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  • Je chante et la montagne danse – Irene Solà

    Dans une vallée encaissée des Pyrénées catalanes, tandis qu’une jeune femme, Sió, s’occupe de son deuxième enfant juste née, l’herbe se dresse sous les doigts du vent et ses ongles électriques. Un jeune homme, Domènec, est sorti, fuyant le bruit, peut-être, cherchant un autre silence avec moins de reproches et plus de poésie. Au milieu de ses vaches, c’est un éclair qui le trouvera, soudain et définitif. Et alors que Domènec tombe pour la dernière fois, les dones d’aigua gardent les histoires qui ébranlent les montagnes, génération après génération.

    Nous sommes arrivées avec nos panses gonflées. Douloureuses. Nos ventres noirs, chargés d’eau sombre et froide et d’éclairs et de coups de tonnerre. Nous venions de la mer et d’autres montagnes, et allez savoir de quels autres endroits, et allez savoir ce que nous avions vu. Nous passions en raclant la pierre des sommets, comme du sel, pour que rien n’y pousse, pas même les mauvaises herbes. Nous choisissions la couleur des crêtes et des champs, et le scintillement des cours d’eau et des yeux qui regardent en l’air. Quand elles nous ont aperçus, les bêtes sauvages se sont tapies dans leur tanière et ont tendu le cou et levé le museau, pour sentir l’odeur de terre mouillée qui s’approchait. Nous les avons tous enveloppés, comme une couverture. Les chênes, les buis, les bouleaux et les sapins. Chhhht. Et tous, ils se sont tus, parce que nous étions un toit sévère qui décidait de la tranquillité et du bonheur de garder l’esprit au sec.

    Il y a d’abord Sió et Domènec, puis Mia et Hilari et Jaume. Il y a eu Ton, il y aura Oriol, Lluna. A Camprodon et ses environs, pendant les longtemps les gens ne partaient pas, ou pas bien loin. Ici, on a gardé les histoires de famille, les habitudes de la vie déjà rude de la moyenne montagne et le silence sur les années du franquisme. Après la mort de Domènec, Sió a élevé seule ses deux enfants, qui ont a leur tour vécu leur vie, connu leurs drames et laissé passer le temps. Et autour d’eux, la montagne aussi a laissé passer son temps, a accueilli les amours discrètes, les tragédies indicibles et les fantômes inquiets.

    Irene Solà donne la parole à un bouquet de protagonistes qu’on laisserait d’habitude dans son silence, taiseux et pudique, pour raconter puissamment la vie dans ce qu’elle a de plus commun, de plus attendu et de plus beau. Elle donne voix à la montagne, elle donne voix aux dones d’aigua, témoins immobiles de ces vies qui s’étiolent le temps d’un soupir, dans la beauté brute, sauvage et mortelle de ces Pyrénées, qui seraient peut-être le tombeau de Pyrène, ou bien le berceau de tant d’autres.

    L’écriture d’Irene Solà sent la pierre mouillée et la forêt après l’orage, elle goûte la nuit avant la neige et l’ombre de l’ours. Elle est brute et délicate, et transporte avec elle mille sensations en une. Chacun de ses personnages est l’une des gouttes qui rend dentelle la toile d’araignée, et ses vibrations nous accompagnent longtemps.

    Traduit du catalan par Edmond Raillard
    Éditions Points
    215 pages

  • La mauvaise habitude – Alana S. Portero

    Nous sommes à Madrid, dans les années 1980, d’abord. Notre petite protagoniste vit avec sa famille dans le quartier ouvrier de San Blas. Alors que la démocratie revient en Espagne, que la Movida s’empare de la capitale, San Blas voit errer dans ses rues une jeunesse égarée dans l’héroïne et le chômage. Les immeubles décrépis abritent tant des voisin-es soudé-es et solidaires que des hommes violents, des déjà nostalgiques de Franco et des marginaux. La famille de notre narratrice semble des plus classiques, modeste, honnête, sans histoire. Mais dans sa tête et son corps, c’est un tourment sans fin. Car si elle n’aime rien tant que danser sur Madonna, se maquiller et s’imaginer dans des robes extravagantes, pour tout le monde, elle, c’est Alejandro, le deuxième fils de la famille. Et les deux identités sont de plus en plus difficile à porter au fil des années.

    J’ai vu chuter tels des anges en phase terminale une génération entière de garçons. Des adolescents à la peau grise auxquels il manquait des dents et qui sentaient l’ammoniaque et l’urine. Leurs silhouettes de Christs morts de Mantegna flanquaient la calle Amposta, la sortie du métro San Blas et les pelouses du parc El Paraiso. Criblés d’aiguilles tel saint Sébastien. Assis ou couchés n’importe comment. Bougeant à peine, lents et syncopés comme des poupées cassées. Affichant le grand sourire des crucifiés. Sans défense, flottant déjà hors de toute atteinte. Je les ai vu se propager, s’engourdir jusqu’à la quiétude finale, puis se décomposer dans la fange de notre quartier au nom de saint et pourtant abandonné de Dieu.
    La première fois que je suis tombée amoureuse, ce fut de l’un de ces anges. Il s’était jeté par la fenêtre de l’appartement de ses parents qui se trouvait juste au-dessus de notre rez-de-chaussée de trente-cinq mètres carrés, une seringue plantée dans le pied. Mon voisin Efrén avait été retrouvé mort dans la rue, à moitié nu, devant ma porte. Je n’avais pas encore six ans, je portais un patch sur l’œil et je bégayais.

    Celle que nous appellerons A sait, dès toute petite, que son corps n’est pas le bon, qu’elle n’est pas ce fils, ce petit garçon que tous les autres voient. Entourée d’hommes un peu brusques, quand ils sont gentils, voire brutaux ou carrément violents, violeurs, racistes et misogynes, elle ne parvient pas non plus à se raccrocher à quoi que ce soit dans cette identité masculine qui s’étale devant elle. Au fil des années et des rues surgiront dans sa vie des personnes qui lui permettront de se construire, se connaître, s’affirmer ou se recroqueviller tandis que Madrid se transforme elle aussi.
    Le premier amour partagé et les premières confessions qui viennent donner corps à son identité profonde ; la voisine un peu sorcière et exclue ; l’ogre d’à côté ; l’homme viscéralement dangereux. Il y a aussi le tenancier du bar gay et son mur de disparus ; les prostituées travesties brisées, humiliées mais battantes et fières. Et puis Margarita.

    C’est ma préférée, Margarita. Celle qui m’a fait pleurer à chaque fois, celle qui a fait sortir toute l’émotion qui affleure depuis le début de ce livre et qui d’un coup jaillit dans une humanité et une émotion pudique, et pourtant si puissante. Alana S. Portero sait raconter et décrire ses personnages, faire miroiter leurs complexes, leur complexité et leurs facettes. Beaux, laids, touchants, révoltants, remuants… on ressent chacun dans sa chair, la leur et la nôtre, et celle d’A, marquée au fer rouge par chacune de ces rencontres, qui l’amèneront à trouver la femme qui dansait en son sein depuis son enfance.

    C’est aussi le portrait d’une ville et d’une époque, de l’Espagne post-franquisme, de Madrid après la Movida. Le SIDA est passé par là, la drogue fait des ravages, les oubliés d’avant sont toujours mis de côté. Travail, famille, football, le troisième pilier étant le plus sûr de la sainte trinité. Et au milieu, La Perruque, Margarita, Jay, Eugenia et les filles… Étincelles, comètes ou roc, toutes et tous viennent illuminer la ville de leur rage d’être, de leur lutte et leurs espoirs et sèment chez A autant de graines et d’exemples, d’expériences pour résister et exister.

    Un très beau roman et une magnifique série de portraits et de vies, sensible et rude dans les fantasmagoriques rues madrilènes.

    Traduit de l’espagnol (Espagne) par Margot Nguyen Béraud
    Flammarion
    262 pages

  • Nuit couleur larme / The black holes – Borja González

    Cristina, Gloria et Laura, trois copines d’une ville ennuyante, montent un groupe de punk. Bien dans l’esprit, aucune d’elles ne sait jouer d’un instrument. Passionnée par Stephen Hawking, Laura baptise le groupe Black Holes et en compose les paroles, obscures et impénétrables.
    Pendant ce temps (ou pas… ou si ?) au XIXè siècle, la jeune Teresa tente tant bien que mal de se dresser contre les conventions sociales et se passionne pour l’écriture de nouvelles et poèmes fantastiques et horrifiques.

    Teresa tient une librairie spécialisée dans l’occultisme et la magie dans une ville particulièrement insipide. Elle semble n’avoir qu’une cliente récurrente, la jeune Matilde, qui lui tape un peu sur les nerfs d’ailleurs. Un soir, elle s’enfonce dans les profondeurs de la forêt pour y invoquer un démon. C’est la démone Laura, qui s’incarne, quelque peu déçue de ne pas être au Japon, et lui propose de réaliser un de ses vœux. Mais Teresa ne sait pas vraiment ce qu’elle veut.

    J’aime beaucoup flâner à la bibliothèque pour les bandes dessinées. N’y connaissant pas grand-chose, j’y trouve toujours des œuvres intrigantes et que je n’aurais pas forcément tenté autrement (en bref : vive la bibliothèque !). C’est donc forte de cette promesse de mystère que j’ai emprunté d’abord Nuit couleur larme (franchement, un titre pareil, ça s’emprunte forcément), puis The black holes de Borja González, et que je t’en parle conjointement aujourd’hui.

    Je ne sais pas exactement quels sont les liens volontaires entre ces deux albums, je n’ai pas tant cherché parce que ça me plaisait de les tisser moi-même.

    Je peux déjà te parler, lectrice, lecteur, ma nuit, de ces très beaux dessins. Les deux albums ont comme particularité de ne pas nous proposer de visages pour les protagonistes. Aucune de nos héroïnes n’a de traits, nous les reconnaîtrons par leurs vêtements, leurs attitudes, leurs cheveux, leur caractère… Pour autant, si cela surprend au premier abord, très rapidement ces expressions, ces visages, nous les imaginons, les créons, ou nous en détachons. Les planches sont très simples, les décors ont un côté dépouillé qui vient renforcer l’impression d’étrangeté qui se dégage au fil des histoires, et l’auteur joue sur les couleurs pour nous emmener d’une ambiance à une autre, d’une temporalité à l’autre.

    La Teresa qui tente d’échapper à son destin pour écrire ses histoires fantastiques est-elle la même que celle qui tient une librairie occulte et écrit un fanzine d’horreur ? Laura la démone pourrait-elle être Laura la punk ? Et Cristina, la jeune femme dont on apprend la disparition au début de Nuit couleur larme, serait-elle l’amie de Gloria et Laura, la troisième des Black Holes ? Beaucoup de passerelles entre les temps, entre les cieux, entre les tomes se dessinent sur ces deux albums. Prise individuellement, chaque histoire porte son lot d’étrangeté et de poésie. Nuit couleur larme nous propose de rentrer doucement dans la vie de Teresa et cette tristesse agressive qu’elle ne parvient pas à éclairer. Est-elle à la recherche de sa place dans un monde qui n’est pas complètement le sien ? The black holes oscille entre la fougue d’un trio blasé et la peur d’une jeune femme étouffée, enfermée. Borja González raconte l’isolement, la solitude, l’incompréhension. Mais aussi l’art, les liens, la force des deux. Les racines s’emmêlent et se mêlent aux rues, pour mieux dissimuler les créatures, humaines ou autres, qui observent et dansent la valse qui se déroule dans ces bois.

    Si les histoires, quelque peu obscures, peuvent être perturbantes, je t’invite malgré tout à t’y laisser aller, te laisser porter. D’une part par les dessins et l’atmosphère envoûtante qui s’en dégagent, et d’autre part pour la poésie, le mystère, justement, ce sentiment d’incertitude, dont l’ombre nous montre en filigrane les points de convergence entre les vies, entre les temps, entre elles et nous.

    Traduit de l’espagnol par Christilla Vasserot
    Dargaud
    122 pages / 142 pages

  • Brûlées – Ariadna Castellarnau

    Quelque part, à certains moments. Est-ce le monde qui meurt ou l’humanité qui s’éteint, à grand feu ? On ne le sait pas trop, et ce n’est pas très important. Les animaux disparaissent, les gens tombent malades, la terre est infertile, et l’on brûle pour purifier. Dans ce monde plongé en pleine apocalypse au long cours, nous allons suivre quelques vies pendant un instant. Il y en a qui essaient de garder un minimum de contrôle en décidant quand ils mourront, d’autres qui suivent les maigres règles qui restent pour créer une nouvelle normalité, certain·es se regroupent, certain·es partent, reviennent, espèrent.

    Qu’espérer dans un monde que l’on sait fini ? Qu’attendre quand les gens autour de soi meurent ou disparaissent ? Au fil des différents portraits, c’est une toile de désespoir maitrisé, de désarroi intériorisé qui se tisse. De ce qui s’est passé on ne sait rien, la cause en est inconnue, et l’on est plongé dans ce marasme sans repère et aux valeurs bouleversées. Les liens familiaux ou amicaux n’ont plus de sens, le quotidien se résume à un long chemin, une attente vide en quête de nourriture ou d’un lieu protecteur. Il y a malgré tout quelques touches de lumière. Des tentatives de regroupements, de retrouvailles, de création. Celles-ci seront parfois vaines et stériles, car la survie seul·e est plus aisée, parfois source de désillusion. Mais avoir vécu dans l’illusion pendant un temps peut permettre de repousser une échéance que l’on sait inéluctable. Et même cela peut glisser entre les doigts.

    La nuit vient et Rita et l’homme n’ont toujours pas décidé qui des deux mangera la dernière pêche au sirop. C’est une décision importante, non seulement car c’est la dernière, mais aussi parce qu’ils ont également convenu qu’une fois la boîte terminée ils se laisseraient mourir de faim.
    Rita fait danser la pêche avec la pointe d’une fourchette.
    – Tu vas la manger ou pas ? demande-t-il.
    – Je ne sais pas. On ne devrait pas la tirer au sort ?
    – Qu’importe qui la mange. Ce n’est que symbolique.
    – Mourir de faim n’a rien de symbolique.

    On pourrait prendre ce livre comme un recueil de nouvelles, mais au fil des rencontres que l’on fait se dessine des communs, des personnages que l’on retrouve, qui se croisent et repartent dans d’autres temps. La chronologie ici est décousue et n’a pas de sens, car ce monde n’a pas de sens ni d’ordre, malgré les quelques tentatives des protagonistes d’en recréer un.
    Il y a pourtant une sorte de jouissance chez certain·es dans cet effondrement, des pulsions qui remontent, un désir ardent de vie, de mort, de destruction qui les poussent à continuer vers ce qui les tire, quoi que ce puisse être, d’allumer et traverser ces feux purificateurs qui illuminent les contrées de toutes parts et qui, faute de délivrer le monde du mal, défrichent une nouvelle terre, ouvrent de nouveaux horizons dans un rideau de cendres incandescentes.

    Traduit de l’espagnol par Guillaume Contré
    Éditions de l’Ogre
    165 pages

  • Voyage d’hiver – Jaume Cabré

    J’ai découvert Jaume Cabré il y a une huitaine d’années environ, avec le monstrueux Confiteor. Un jour je t’en parlerai, parce que je l’aurais relu, ou juste pour en parler, car ce roman est une merveille. J’avais été complètement dévoré par le rythme déroulé par Cabré pendant les pas loin de 800 pages de Confiteor, sans parler de l’histoire en elle-même, et, étonnamment, n’étais par la suite pas retournée vers ses textes. C’est donc par un heureux hasard qu’en flânant dans une Madeleine, je suis tombée sur ce recueil de nouvelles dudit Cabré. Tout prétexte étant bon à prendre, je suis repartie avec ce Voyage d’hiver sous le bras, impatiente et un peu intimidée quand même.

    De quoi en retourne-t-il ? De musique, d’abord. Le titre du recueil vient d’un cycle de Lieder de Schubert qui met en musique des poèmes de Wilhelm Müller (je vais arrêter d’étaler ma confiture ici, je ne connais pas ces poèmes, et découvre ces Lieder tandis que j’écris ces quelques mots). Schubert traverse donc le recueil, présence plus ou moins fantomatique, et avec lui la musique. Compositeur, facteur d’orgue, musicien, passionné, brisé… La musique est le gouffre des émotions invivables.
    La famille, la mort, l’héritage, la transmission sont parmi les thèmes abordés dans ces nouvelles. Parfois banales, légères ou caustiques, d’autres fois à fleur de peau, ironiques, tragiques, insoutenables. L’amplitude des compositions cabréienne est vaste, très vaste, et toujours d’une justesse magistrale.
    D’une salle de concert au cimetière central de Vienne, de la vallée de Sau à Treblinka ou d’Oslo au Vatican, les vies se déploient et s’abîment, par amour pour une enfant chérie dont on n’a plus de nouvelles, par cupidité, par regret, par peur (ou par courage ?), chaque personnage se débat avec ses émotions, avec sa vie, son sens et sa vacuité. Ce sont des générations qui se racontent, des variations sur un même thème qui s’essaiment sur les portées.

    Il ajusta le banc, aprce qu’il était un peu trop bas. Et pourtant il l’avait réglé à sa hauteur à peine une demi-heure plus tôt. Non, maintenant il est trop haut. Et il bouge un peu, tu vois ? Merde. Là, c’est bon. Non. Si. Il tira son mouchoir de la poche de son habit e s’essuya la paume des mains. Il en profita pour passer le mouchoir sur les touches immaculées, comme si elles étaient humides de la sueur d’autres exécutions.

    L’épilogue nous apprend que les nouvelles ont été écrites sur une vingtaine d’années, élément surprenant quand on voit le tout que forment ces histoires. Comme le dit Jaume Cabré, dans la vie toutes les choses sont en rapport les unes avec les autres, et toutes ces mesures indépendantes, une fois rassemblées nous fredonnent un bien beau morceau.

    Traduit du catalan par Edmond Raillard
    Actes Sud
    291 pages