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  • Les jeunes mortes – Selva Almada

    En novembre 1986, Selva Almada a 13 ans et vit avec sa famille à Villa Elisa, petite ville de la province d’Entre Ríos proche de la frontière avec l’Uruguay. C’est un dimanche plutôt tranquille qui commence, malgré l’orage de la nuit. L’asado dominical prend doucement, la chatte a fait ses petits. A la radio, Selva, aux côtés de son père, entend une nouvelle qui va la bouleverser. A quelques kilomètres de là, à San José, Andrea Danne a été assassinée pendant son sommeil, poignardée en plein cœur.

    Le 16 novembre 1986 au matin, le ciel était limpide, il n’y avait pas un nuage à Villa Elisa, le village où j’ai grandi, dans le centre-est de la province d’Entre Ríos.
    On était dimanche et mon père préparait l’asado au fond du jardin. Nous n’avions pas encore de barbecue, mais il se débrouillait assez bien avec un morceau de tôle à même le sol qu’il recouvrait de quelques braises au-dessus desquelles il installait une grille. Même par temps de plus, mon père ne renonçait jamais à l’asado du dimanche : si besoin, il protégeait la viande et les braises à l’aide d’un autre morceau de tôle.
    Tout près de l’asado, entre les branches d’un mûrier, il y avait une petite radio à piles, toujours branchée sur la même fréquence, LT26 Radio Nuevo Mundo. Ils passaient des chansons folkloriques et toutes les heures un bulletin d’infos assez succinct. La période des incendies à El Palmar n’avait pas encore commencé -à quelque cinquante kilomètres de là, le parc national prenait feu chaque été, faisant retentir les sirènes des casernes de pompiers tout alentour. En dehors de quelques accidents de la route -toujours un jeune qui venait de quitter un bal- le week-end il ne se passait pas grand-chose. Il n’y avait pas de match de foot de prévu cet après-midi là : en raison de la chaleur, on était déjà passé au championnat nocturne.

    Andrea Danne, 19 ans (San José, Entre Ríos).
    María Luisa Quevedo, 15 ans (Presidencia Roque Sáenz Peña, Chaco).
    Sarita Mundín, 20 ans (Villa Nueva, Córdoba).
    Toutes trois assassinées dans les années 80, trois meurtres non résolus. Marquée par l’annonce de ce fameux dimanche de novembre 86, Selva Almada décide de remonter le fil de ces trois drames et de raconter leur histoire. Issues des provinces argentines, vivant dans un milieu populaire voire pauvre, elles étaient encore à l’école, jeune travailleuse ou prostituée. Leur mort a défrayé la chronique dans ces lieux éloignés du bruit de la capitale, qui vivent au rythme des usines, des champs, des championnats de foot et des bals de fin d’année. Sans avoir l’ambition de résoudre des enquêtes au long cours, elle défriche ce qui pourrait s’apparenter à de sordides faits divers pour remettre en lumière des crimes insupportables qui reflètent la place et la considération données à l’assassinat des filles et femmes dans le pays. A l’époque, le pays est tourmenté par ses autres démons, on découvre les histoires des bébés et enfants volés pendant la dictature.

    Trente ans plus tard, donc, Selva Almada revient sur ces trois histoires, exemples trop banals d’une violence toujours présente et au bruit encore trop faible. C’est l’histoire d’une violence systémique, qui naît dans la pâleur du quotidien. Les histoires de femmes racontées autour d’un maté : la voisine battue, celle qui s’est pendue sans que l’on sache si ce n’était pas un meurtre camouflé ; celle qui donne tout son salaire à son mari ; celle qui n’a pas le droit de se maquiller. Celui qui insulte sa copine en pleine rue. Celle qui n’a pas le droit de porter de talons. Toutes ces histoires racontées à voix basse, par honte. La même honte que celle ressentie sous les regards concupiscents des hommes. Certaines, comme la mère de Selva, n’avaient pas peur de les dire à voix haute, pour que la honte se retournât vers ceux qui la méritaient.
    Alors que Selva Almada termine son livre en janvier 2014, au moins dix femmes sont déjà mortes depuis le début de l’année.

    Avec une écriture simple et dépouillée nimbée de mélancolie, Selva Almada raconte autant l’histoire de ces jeunes filles et femmes que celle d’une société rongée par une violence qu’elle ne sait pas contenir et qu’elle érige en voyeurisme médiatique. Il faudra l’électrochoc du mouvement Ni una menos en 2015, qui deviendra international, pour prendre en compte, peut-être, l’ampleur des crimes commis contre les femmes. Les jeunes mortes est un récit important pour comprendre de l’intérieur les rouages infernaux de ces morts intolérables.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
    Éditions Métailié
    140 pages

  • Après l’orage – Selva Almada

    En route pour aller rendre visite au pasteur Zack, le révérend Pearson et sa fille Elena tombent en panne au beau milieu de pas grand-chose, dans la province du Chaco au nord de l’Argentine. Par chance, un garagiste est dans les parages et s’attelle à la réparation. Mais celle-ci est laborieuse, le temps est long, et l’atmosphère se charge petit à petit d’électricité.

    Le mécanicien toussa et cracha quelques glaires.
    – Mes poumons sont pourris, dit-il, tandis qu’il passait le revers de sa main sur ses lèvres et se penchait une nouvelle fois sous le capot ouvert.
    Le propriétaire de la voiture s’essuya le front avec un mouchoir et glissa sa tête à côté de celle du mécanicien. Il ajusta ses lunettes fines et regarda l’amas de tuyaux brûlants. Puis il regarda le mécanicien, d’un air interrogateur.
    – Il va falloir attendre que les tuyaux refroidissent un peu.
    – Vous pouvez la réparer ?
    – Je pense, oui.
    – Et ça va mettre combien de temps ?
    Le mécanicien se redressa -il le dépassait d’une bonne tête- puis il leva les yeux au ciel. Bientôt, il serait midi.
    – En fin d’après-midi, elle sera prête, je suppose.
    – Il faudra que nous attendions ici.
    – C’est comme vous voulez. On n’a pas le confort, comme vous voyez.
    – Nous préférons attendre ici. Avec l’aide de Dieu, vous allez peut-être finir plus tôt que vous ne le pensez.
    Le mécanicien haussa les épaules et sortit un paquet de cigarettes de la poche de sa chemise. Il lui en offrit une.

    Le révérend et Elena d’un côté, El Gringo Brauer et Tapioca, son jeune aide de l’autre, ce sont deux mondes qui se rencontrent. Tombé dans la rivière et dans la foi au passage lorsqu’il était enfant, Pearson est devenu un prêcheur réputé et reconnu, un sauveur d’âme et dévoreur de péchés dans la communauté évangélique. Père célibataire depuis que sa femme est restée du mauvais côté de la portière, il élève Leni au fil de ses campagnes de prêche et d’évangélisation, en mouvement constant, fidèle berger qui rassemble ses brebis. El Gringo Brauer lui, semble aussi immobile que les carcasses des voitures qui entourent son garage. Sa seule religion tient au rythme des moteurs et à sa vie dans cette nature rêche et brutale dont il transmet les mystères à Tapioca, fils non-dit d’un coup d’un soir, que sa mère lui laisse un jour.
    Tandis que les deux hommes se jaugent, les deux ados se trouvent dans leur solitude. Le vent soulève la terre sèche et, défiant les prévisions météo, poussent vers nos protagonistes des nuages noirs lourds d’un déluge aussi violent qu’attendu.

    Pour ce premier roman, sorti chez nous en 2014, Selva Almada nous propose un huis-clos en plein air rempli de tension et d’une moiteur croissante. Homme de peu de mots et sans goût pour la religion, El Gringo Brauer voit d’un mauvais œil ce révérend bavard qui dispense ses grâces aux oreilles influençable de Tapioca. Le jeune garçon, peu loquace et sensible, trouve en effet un écho profond aux paroles du révérend, sentant une certaine lumière divine s’emparer de son cœur. Elena, elle, bien que profondément attachée à son paternel, est lasse de cette vie sur la route, sans amitié, sans attache, guidée par une foi qui semble tenir pour elle plus de l’habitude que de la croyance.
    Un duel se met en place dans cette torpeur pré-tempête, au milieu des carcasses rouillées et des chiens, pour le salut des âmes et le désir de choisir sa voie.

    Un excellent premier roman qui donne fort envie de découvrir les suivants (et compte sur moi pour m’y atteler^^), qui parvient en peu de pages à nous saisir dans ce western-maté riche d’une poésie aussi rude que pénétrante et qui cisaille la dureté de ses personnes à coup d’éclairs.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
    Éditions Métailié
    136 pages

  • Portrait huaco – Gabriela Wiener

    Gabriela Wiener, journaliste et écrivaine péruvienne, vient de perdre son père. Elle qui vit en Espagne depuis des années retourne donc à Lima auprès de sa famille pour dire adieu au paternel, qui n’était pas un homme simple. En effet, Raúl Wiener menait une double vie, d’une part « l’officielle » avec sa femme et ses deux filles dont Gabriela, et d’autre part la « parallèle » auprès de sa maîtresse et d’une autre enfant. Et puis à ce père elle doit ce nom de famille tout à fait étranger de Wiener, elleux qui sont les descendant·es de Charles Wiener, explorateur juif autrichien naturalisé français qui a visité (et pillé) le Pérou à la fin du XIXème siècle.
    Être la (potentielle) descendante d’un explorateur-pilleur-de-tombes-, qui a profité de son passage au Pérou pour faire un enfant à une femme et emporter avec lui celui d’une autre, mais qui a raté le Machu Picchu, faut-il en rire ou enrager ?

    Ce qu’il y a de plus étrange à être seule ici, à Paris, dans la salle d’un musée ethnographique, presque sous la tour Eiffel, c’est de penser que toutes ces statuettes qui me ressemblent ont été arrachées au patrimoine culturel de mon pays par un homme dont je porte le nom.
    Dans la vitrine, mon propre reflet se mêle aux contours de ces personnages à la peau marron, avec des yeux semblables à de petites blessures brillantes, des nez et des pommettes de bronze aussi polies que les miennes, au point de former une seule composition, hiératique, naturaliste. Un arrière-arrière-grand-père est à peine un vestige dans la vie de quelqu’un, mais pas lorsque cet ancêtre a emporté en Europe rien moins que quatre mille pièces précolombiennes. Et quand son plus grand mérite est de ne pas avoir trouvé Machu Picchu, mais d’avoir été à deux doigts de le faire.
    Le Musée du quai Branly est dans le VIIe arrondissement de Paris, au milieu du quai qui porte le même nom, et c’est un de ces musées européens qui renferment d’importantes collections d’art non occidental en provenance d’Amérique, d’Asie, d’Afrique et d’Océanie. Autrement dit, ce sont de très beaux musées érigés sur des choses très laides. Comme s’il suffisait de peindre les plafonds avec des motifs aborigènes australiens et d’installer plein de palmiers dans les couloirs pour que nous nous sentions un peu chez nous et oubliions que tout ce qui se trouve à cet endroit devrait être à des milliers de kilomètres de là. Moi y compris.

    Pas facile, donc. D’autant que si papa Wiener est un Blanc, maman, elle, est une chola, Gabriela est donc porteuse des gènes du pilleur et des pillé·es. Ce retour au Pérou est le début d’un grand bouleversement, de beaucoup d’interrogations qui couvaient dans l’existence du père et se retrouvent désormais sans contenant. Il y a son rapport au pays quitté, elle immigrée péruvienne en Espagne, pays colonisateur ; son lien avec son ancêtre et l’histoire familiale qu’il transporte ; sa gestion de cette double vie paternelle, elle qui, partie du Pérou avec Jaime son mari aussi cholo, vit désormais en couple polyamoureux et partageant leur lit et leur vie avec Roci une Espagnole, autre incarnation peut-être dans sa vie de la colonisation. La boucle est bouclée ?

    C’est un grand bond introspectif que fait ici notre narratrice. Un bond ? Un saut, une chute, car rien ne semble vraiment contrôlé, quand bien même l’autrice travaille ces questionnements depuis longtemps. Un jeune journaliste séduisant dans les rues de Lima et c’est le coup de canif dans le contrat polyamoureux ; un bandeau sur un œil et le père devient celui d’un autre ; un chercheur français ayant écrit sur Wiener devient dépositaire de la vérité filiale. Tout vacille et Gabriela doit reconstruire sa réalité pour avancer de nouveau. Elle compose, rencontre, assume, écrit, jalouse, baise, écrit, pleure, recherche, jalouse encore, elle se meut par cette nécessité impérieuse de comprendre ce passé composé pour être capable de continuer à imaginer la suite, retrouver les éléments et le sens de tout ce qui la fait elle, parmi le monde.

    Questionnement intime et enquête historique et social, dans ce « roman » Gabriela Wiener passe en revue les sujets majeurs qui traversent sa vie et irriguent en débordant la société. La décolonisation des vies est-elle un doux rêve ? C’est surtout un travail brutal qui ne cesse jamais et qui remet et est constamment remis en question pour la narratrice, qui passe par l’histoire de son pays, l’histoire familiale, celle de ses propres amours et de sa sexualité.

    Un récit drôle (oui oui), incisif, qui sème ses remous dans le corps et le regard, morcèle, recolle et fissure pour que chacun·e puisse y prendre ce qui colmatera les failles pour former une nouvelle carte, inconnue, chemin après chemin.

    Traduit de l’espagnol (Pérou) par Laura Alcoba
    Éditions Métailié
    160 pages

  • Les vilaines – Camila Sosa Villada

    Dans le parc Sarmiento de Córdoba, quand le soleil se couche et la lune s’allume derrière les arbres, on entend des clic-clac, des rires, des sifflements, des gémissements et des coups, des cris, des pleurs. La nuit, le parc appartient aux prostituées trans de la ville. Parmi elles, Camila, qui a fui son village de province pour enfin naître à elle-même et vivre au milieu de sa nouvelle famille de trans, ses sœurs, toutes arrivées là avec leurs bagages, leur(s) histoire(s) et leurs bleus qu’elles cachent sous un maquillage éclatant. Elles vivent dans la grande maison rose de tante Encarna, la mère de toutes les trans du parc. Âgée de 178 ans, une poitrine gonflée à l’huile de moteur et le corps comme une carte routière de la violence argentine, la tante veille sur son troupeau et accueille les brebis égarées. Un soir, dans le parc, au milieu des arbres, des grottes, des seringues et des capotes, ce sont des cris différents qu’attrape l’oreille aiguisée de tante Encarna. Blotti dans les buissons, sous les ronces, c’est un bébé qui pleure.

    La nuit est profonde : il gèle dans le parc. De très vieux arbres qui viennent de perdre leurs feuilles semblent adresser au ciel une prière indéchiffrable, mais essentielle pour la végétation. Un groupe de trans fait sa maraude. Elles sont protégées par la futaie. Elles semblent faire partie d’un même corps, être les cellules d’un même animal. C’est comme ça qu’elles bougent, comme si elles formaient un troupeau. Les clients passent dans leurs voitures, ralentissent quand ils voient le groupe, et, parmi les trans, en choisissent une qu’ils appellent d’un geste. L’élue accourt. C’est comme ça que ça se passe, nuit après nuit.
    Le parc Sarmiento se trouve au cœur de la ville. C’est un vaste poumon vert, avec un zoo et un parc d’attraction. La nuit, les lieux deviennent sauvages. Les trans attendent sous les arbres ou devant les voitures, elles promènent leurs charmes dans la gueule du loup, devant la statue de Dante, la statue historique qui donne son nom à l’avenue. Chaque nuit, les trans surgissent du fond de cet enfer, mais personne n’écrit à ce sujet, elles jaillissent afin de faire renaître le printemps.

    La tante Encarna emportera ce petit enfant dans son sac à main. Il sera baptisé Éclat des Yeux. Les trans, elles, continuent leurs vies, avec ce petit être improbable en plus et une tante Encarna habitée par son nouveau rôle de mère.
    Camila va nous présenter toutes ces filles en talons, robes moulantes et armures de fer. Elle va aussi nous raconter son histoire. Touche par touche, elle nous révèle une photographie sur laquelle les passants bien-pensants les regardent les yeux en feu et la bave aux lèvres ; sur laquelle les clients ont la main à la braguette, le cœur brûlant et le pied leste ; sur laquelle la sororité n’est pas juste un concept, mais une question de vie et de mort, aussi. La jeune María, sourde-muette, Natalí la louve-garou, Laura la femme enceinte, la seule née femme du groupe. Il y a aussi les Hommes sans Tête, arrivés meurtris par la guerre d’un pays lointain et qui errent, inoffensifs et perdus. Et Camila, donc, qui a laissé derrière elle un père alcoolique et une mère écrasée par son absence de place. À Córdoba, elle va étudier, et faire le trottoir. Elle raconte sa part de coups, des coups de chance, des coups de foudre et des coups de couteau, la maison rose de tante Encarna, la magie de Machi Trans, prêtresse de toutes les trans. Elle nous parle d’amour, de haine, de douleur, de repossession, de (re)naissance et de vie.

    On se doute que dans ce roman, la part autobiographique est grande. La vie de Camila Sosa Villada aurait pu trouver une incarnation dans un personnage d’Almodóvar. Mais elle est née en Argentine, et son histoire se pare de réalisme magique, de poésie et de mystère. Sur la crête d’une vague incessante, on glisse d’un morceau de vie à l’autre, la légèreté de certains moments balayée brutalement par le goût du sang qui coule entre les dents. Il y a beaucoup d’amour et de lucidité dans le roman de Camila Sosa Villada, beaucoup de tristesse et malgré tout, toujours, une grande rage d’espérance.

    Sous le patronage de la Difunta Correa, les trans du parc Sarmiento de Córdoba, tante Encarna et Éclat des yeux savent que chaque jour de plus est un miracle qui peut s’évaporer dans un souffle dont on ignorait qu’il serait le dernier.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
    204 pages
    Éditions Métailié