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  • Le convoi – Beata Umubyeyi Mairesse

    Beata a 15 ans quand l’enfer se déchaîne au Rwanda. Elle sera sauvée, avec sa mère, grâce aux convois mis en place entre Butare et le Burundi par l’ONG Terre des hommes. Du Burundi vers la France, ensuite, où elle refera sa vie et deviendra l’autrice que l’on connaît. Ses livres parlent de cette histoire, de ce génocide et de ce qu’il a fait aux vies de celles et ceux qui y ont survécu. Mais elle n’a jamais raconté son histoire, même lors de ses interventions, de ses témoignages, son vécu restait caché derrière celui des autres, derrière les analyses et rappels historiques.

    J’ai eu la vie sauve. Le 18 juin 1994, quelques semaines avant la fin du génocides contre les Tutsi, j’ai pu fuir mon pays grâce à un convoi de l’organisation humanitaire suisse Terre des hommes. J’avais alors 15 ans. L’opération de sauvetage était officiellement réservée à des enfants de moins de 12 ans, mais ma mère et moi avons pu en faire partie, cachée au fond d’un camion. Dans les semaines qui ont suivi, des gens nous ont dit nous avoir vues à la télévision au moment de la traversée de la frontière entre le Rwanda et le Burundi, traversée que nous avions effectuée à pied.
    En 2007 je suis entrée en contact avec l’équipe de la BBC qui avait filmé notre convoi, dans l’espoir de récupérer la vidéo sur laquelle je figurais. Je ne suis pas parvenue à trouver cette image.
    Un des journalistes m’a remis quatre photos qu’il avait prises ce jour-là. Je ne m’y suis pas vue. Sur le moment, je n’ai su que faire de ces clichés.
    Le 18 août 2020 j’ai retrouvé l’humanitaire qui avait organisé notre sauvetage en 1994.
    il est mort quatre mois après.
    C’est alors que j’ai décidé d’écrire cette histoire.

    L’idée que ce moment si crucial de leur vie ait pu être filmé, photographié, obsède Beata, et le besoin de voir ces images devient de plus en plus pressant. Et avec, un besoin également de témoigner, personnellement, de raconter l’histoire qui va avec cette image fantôme.

    Il y a toujours des reporters de guerre, des photographes, des humanitaires qui documentent les grandes tragédies de l’histoire. Moins rarement, même si plus fréquemment aujourd’hui grâce aux téléphones portables, ces documents sont le fait des victimes elles-mêmes, car il semble que lorsque l’on est à deux doigts de clamser, on évite de prendre des photos (ce qui est un bon réflexe, a priori). Mais cet état de fait amène Beata à tirer le fil de ce que cela nous dit : qui raconte leur histoire ? Les images et les récits qui traversent les frontière du pays des mille collines pendant le printemps 1994 sont produites par des Blancs, principalement. Des étrangers qui auront une connaissance plus ou moins grande du contexte, et qui le retranscriront plus ou moins bien. Des récits qui ne sauront pas forcément se dépêtrer, plus ou moins volontairement, des complexités du terrain, des stéréotypes occidentaux et des alliances politiques. Devant cela, il ne reste donc qu’une solution : sortir du silence (de) sa propre histoire, passer de l’analyse au témoignage, et comprendre comment elle a pu être racontée par d’autres.

    Le convoi, c’est un peu tout ça, et un peu plus. Beata Umubyeyi Mairesse nous racontera donc son histoire, comment elle et sa mère ont réussi à survivre au génocide et à s’enfuir grâce aux convois de Terre des hommes et à Alexis Briquet. Son témoignage, entouré par d’une part sa recherche des images qu’elle sait exister et des personnes qui les ont prises, et d’autre part par son cheminement personnel qui l’amènera à prendre la décision de devenir une témoin, de prendre la parole en tant qu’individu, en devient d’autant plus fort qu’il se sait fragile et nécessaire à la fois. Fragile car déjà un peu lointain, car subjectif, car questionné. Nécessaire pour venir casser la concurrence des mémoires, pour imposer un récit dans un pays qui n’accepte pas encore son rôle dans le génocide des Tutsi, pour, bien sûr, savoir et tenter de comprendre.

    C’est autant le récit de sa survie que celui de sa quête des années plus tard pour reconstruire et se réapproprier son histoire, avec celles et ceux qui l’ont partagé de près ou de loin. La recherche de ces images lui permet de s’interroger, de creuser, de faire remonter des souvenirs et surtout de poser la question du besoin de ces images et de ces traces. De l’importance des photographies au Rwanda dans sa jeunesse aux images comme dernier miroir des disparus et des violences, elle trouvera aussi une autre voie pour tisser doucement quelques fils avec d’autres survivants dont elle découvrira les images et qui lui donneront une autre légitimité pour parler, qui apporteront de nouvelles voix à sa voix.
    Victime, survivante, humanitaire et écrivaine, elle connaît tous les rôles, leurs forces et leurs biais. Si cela doit complexifier son approche et sa position, elle parvient à nous le partager et en faire une vraie force de ce récit, qui comprend chez chacun des protagonistes de sa recherche des déséquilibres. La force et l’arrogance, le traumatisme et la manipulation, l’urgence et l’incompréhension.

    Avec Le convoi, Beata Umubyeyi Mairesse propose non seulement un récit intime de son expérience de traque et de survie, mais creuse aussi les mécanismes humains et politiques qui se mettent en branle avec chaque tragédie humaine. De quoi aiguiser encore plus son esprit critique et appuyer sur la nécessité de l’information et de la multiplicité des sources.

    336 pages
    Éditions Flammarion

  • La mauvaise habitude – Alana S. Portero

    Nous sommes à Madrid, dans les années 1980, d’abord. Notre petite protagoniste vit avec sa famille dans le quartier ouvrier de San Blas. Alors que la démocratie revient en Espagne, que la Movida s’empare de la capitale, San Blas voit errer dans ses rues une jeunesse égarée dans l’héroïne et le chômage. Les immeubles décrépis abritent tant des voisin-es soudé-es et solidaires que des hommes violents, des déjà nostalgiques de Franco et des marginaux. La famille de notre narratrice semble des plus classiques, modeste, honnête, sans histoire. Mais dans sa tête et son corps, c’est un tourment sans fin. Car si elle n’aime rien tant que danser sur Madonna, se maquiller et s’imaginer dans des robes extravagantes, pour tout le monde, elle, c’est Alejandro, le deuxième fils de la famille. Et les deux identités sont de plus en plus difficile à porter au fil des années.

    J’ai vu chuter tels des anges en phase terminale une génération entière de garçons. Des adolescents à la peau grise auxquels il manquait des dents et qui sentaient l’ammoniaque et l’urine. Leurs silhouettes de Christs morts de Mantegna flanquaient la calle Amposta, la sortie du métro San Blas et les pelouses du parc El Paraiso. Criblés d’aiguilles tel saint Sébastien. Assis ou couchés n’importe comment. Bougeant à peine, lents et syncopés comme des poupées cassées. Affichant le grand sourire des crucifiés. Sans défense, flottant déjà hors de toute atteinte. Je les ai vu se propager, s’engourdir jusqu’à la quiétude finale, puis se décomposer dans la fange de notre quartier au nom de saint et pourtant abandonné de Dieu.
    La première fois que je suis tombée amoureuse, ce fut de l’un de ces anges. Il s’était jeté par la fenêtre de l’appartement de ses parents qui se trouvait juste au-dessus de notre rez-de-chaussée de trente-cinq mètres carrés, une seringue plantée dans le pied. Mon voisin Efrén avait été retrouvé mort dans la rue, à moitié nu, devant ma porte. Je n’avais pas encore six ans, je portais un patch sur l’œil et je bégayais.

    Celle que nous appellerons A sait, dès toute petite, que son corps n’est pas le bon, qu’elle n’est pas ce fils, ce petit garçon que tous les autres voient. Entourée d’hommes un peu brusques, quand ils sont gentils, voire brutaux ou carrément violents, violeurs, racistes et misogynes, elle ne parvient pas non plus à se raccrocher à quoi que ce soit dans cette identité masculine qui s’étale devant elle. Au fil des années et des rues surgiront dans sa vie des personnes qui lui permettront de se construire, se connaître, s’affirmer ou se recroqueviller tandis que Madrid se transforme elle aussi.
    Le premier amour partagé et les premières confessions qui viennent donner corps à son identité profonde ; la voisine un peu sorcière et exclue ; l’ogre d’à côté ; l’homme viscéralement dangereux. Il y a aussi le tenancier du bar gay et son mur de disparus ; les prostituées travesties brisées, humiliées mais battantes et fières. Et puis Margarita.

    C’est ma préférée, Margarita. Celle qui m’a fait pleurer à chaque fois, celle qui a fait sortir toute l’émotion qui affleure depuis le début de ce livre et qui d’un coup jaillit dans une humanité et une émotion pudique, et pourtant si puissante. Alana S. Portero sait raconter et décrire ses personnages, faire miroiter leurs complexes, leur complexité et leurs facettes. Beaux, laids, touchants, révoltants, remuants… on ressent chacun dans sa chair, la leur et la nôtre, et celle d’A, marquée au fer rouge par chacune de ces rencontres, qui l’amèneront à trouver la femme qui dansait en son sein depuis son enfance.

    C’est aussi le portrait d’une ville et d’une époque, de l’Espagne post-franquisme, de Madrid après la Movida. Le SIDA est passé par là, la drogue fait des ravages, les oubliés d’avant sont toujours mis de côté. Travail, famille, football, le troisième pilier étant le plus sûr de la sainte trinité. Et au milieu, La Perruque, Margarita, Jay, Eugenia et les filles… Étincelles, comètes ou roc, toutes et tous viennent illuminer la ville de leur rage d’être, de leur lutte et leurs espoirs et sèment chez A autant de graines et d’exemples, d’expériences pour résister et exister.

    Un très beau roman et une magnifique série de portraits et de vies, sensible et rude dans les fantasmagoriques rues madrilènes.

    Traduit de l’espagnol (Espagne) par Margot Nguyen Béraud
    Flammarion
    262 pages