Étiquette : le bruit du monde

  • Poubelle – Sylvia Aguilar Zéleny

    Nous sommes à Ciudad Juárez. Alicia a été abandonnée par ses parents puis par sa mère adoptive. La Grande Reyna, feu Raymundo, tient une maison close dans le quartier de Azteca. Gris est docteure, mais de l’autre côté du pont, à El Paso. Ce qui relie ces trois femmes aux destins si différents, c’est la décharge de Ciudad Juárez et la violence de la ville-frontière. Alicia s’y est installée pour survivre, Gris vient étudier les effets de la décharge sur ses habitants et Reyna accueille les nouvelles venues, les perdues, les fuyardes à la recherche d’un bout de trottoir et de protection.

    La maison était petite. C’était une maison avec tous les jours de quoi manger. Quatre murs bien solides. Des fenêtres, une porte et une serrure. Une bonne serrure. Deux lits de camp, trois chaises, une table et une petite gazinière. Des tasses, des assiettes, des cuillères, des couteaux. Oui, la maison avait une serrure.
    Je vivais là avec elle.
    Si je ferme les yeux, je la revois. Le visage comme fraîchement lavé. Les cheveux en queue-de-cheval. Toujours un tablier enfilé par-dessus ses vêtements, les poches avant bourrées de clefs, de petites pièces, de billets de vingt pesos, d’image de la Vierge, de fil à coudre. Avec une aiguille glissée dans la bobine.
    Elle faisait le ménage de l’autre côté, là-bas, chez des gringos ou peut-être chez des Mexicains qui vivaient comme des gringos, je ne sais pas. Je sais seulement qu’elle traversait le pont du centre-ville tous les jours pour aller à Gringoland. Elle disait à qui voulait l’entendre que c’était une tannée, ces allers-retours, mais une tannée bien payée. Elle fourrait son tablier dans son sac pour que les flics à la frontière ne se doutent pas qu’elle travaillait de l’autre côté. Parfois, elle poussait même un chariot de supermarché, va savoir où elle le dégotait. Un chariot rempli de trucs. Les gringos, ou peut-être les Mexicains qui vivaient comme des gringos, lui refilaient toujours de la nourriture, des fringues, des chaussures. Elle rentrait rarement les mains vides. Et peu importe ce qu’elle rapportait, j’étais toujours contente.

    Ciudad Juárez est mondialement connu pour être la triste capitale des féminicides. Si la violence y touche tout le monde, les femmes sont particulièrement visées et victimes. Sa position de ville-frontière, séparée des États-Unis et de sa jumelle El Paso par le Río Bravo et quelques ponts, en fait un point névralgique pour les deux pays.

    Nous allons suivre ici trois voix, trois femmes à la vie bien différente et qui n’auraient sans doute jamais dû se croiser, si ce n’était finalement là, à Ciudad Juárez. Alicia, après une jeune vie chaotique, s’est construit une sacrée carapace et fait partie des femmes importantes de la société interne à la décharge où elle a fini par s’installer, y trouvant le seul endroit avec un minimum de sécurité. Elle va y rencontrer Gris, qui étudie avec d’autres scientifiques états-uniens comment cet environnement si nocif impacte celles et ceux qui y vivent. Originaire de Ciudad Juárez, elle a grandi à El Paso avec sa sœur et sa tante après la mort de ses parents. Mais sa tante, une femme indépendante qui a consacré sa vie à sa carrière d’avocate, perd peu à peu la mémoire. Reyna, elle, a eu plusieurs vies. La dernière, l’actuelle, c’est celle de tenancière de maison close. Une maison qu’elle veut sécurisée et dans lesquelles ses filles, qu’elles soient cis, trans, hétéro, bi ou n’importe où dans le spectre, se sentent en famille. Elle recueille et forme les débarquées récentes, leur raconte sa vie tumultueuse et écoute par bribes la leur, cheminement unique et pourtant aux ondes répétitives de filles en filles.
    Chacune à leur lutte intérieure et extérieure, avec leurs problèmes et leur histoire, nos trois héroïnes nous racontent la vie de et à Ciudad Juárez entre la corruption, les trafics, les violences mortelles des gangs est de la police, celle, banale, du quotidien, ponctué malgré tout par des moments de joie, des plaisirs communs qui prennent une nouvelle dimension.
    Gris doit affronter, en plus de son terrain d’étude, la perte de mémoire de sa tante et donc l’histoire de sa famille, tandis que Reyna se fait la mémoire sans faille de son quartier et des filles qu’elle a rencontrées, avec qui elle a travaillé. Alicia de son côté se concentre sur le présent, le maintenant, la survie, son passé n’étant qu’abandon et mensonges et son futur un rêve trop douloureux.

    Sans fausse pudeur ni pathos, Sylvia Aguilar Zéleny nous emmène dans cet écosystème grouillant de tout en tirant sur un fil qui espère faire ressortir de cet enfer qu’est Ciudad Juárez la possibilité d’une autre vie qui pousserait d’une solidarité indispensable et lucide entre celles qui en ont trop vu, trop vécu mais continuent à lutter pour exister.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Julia Chardavoine
    Éditions Le bruit du monde
    250 pages

  • Le feu du milieu – Touhfat Mouhtare

    Gaillard, jeune comorienne de la ville d’Itsandra, est servante (esclave). Elle grandit entourée de Tamu sa mère adoptive et Fundi Ahmad, son maître qui leur enseigne, à elle et ses amies, le Coran. Alors qu’elle ramasse du bois dans le bois d’Ahmad, elle rencontre Halima, jeune fille de son âge mais d’une autre classe sociale, bien plus élevée, qui fuit un mariage forcé. Les deux filles se rapprochent, et alors qu’elle décide d’accepter son destin, Halima confie un objet emballé à Gaillard, avec comme consigne de ne jamais le perdre, et de ne jamais l’ouvrir.

    C’était au mois de Muharram, durant la période des récoltes. Je n’ai jamais su nommer correctement les deux vents qui soufflent sur mon île, lequel est le kashkazi, lequel est le kusi. L’ordre de leur nom m’a toujours échappé, même à cette époque de mon onzième anniversaire ; je me souviens seulement que durant l’année, nous traversions toujours deux saisons, celle des pluies et celles de bourgeons qu’un vent frais caressait, et qu’à cette seconde saison, Tamu était toujours sévèrement enrhumée. Sous la brise, les feuilles des manguiers se frottaient les unes contre les autres comme les ailes des grillons, celles des palmiers ployaient lentement à gauche puis à droite, et j’aimais voir les leso voleter au-dessus des chevilles de mes camarades.
    La veille du jour de l’an, nous étions parties chercher du bois dans la forêt bordant la cité d’Itsandra, le bois d’Ahmad. Il n’avait pas plu depuis un mois. Le bois était sec juste ce qu’il fallait pour prendre feu. Le sol de sable et de roche s’enfonçait sous la plante de nos pieds calleux. Nous marchions du pas sûr et déterminé des enfants à qui l’ont a confié une mission qui leur donne de l’importance. Nous étions cinq à accomplir cette tâche : Mlima, Ramla, M’maka, Olympe et moi.

    Issue de la troisième génération d’esclaves, Gaillard grandit donc sous la protection de Tamu, qui l’a sauvée de la mort lorsqu’elle était bébé. Auprès d’elle, elle apprend les histoires et croyances anciennes, celles des peuples soumis et esclavagisés à l’arrivée de peuples arabes musulmans. Elle est également une élève attentive et investie de l’enseignement de son maître, Fundi Ahmad, qui lui apprend à lire le Coran et à comprendre son sens secret.
    Une dizaine d’années plus tard, les chemins de Gaillard et de Halima vont se recroiser. Le mystérieux et précieux présent sera une des pièces d’une quête qui va mener Gaillard à interroger sa place, ses origines et son existence même, au carrefour des cultures, de l’histoire, des traditions et des rapports de domination.

    Lectrice, lecteur, mon brasier, quelle superbe aventure mystique et humaine nous est proposée là ! Entourée de figures fortes qu’elle admire, Gaillard se dévoue et aime passionnément, avec fidélité et un brin de naïveté. Elle apprendra en grandissant et en se découvrant que non seulement les desseins des gens que l’on aime et respecte ne sont pas toujours nobles, mais qu’elle-même est plus complexe et plus importante que ce qu’elle croit. Faire la part des choses, aimer sans s’aveugler, accepter les défauts, les failles, l’humanité de ses amies, son aimée, ses mentors tout en acceptant sa propre importance, sa place dans les vies en fractale qui éclatent et se déploient. A travers un voyage initiatique qui va la mener à plonger en elle-même et dans l’altérité la plus totale, Gaillard va se saisir entièrement des fils de destins multiples qui oscillent entre la réalité et les mythes, la religion et les traditions, et comprendre les lois qui régissent son monde. Ces fils, veines ardentes d’un avenir dont elle devra avoir la force de se draper afin d’exister pleinement.

    Un roman puissant et émancipateur, lucide, rêveur, empli de larmes sableuses, râpeuses, chaude comme le Kalahari, chaude d’espoir.

    Le bruit du monde
    348 pages