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  • Nos abîmes – Pilar Quintana

    La petite Claudia vit à Cali avec sa mère Claudia et son père Jorge. Lui possède un petit supermarché, et elle, femme au foyer, passe une bonne partie de ses journées à lire les histoires des stars dans les magazines. Petite Claudia, du haut de ses 8 ans, observe cette cellule familial somme toute très typique des années 80 et compose comme elle peut entre un père assez absent mais très aimant et une mère bien présente mais très distante.

    Dans l’appartement, tant de plantes coexistaient qu’on le surnommait « la jungle ». Le bâtiment semblait extrait d’un vieux film de science-fiction. Des formes plates, des surplombs, beaucoup de gris, de grands espaces ouverts, de larges fenêtres. L’appartement était un duplex avec une baie vitrée dans le salon qui s’élevait du sol au plafond, soit la hauteur de deux étages. Le rez-de-chaussée était habillé d’un sol en granit noir avec des veines blanches. À l’étage, c’était du granit blanc avec des veines noires. L’escalier était fait de tubes d’acier noir et de marches en planches polies. Un escalier dénudé, rempli de trous. Au premier, le couloir s’ouvrait sur le salon, comme un balcon, avec des mains courantes en tuyaux pareils à ceux de l’escalier. De là, on pouvait voir la jungle en contrebas, qui débordait de tous les côtés.
    Les plantes se trouvaient sur le sol, sur les tables, au-dessus de la chaîne hi-fi et du buffet, entre les meubles, sur les plates-formes en fer forgé et les pots en argile, accrochées aux murs et au plafond, sur les premières marches de l’escalier et sur les endroits que l’on ne pouvait pas voir depuis le premier étage : la cuisine, le patio de la buanderie, et les toilettes des invités. Elles étaient de toutes sortes. De soleil, d’ombre, et d’eau. Quelques-unes, les anthuriums rouges et les orchidées colombes, fleurissaient. Les autres étaient vertes. Des fougères lisses et frisées, des plantes aux feuilles zébrées, tachetées, colorées, des palmiers, des arbustes, des arbres qui poussaient bien en pot et des herbes délicates qui tenaient dans ma main de petite fille.

    Chacun de ses parents a connu une jeunesse compliquée et des relations tendues avec leurs propres parents. Et au milieu de cette jungle, Claudia se sent parfois seule, mal aimée, de trop. Un beau jour, sa tante Amélia leur présente Gonzalo, son nouveau, bien plus jeune et bel époux. Entre lui et Claudia-mère, quelque chose se joue qui va faire basculer l’équilibre de la famille.

    C’est Claudia la petite qui nous raconte son histoire, cette année de chamboulement qui ouvre des blessures profondes et fait remonter de loin les histoires enfouies. Sa tocaya de mère, bien plus jeune que son père, a toujours souhaité être une mère différente de la sienne, qui ne voulait pas d’elle. Pourtant petite Claudia se sent rejetée, loin des standards de beauté hollywoodiens et glamours de sa maman. Celle-ci est fascinée par les destins tragiques de certaines femmes, et voit dans les morts de Grace Kelly ou Natalie Wood des désirs morbides de libération. Que ce soit depuis l’étage de leur appartement de Cali ou bien la terrasse de la finca dans la jungle, qui surplombe un précipice sans fond, l’idée de chute se transforme en fantasme d’envol. Mais pour la petite, qui en comprend bien plus que tous les adultes qui l’entourent sur les démons qui grondent dans la poitrine de ses parents, les angoisses maternelles et les silences paternels prennent beaucoup trop de place.

    Décidément Pilar Quintana sait y faire, pour se glisser dans la peau de ses personnages et nous raconter la complexité des relations et des désirs puissants qui planent. Après le bousculant La chienne, elle réussit ici avec beaucoup d’intelligence à nous mettre à regard d’enfant devant une famille qui s’étiole, une femme en chute libre. On retrouvera certains motifs de La chienne par ici, notamment la prégnance fantomatique des disparus et du passé qui semble vouer à imposer sa répétition. La voix de petite Claudia, c’est un équilibre parfait entre ses passions, désirs et remarques d’enfant et sa déjà grande compréhension de ce qui se joue autour d’elle, des tensions et des non-dits que les autres n’écoutent pas, mais qu’elle voit dans les mots jetés et les gestes inconscients et qui viennent la bousculer.

    Un magnifique roman entre sensations fortes et flottements irréels, on marche sur le fil de la falaise avec, comme Claudia cette boule au ventre au bord du grand saut.

    Traduit de l’espagnol (Colombie) par Laurence Debril
    Éditions Calmann-Levy
    320 pages

  • La chienne – Pilar Quintana

    Damaris et Rogelio sont mariés depuis de nombreuses années maintenant. Ils vivent sur une falaise proche de la mer et aussi proche de la jungle, avec Danger, Mosco et Olivo, les trois chiens. Malgré leur désir, aucun enfant n’est venu s’ajouter à leur famille. Un matin, alors que Damaris est au village, sur un coup de tête, elle adopte une petite chienne, tout à peine née et orpheline.

    -Je l’ai trouvé là ce matin, les pattes en l’air, dit doña Elodia en désignant du doigt un endroit de la plage où s’amoncelaient les déchets que la mer apportait ou déterrait : troncs, sacs en plastique, bouteilles.
    -Empoisonnée ?
    -Je crois, oui.
    Et qu’est-ce que vous en avez fait ? Vous l’avez enterrée ?
    Doña Elodia acquiesça :
    -Mes petits-enfants, oui.
    -Dans le cimetière ?
    -Non, juste là, sur la plage.
    De nombreux chiens du village étaient morts empoisonnés. Certaines personnes affirmaient qu’ils avaient été tués volontairement, mais Damaris n’arrivait pas à croire qu’il y eut des gens capables de faire une chose pareille, et elle pensait plutôt que les chiens avaient mangé par erreur un appât avec du poison qu’on avait laissé pour les rats ou encore les rats eux-mêmes, affaiblis par le venin et donc plus facile à chasser.
    -Je suis désolée, souffla Damaris.
    Doña Elodia hocha seulement la tête. Elle avait eu cette chienne pendant très longtemps, une chienne noire qui passait tout son temps couchée à l’entrée du restaurant et qui la suivait partout où elle allait : à l’église, à la maison de sa belle-fille, au magasin, sur la jetée… Elle devait être très triste, mais elle ne le montra pas.

    Damaris rentre chez elle avec cette chienne calée dans son soutien-gorge. Dans leur relation, l’extérieur est danger. Rogelio, qui n’aime pas les animaux, n’a pas le droit de l’approcher, les autres chiens sont trop gros et trop brutaux ; la famille et les ami-es ne peuvent pas comprendre. Le lien entre Damaris et sa petite chienne est vibrant, brûlant. Toute l’attention de la femme est accaparée par l’animal, qui grandit sous le regard couvant de sa maîtresse. Et tandis qu’elle grandit, Damaris apprend que les autres chiots de la portée, l’un après l’autre, meurent, décuplant son inquiétude et sa surveillance.

    Lectrice, lecteur, mon amour échappée, ce petit livre, je le croise depuis un moment maintenant. Mais que veux-tu, je n’ai pas d’attirance particulière pour les histoires sur la maternité, ni sur les chiens. Heureusement, l’autrice est colombienne et le livre a été chaudement recommandé dans le podcast Litté’Racisée par la libraire de Cariño, alors j’y ai finalement plongé sans crainte, et ce fut une riche idée.
    Dans un style presque lapidaire mais d’une puissance renversante, Pilar Quintana raconte en quelques poignées de pages la détresse, la peur, l’humiliation, le bonheur, l’abandon, la perte, bref, toute la constellation éruptive des émotions d’une femme que la mort et la tristesse accompagne depuis longtemps. De l’ami d’enfance emporté aux enfants qui ne viennent pas ; des regards coupables pour cette disparition enfantine aux jugements adultes devant l’incapacité à devenir mère, la vie de Damaris semble courbée sous un fardeau importable. Alors cette petite chienne, vous pensez bien. Mais un animal n’est pas un enfant, et quand bien même, aucun être vivant ne peut être à la hauteur de celui fantasmé et espéré désespérément pendant des années.
    Pilar Quintana nous emmène donc dans le quotidien et le passé de Damaris, auprès de cet homme, sans doute aimant et bon à un moment donné ; auprès de ses souvenirs et de Nicolasito ; auprès de sa cousine Luzmilla. Elle nous montre aussi la dureté des traditions et des conventions, les soins, les chamanes et les désillusions. Damaris et sa pauvre vie, sa vie de pauvre, son corps inutile qui la dégoûte et la trahit, elle nous en parle avec une main sur la gorge, pour étouffer les cris et les larmes, elle nous en parle de la seule manière possible, sans fioritures mais avec la poésie de cette jungle menaçante qui se glisse partout avec ses branches, ses arbres et ses bêtes ; avec la sauvagerie de la mer qui frappe les falaises, amène la pluie et emporte les audacieux-ses et les imprudent-es.

    Un roman intense qui met à vif les désirs, leurs tranchants et leurs complexités. Avec une tendresse violente, Pilar Quintana montre son héroïne dans une entièreté bouleversante et renvoie dos à dos nos instincts et notre raison lorsqu’il s’agit d’enfants, de leur absence, de leur disparition.

    Traduit de l’espagnol (Colombie) par Laurence Debril
    Éditions J’ai Lu
    153 pages