronde des Confins, obtient une mutation, c’est un bout du monde de Costa qui s’ébranle. Et lorsqu’arrive la capitaine Vera Brower, seule femme à des centaines de kilomètres et des décennies, Costa sent remonter en lui des désirs, tant émotionnels, charnels que philosophiques. D’autant que la capitaine semble arriver avec une mission bien précise.

    Lectrice, lecteur, mon immensité, je t’enjoins de te promener sur cet altiplano hors du monde. Sur un postulat qui ne manque pas de rappeler le merveilleux Désert des Tartares, Eduardo Fernando Varela dévie vers le burlesque et l’absurde avec des personnages complètement décalés perdus dans des situations ubuesques. Avec humour et malice, il nous dépeint le quotidien infini de cette vie sur un poste-frontière régulièrement oublié de la hiérarchie de la plaine, qui vit grâce à l’arrivée intermittente d’un train qui passe son temps à sillonner les pentes abruptes et les landes désertes de la cordillère. Au milieu des volcans culminant à 7000m, des champs de geysers et des cratères minés (ou pas), une ligne blanchie à la chaux marque la limite mouvante entre deux pays en froid plus qu’en guerre qui se volent régulièrement qui 2 km ici et qui une météorite là. Parsemé de mystérieuses apachetas qui popent hors des pierres comme des champignons et parcouru parfois par des groupes de personnes issues d’on ne sait où, fantômes des populations incas ou promeneurs modernes (les deux étant aussi improbables l’un que l’autre), Roca Pelada exacerbe l’absurdité et la vanité des conflits de pouvoir et des luttes de domination. Car là-haut, où prime la survie, l’adaptation et l’isolement, les tensions et les mètres gagnés n’ont pour résultat que d’agrandir un désert et en faire surgir son silence et son éternité.

    Étrillant avec humour et finesse le ridicule des conquêtes et des frontières, Eduardo Fernando Valera nous livre ici un roman passionnant et caustique qui nous laisse avec une envie furieuse de se réfugier dans l’altiplano, loin de la bêtise humaine pour déambuler parmi cette faune prise d’une folie douce qui est, peut-être, ce qui se rapproche le plus d’une lucidité tranquille.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry
    Éditions Métailié
    352 pages