Étiquette : la peuplade

  • Anna Thalberg – Eduardo Sangarcía

    Alors qu’elle est chez elle, Anna Thalberg est arrachée à son foyer par des hommes qui défoncent sa porte, l’attachent et l’emmènent sur leur charrette jusqu’à Wurtzbourg. Là-bas, enfermée dans la tour, elle apprendra qu’on l’a dénoncée comme sorcière, et que pour cela elle sera soumise à la question, jugée puis brûlée.

    Ils entrèrent et l’enchaînèrent, sans un mot, sans une explication. Elle était accroupie devant le foyer à remuer les bûches quand deux hommes râblés et courtauds enfoncèrent la porte de la chaumière et se jetèrent sur Anna Thalberg qui, tel un gibier surpris par la battue, s’était levée d’un bond et, les yeux écarquillés, les vit s’approcher, lui ôter des mains la pique rongée par la rouille avec laquelle ele attisait le feu et brandir devant ses yeux intimidés le mandat d’arrêt portant le sceau de l’évêque comme un talisman, une amulette qui allait les protéger contre ses manœuvres et les autoriser à la soumettre, à lui attacher les mains dans le dos, à lui recouvrir la tête avec une vieille capuche et à la traîner à travers la foule des curieux qui s’étaient déjà amassés à l’extérieur, pour savoir ce qui se passait
    pour regarder les hommes l’entraîner, la soulever en l’air et la jeter dans la charrette comme une botte de foin ou le sac de la cuisine dans lequel Anna avait pris trois pommes de terre peu avant, quand elle avait quitté son rouet afin de préparer le dîner de Klaus, de les peler pour préparer la soupe restée sur le feu que personne ne s’était soucié de retirer, ni les hommes qui l’avaient emmené sans crier gare, ni les voisins venus piller la misérable vaisselle dès que la charrette s’était éloignée

    Découvrant l’absence d’Anna et sa chaumière sans-dessus-dessous en rentrant de sa journée de labeur, Klaus, son époux, partira à son secours accompagné du père Friedrich, le curé du village. Quel poids pourront avoir un pauvre hère, misérable journalier et un curé de campagne perdu et endeuillé contre l’évêque, son inquisiteur et son bourreau ?

    Terrifiée et rabaissée, Anna ne comprend pas ce dont on l’accuse et espère, croit pouvoir se défendre, expliquer, prouver qu’elle est une bonne chrétienne, une bonne épouse et une femme simple. Mais ce qu’elle finira par comprendre, c’est que le verdict, pour le terrible examinateur Vogel, est déjà tombé, Anna brûlera, morte ou vive, mais personne, jamais, n’est ressorti de sa tour vivant.
    Friedrich, effondré suite à la mort de son frère et portant à sa suite le souvenir de la mort de ses neveux, massacrés lors de guerres de territoires, s’engouffre dans ce sauvetage, pensant pouvoir lui aussi montrer à ces gens de bien, n’est-ce pas, que sa jeune ouaille est une brave personne. Se tournant vers les notables et puis l’évêque, il tirera toutes les ficelles, sans crainte et par amour, par foi, tandis que Klaus se laissera submerger par son propre mal.
    Mais chacun découvrira que le Bien et le Mal sont loin d’être aussi figé, surtout dans l’Église catholique, surtout pendant la contre-réforme.

    L’Allemagne n’a rien à envier à la célèbre Inquisition espagnole, et le nombre de mort-es par les flammes ou dans les geôles est terrifiant. Eduardo Sangarcía s’appuie sur des faits réels, les procès en sorcellerie de Wurtzbourg qui ont fait environ 900 victimes, pour conter l’histoire d’Anna Thalberg. Il le fait avec un style complètement envoûtant, qui parvient à mêler dans des phrases longues et parfois tortueuses comme le sont les pensées de ses personnages, chaque cheminement de chaque protagoniste, créant des ponts entre Anna, le confesseur, l’examinateur, l’évêque, Friedrich… Les croyances, la morale et les digressions des flux de pensées nous emmènent au plus profonds des motivations, faisant ressortir le dégoût, la violence, la naïveté, le doute. Doucement, Anna, qui ne vacillera pas, prendra des airs de prophétesse amenant aux yeux de certains cette vérité inacceptable sur les hommes qui les guident, l’examinateur, l’évêque, leur Dieu… Klaus perdra pied, le père Friedrich cherchera sa foi et se trouve confronté à d’autres qui réfutent sa parole.

    Eduardo Sangarcía nous propose là un texte d’une portée assez violente qui rayonne de beauté. La dureté du fond, tu t’en doutes, lectrice, lecteur, ma nuit de Sabbat, les tortures et sévices infligées à Anna ne sont pas faciles à supporter, est surmontée par le cheminement incessant des pensées des protagonistes. Passant de l’un à l’autre dans une cascade poétique, toutes les voix se suivent et se mêlent pour donner corps à toutes les facettes de l’histoire d’Anna, de l’histoire des sorcières de Wurtzbourg et des fous qui, se disant de Dieu ont fait l’œuvre du Diable.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Marianne Millon
    Éditions La Peuplade
    160 pages

  • Ténèbre – Paul Kawczak

    Le jeune Pierre Claes, géomètre belge de Bruges et de Bruxelles, est envoyé au Congo pour tracer, clairement et définitivement , la frontière nord du territoire, propriété personnelle du roi Léopold II de Belgique. En effet, si les limites des états africains ont bien été tracés à la règle et au cutter lors de la conférence de Berlin quelques années plus tôt, la méconnaissance de la forêt dense et épaisse du centre du continent laisse un flou suffisant pour provoquer quelques échauffourées avec les voisins français. Accompagné par des ouvriers bantous et un aide de camp chinois, ancien bourreau et tatoueur de son état, Pierre Claes quitte Léopoldville pour pénétrer au cœur des ténèbres.

    À coup de chicotte, Henry Morton Stanley achevait de tuer un homme. Un jeune porteur, quinze ans peut-être, un Bembe de Mindouli, recruté à Matadi. Pas le temps de comprendre. La peau douce partout éclatée. Les hautes herbes éclaboussées de cris, de larmes et de sang rose. Les chiens mirent un certain temps avant de relâcher les membres sveltes et inanimés. Le garçon avait eu plus peur d’eux que de la mort, les chiens l’avaient toujours effrayés. Le corps fut laissé là.
    La caravane se remit en marche. Cinq-Cents-soixante-kilomètres environ -selon les estimations de Stanley- avaient été gagnés sur le mystère africain depuis le début de l’expédition. On imagine à peine quel degré de haine pouvait, en 1883, à la solde du roi des Belges Léopold II, motiver une telle progression d’hommes dans les jungles de l’Afrique équatoriale. Une haine blanche, malade, grelottante dans l’insupportable chaleur, fiévreuse, chiasseuse, cadavériquement maigre et exaspérée à la dernière extrémité par les insectes humides et criards. Une haine blanche assoiffée de pays qu’elle haïssait comme sa propre vie, qu’elle haïssait comme on aime, obscène et frissonnante d’excitation.
    Stanley n’avait eu aucune raison particulière de tuer ce porteur. Stanley était une explorateur. Stanley avait retrouvé Livingstone. Stanley était un aventurier. Stanley était mondialement connu. Stanley était un monstre. Un minotaure creusant son labyrinthe, exigeant corps et terres à mesure que croissaient sa gloire et sa puissance.

    Pierre Claes ne connaît pas l’Afrique, il découvre en débarquant à Léopoldville la chaleur et la moiteur de l’air épaissi par l’odeur du sang. Car l’état indépendant du Congo, propriété personnelle du roi Léopold II, c’est un peu le hors-compétition de l’horreur coloniale. Les industriels, aventuriers et administrateurs ouvrent les troncs des arbres à caoutchouc comme les poitrines des hommes et les ventres des femmes. Et Pierre arrive de son petit pays pour parcourir cette immensité équatoriale et ajouter une nouvelle blessure au continent en arrachant définitivement au sol et au ciel la frontière entre la propriété du roi belge et les colonies françaises.
    À ses côté, Xi Xiao. Bourreau de formation, son art ne tient pas de la « simple » mise à mort. Il connaît l’art délicat du lingchi, il sait comment entailler la peau, découper les muscles, ôter les organes de ses victimes en gardant la mort à distance et en régulant la douleur. Xi Xiao tombera irrémédiablement amoureux du géomètre, qui rêve lui de lui confier son corps à cisailler, comme il écorche le cœur de l’Afrique.
    En parallèle et à contre-courant, le docteur Vanderdorpe redescend le fleuve que Pierre Claes remonte. Encore hanté par une histoire d’amour qui aura coupé sa vie en morceaux irréparables, celui qui a fréquenté Baudelaire et Verlaine et traversé les barricades de la Commune a fait du Congo son purgatoire.

    Ce voyage au cœur de la forêt équatoriale nous plonge dans les ténèbres coloniales et les fantasmes enfiévrés d’hommes perdus. Certains y viennent pour exister en détruisant, d’autres pour se détruire eux-mêmes. Pierre s’y fissurera en même temps qu’il trace dans le papier et dans la terre cette limite sanglante, appropriation honteuse, arrachement d’un territoire par cupidité, vanité et haine.
    En traçant cette frontière, en compagnie du bourreau et de ses accompagnateurs locaux, en croisant la route d’une sœur vengeresse, d’un allemand sadique, d’un navigateur polonais, Pierre va se lacérer aux limites de la haine, d’une rage qui sourd de lui-même et coule en affluent torrentiel nourrir le fleuve Congo, ravager l’inhumanité qui s’étend. Son passé, son présent et l’avenir inimaginable, son époque qui cisaille et tranche seront les fils du rasoir, les limites contre lesquelles Pierre va s’effiler à mesure qu’elles se révéleront à lui.

    Avec une écriture qui porte en elle la moiteur chaude et sombre de son histoire, Paul Kawczak fait suinter l’épaisseur des tourments humains de chaque page, éblouissante, d’une beauté charnelle et dévorante.

    La Peuplade / J’ai Lu
    315 pages


  • Strega – Johanne Lykke Holm

    Rafaela et huit autres jeunes femmes empruntent le téléphérique qui relie la ville de Strega à la montagne. Elles s’apprêtent toutes à passer un temps certain à l’Hôtel Olympic, envoyées là par leurs parents comme saisonnières. Elles vont apprendre à laver, dresser la table, servir, et attendre. Car de clients, pour le moment, point n’en vient. Et puis un jour, l’une d’elles disparaît.

    Je me contemplai dans le miroir. J’y reconnus une femme jeune, mais déchue. Je me penchai pour presser ma bouche contre le miroir. La buée se diffusa sur le verre comme de la vapeur dans une pièce où quelqu’un avait dormi aussi profondément qu’un mort. Derrière moi, la pièce se reflétait. Sur le lit se trouvaient des épingles à cheveux, des somnifères et des culottes en coton. Sur le drap, il y avait des taches de lait et de sang. Je pensai : si quelqu’un prenait une photo de ce lit, toute personne sensée se dirait qu’il s’agit de la reconstitution du meurtre d’une petite fille ou d’un enlèvement particulièrement brutal. Je savais que la vie d’une femme pouvait se transformer à tout moment en scène de crime. Je n’avais pas encore compris que je vivais déjà dans cette scène de crime, que la scène de crime n’était pas le lit mais mon corps, que le crime avait déjà eu lieu.

    Gaia, Barbara, Lorca, Paula, Alba, Bambi, Alexa, Cassie, Rafa. Neuf jeunes femmes à qui l’on apprend à bien se tenir et à bien servir. À bien servir des clients, à bien servir des hommes, à bien servir, le temps venu, leur homme. Car la femme est là pour cela, pour ressentir l’émotion que fait battre l’homme dans sa poitrine, et lui rendre la vie belle et facile.
    Mais en attendant, les jeunes femmes se rencontrent. Rafa rencontre Alba. Elles rencontrent la montagne, la brume, et l’attente. Les non-dits et l’angoisse latente qui y poussent. On attend les clients comme des fantômes sortant de la brume. On finit par ne plus y croire. Et puis un jour, on organise une grande fête, une cérémonie, un rituel. Tandis que l’automne arrive et étend ses branches enflammées et sèches dans la blancheur lactée des volutes aurorales, l’hôtel prend soudain vie et attend ses hôtes. Et l’une d’elle disparaît. Les filles comprennent, sentent dans leurs chairs que leur amie n’est plus, mais il faut comprendre, il faut la trouver. En souvenir des cigarettes et des cafés, des nuits opalescentes, du sang qui les unit et de celui qu’on leur prend(ra). Car la violence trace ses sillons dans le corps et l’esprit des femmes, qu’elles s’en rendent compte ou non. Et la première chose à faire est de ne pas l’ignorer.

    On nous murmure ce roman à l’oreille, à travers un tissu ouaté. Les mots qui franchissent les lèvres rouges, tout contre notre joue, nous glacent le sang autant qu’ils nous fascinent. Tout en légèreté irréelle, en entraves suspendues, Strega nous raconte, lectrice, lecteur, ma lune rouge, les liens qui se forgent, invisibles et incassables, entre ces 9 jeunes femmes qui comprennent ce qu’elles sentaient déjà dans leurs peaux, ce refus de leur existence propre et la possibilité constante de leur disparition. Dans une atmosphère feutrée, comme un Shining étouffant et vibratoire, la violence, silencieuse, sourd et s’insinue. Mais ce qui se crée entre elles, cette sororité, cette volonté d’opposition commune, de voix collective, aura peut-être le pouvoir de faire basculer les choses.

    Un roman sensuel et angoissant qui dispense par touches incandescentes sa force et sa magie.

    Traduit du suédois par Catherine Renaud
    La Peuplade
    249 pages

  • Les marins ne savent pas nager – Dominique Scali

    Sur l’île d’Ys, quelque part entre la Bretagne et Terre-Neuve, on est marin ou terrien, citoyen ou aspirant à l’être. On vit avec la mer, à son rythme et sous son joug, on l’aime ou on la hait, de loin depuis le rivage ou de haut sur le pont d’un navire. Mais on ne s’y baigne pas, on ne nage pas.
    Danaé Poussin, jeune orpheline sur la rive, sait nager, elle. Avec plaisir et délectation. Pour survivre elle va tenter de s’élever.

    Nous vivions sur une île où tous dépendaient de la mer, où même les terriens se vantaient d’être marins. Et pourtant personne ne savait nager.Pour les Grecs de l’Antiquité, la capacité de nager était une vertu militaire et civique. Les gamins étaient bercés de récits de batailles gagnées ou d’échappées réussies grâce aux talents des guerriers-nageurs de leur cité. Pour les Romains, la natation devait figurer sur tout curriculum au même titre que l’écriture et la lecture. Un citoyen digne de ce nom ne craignait ni de plonger ni de se mettre à nu face à des adversaires perses ou barbares qui refusaient de se démunir de leur plastron et restaient enchaînés à la côte.
    À Ys, ceux qu’on appelait les Premiers hommes furent les premiers à renouer avec cette idée. Leurs poupons étaient baignés dans l’eau si jeunes qu’ils n’oubliaient jamais ce qu’ils avaient appris dans le ventre de leur mère. Ils avaient l’instinct de bloquer leur respiration lors de l’immersion. Avec un peu de pratique, ils se retournaient sur le dos ou pataugeaient vers une cible pour l’agripper. Ainsi, leurs petits entraient dans le métier avec une aptitude que peu de gens possédaient.
    Ce don, Danaé Berrubé-Portanguen dite Poussin le possédait. Selon nos archives, elle est née cinq ans avant le Massacre des Premiers hommes et décédée quatre ans avant la Grande Rotation. On nous dit qu’elle a été enfant du rivage, naufrageuse sans scrupules, secoureuse sans limites, fille de pilotes, mère d’orphelins, héritière d’une arme dont elle ne sut jamais se servir à temps.

    Sur Ys, être Issois est non seulement une question de caractère, mais aussi de classe sociale, pourrait-on dire. Bien évidemment, toustes les habitant·es peuvent se dire Issois avec fierté et honneur. Mais être citoyen·ne d’Ys, c’est encore un autre statut. Ys est une société méritocratique et quitter les rivages, les gifles mortelles et destructrices de la mer pour la sécurité des murs de la cité demande d’avoir fait preuve de bravoure, d’ingéniosité et de beaucoup de patience.
    Danaé Poussin, notre orpheline nageuse, vit sur les Échouements, une côte de l’île battue par des marées d’équinoxe meurtrières. Elle croisera d’abord un maître d’armes, citoyen déchu qui rêve de retrouver son rang et mettra au cœur de Danaé l’envie de franchir les murs de la ville. Puis un contrebandier, qui rêve de révolution. Ensuite un citoyen, un vrai, assureur d’armateurs, qui l’invitera à ses côtés derrière les hauts murs de pierre. Puis un pilote, fin connaisseur des fonds marins proches, guidant des bateaux vers le havre de l’île. Enfin, un enfant puis jeune homme, à l’heure de la révolte contre les règles injustes et opaques de l’accès à la citoyenneté.
    À travers l’histoire mouvementée de Danaé, nous allons découvrir l’histoire et les mœurs d’Ys, les fonctionnements et traditions de sa société et de l’entité géographique, géologique, de cette île qui est un personnage à part entière.

    Le grand talent de Dominique Scali, dans ce pavé qui se dévore le temps d’une lame de fond, est de nous présenter un monde à quelques pas du nôtre à peine, et si réel. Avec cette langue riche et surannée extrêmement mélodieuse, qui nous glisse dans l’épaisseur du bois de charpente, la lourdeur des voiles et la langueur des voyages au long cours, elle nous raconte une utopie brisée, une société qui ne sera jamais que le rêve perdu de marins et de terriens qui pensent parler ensemble mais ne s’accordent pas, de générations flouées et de laissé·es pour compte. La vie de Danaé est passée au crible d’un examen de conscience qui permet aux nouveaux maîtres de l’île de justifier leurs choix, leurs positions. Car leur révolution, tournant sur elle-même, laissera encore sur le rivage les ombres lasses des réparatrices de voiles, des pêcheurs sur leurs barques et des petit·es ramasseur·euses de coquillages.

    Un grand roman d’aventure maritime et de société porté par une langue qui nous roule sur la langue et qui entête longtemps !

    La Peuplade
    710 pages

  • Homo sapienne – Niviaq Korneliussen

    À Nuuk, capitale du Groenland, 5 jeunes gens tentent de trouver leur place et leur identité. Fia, en couple avec Piitaq, est sur le point d’exploser sans comprendre vraiment pourquoi. Son frère, Inuk, lutte contre qui il est et la trahison de sa meilleure amie, Arnaq, qui elle, de fête en fête, goulot à la bouche, papillonne d’histoire d’un soir en coup d’une nuit. Ivik doute de qui elle est et n’est pas, et Sara, pleine d’émotions et vide de sens, cherche un moyen de s’apaiser.

    Nos projets
    1. Mes études terminées et nos revenus assurés, nous achèterons une maison avec beaucoup de pièces et un balcon.
    2. Nous nous marierons.
    3. Nous ferons trois-quatre enfants.
    4. Tous les jours, nous irons faire nos courses après le travail et nous rentrerons en voiture.
    5. Nous vieillirons et nous mourrons.

    Piitaq. Un homme. Trois ans. Des milliers de projets. Des millions d’invitations à dîner. Séances d’aspirateur et de ménage qui tendent incessamment vers l’infini. Sourires faux qui s’enlaidissent. Baisers secs qui se figent comme du poisson séché. Il faut éviter le mauvais sexe. Mes orgasmes simulés sont de moins en moins crédibles. Mais nous continuons à faire nos projets.
    Les journées s’assombrissent. Le vide en moi s’agrandit. Mon amour n’a plus aucun goût. Ma jeunesse vieillit. Ce qui me maintient en vie se dirige uniquement vers la mort. Ma vie s’est usée, flétrie. Quelle vie ? Mon cœur ? C’est une machine.

    Chacune des voix qui s’exprime dans le livre de Niviaq Korneliussen est à un croisement de sa vie. Et ce croisement est assez terrifiant. C’est un gouffre sombre, une forêt épaisse, deux morceaux de banquise qui se rapprochent en grondant. Et pourtant, c’est un saut à prendre, une traversée à faire. Celle qui demande sans doute le plus de courage et de solitude. Nos cinq voix vont devoir se confronter à elles-mêmes, à leurs amours, leurs émois, leur âme.

    Niviaq Korneliussen nous fait visiter leurs pensées intimes dans un style allant du tranchant de la résignation désespérée et pourtant inacceptable à la poésie de la chute prochaine et irrémédiable. Elle raconte avec une grande précision et beaucoup d’empathie la complexité d’exister tel que l’on se (re)sent lorsque la norme écrase de tout son poids le champ des possibles, la soudaineté brutale d’une compréhension floue qui tombe sur le coin de l’œil et dont on devine qu’elle va tout chambouler, qu’il s’agisse d’un regard avec cette fille pendant une soirée ou de la distance que l’on met avec son ou sa partenaire. Tous ces moments qui tremblent, vibrent et obligent à la décision, à un choix qui viendra de très loin, avec beaucoup de douleur sûrement, mais peut-être beaucoup de beau et de sérénité, après.

    Choisir c‘est renoncer, choisir c’est s’affirmer, et les personnages de Niviaq Korneliussen ont leur vie à hurler sur les toits. Un cri primal pour des thèmes on ne peut plus contemporains et une autrice à suivre.

    Traduit du danois par Inès Jorgensen
    Éditions 10/18 – La Peuplade
    190 pages