Étiquette : Le livre de poche

  • La saison des ouragans – Fernanda Melchor

    La Matosa est un petit village mexicain, quelque part entre Mexico et la mer, mais plutôt très éloigné des deux. Assez éloigné aussi des champs de pétrole, suffisamment pour que les emplois lui échappent. Entouré de champs de canne à sucre, le village entasse les cabanes bancales faites de tôles et de briques, colmatées à la sueur et aux cris. Seule, une grande maison à la sortie. C’est celle de la Sorcière. Cette femme terrifiante tiendrait ses pouvoirs autant de sa mère que du diable, et propose aux femmes potions et sorts, et aux hommes plaisirs charnels et drogues. Mais un beau jour, on découvre le cadavre de la Sorcière dans une rivière.

    Ils sont arrivés jusqu’au canal par le fossé qui monte depuis la rivière, armés de frondes prêtes pour la bataille, les yeux à peine ouverts, comme si le soleil de midi les avait cousus. Ils étaient cinq et le chef était le seul à avoir un maillot de bain : un short rouge qui étincelait au milieu des plants de canne à sucre, assoiffés et encore bas en ce début du mois de mai. Le reste de la troupe le suivait en caleçon, tous les quatre avaient des bottines en caoutchouc et portaient à tour de rôle le seau rempli de petits graviers que le matin même ils avaient pris dans la rivière ; tous les quatre, renfrognés et farouches, étaient tellement disposés à s’offrir en sacrifice que même le plus petit d’entre eux n’aurait pas osé avouer qu’il avait peur mais avançait prudemment derrière ses camarades, l’élastique de la fronde bandé entre ses mains et un caillou bien serré au creux de la lanière de cuir, prêt à être lancé sur ce qui pourrait surgir en cas d’embuscade. Ils progressaient sous le chant du passereau recruté pour jouer les sentinelles dans les arbres, dans leur dos, sous le tintement des feuilles violemment écartées, ou le bourdonnement des pierres fendant l’air tout près d’eux, ou encore sous la brise chaude pleine d’urubus éthérés se découpant sur un ciel presque blanc, dans une puanteur plus redoutable encore qu’une poignée de sable jetée au visage, une véritable infection qui donnait envie de cracher pour éviter qu’elle ne s’enfonce jusque dans les tripes et qui leur ôtait l’envie d’avancer.

    Trois hommes seront suspectés de cet assassinat : Luismi, Munra et Brando. Mais ce n’est pas dans une enquête policière que nous allons nous embourber, dans la moiteur collante et étouffante de La Matosa, mais dans la vie quotidienne morne, violente et sans issue de ses habitant-es.

    Lectrice, lecteur, adorée tempête en mon cœur, il va te falloir prendre une grande inspiration et retenir ton souffle à l’ouverture de ce livre, qui te laissera asphyxiée et exsangue, mais emplie de cette urgence et cette colère qui habite nos narrateurices. Fernanda Melchor nous raconte ce drame à travers les voix de différents protagonistes. Yesenia, aussi surnommée Lézard, qui doit veiller sur sa grand-mère et ses sœurs, et tente de gérer un cousin qui joue la fille de l’air tout en bénéficiant de l’amour aveugle et irrationnel de l’aïeule, nourrissant chez la jeune fille une jalousie proche de la rage. Munra, qui fut un homme séduisant et séducteur avant un accident qui le laissa boiteux, et qui partage sa vie avec Chabela et Luismi, fils inutile et junkie de celle-ci. C’est lui qui conduisait le camion dans lequel la Sorcière a été emmené dans la rivière. Nous écouterons Norma, qui a fui sa mère, ses six frères et sœurs et le corps lourd de son beau-père et est tombé sur Luismi en arrivant dans la région. Elle, elle est allée voir la Sorcière pour un avortement. C’est interdit et il y a eu des complications. Et puis Brando, qui traîne avec Luismi et d’autres potes, tuant l’ennui et ratant les cours pour prouver à chaque minute qu’il est un homme. Paumé, macho, homophobe et empli de fantasmes, à la recherche d’un père qui a refait sa vie ailleurs et d’une vie moins ennuyeuse.

    Dans ce récit croisé, roman choral, chaque personnage amène avec sa vie des éléments du puzzle de la vie du village, son histoire, ses conflits. La Sorcière, fille de sa mère la Sorcière, incarnait les craintes et les désirs. On la disait riche, très, puissante, trop, aguicheuse, mais on le taisait. Cristallisation des frustrations, symbole de ce qui ne peut pas être défini ni contrôlé, la tristesse et le pathétique potentiel du quotidien de la Sorcière est transcendé par ce que les habitants, femmes, et surtout hommes, veulent y voir, et donc maîtriser entièrement.
    Alors que les gangs, la drogue, la corruption déciment et écrasent, l’air se charge d’humidité, l’électricité dans l’air grésille, et dans un souffle, chacun hurle au vent sa rage et sa vérité, ses raisons de haïr ou d’aimer. Dans un style puissant et physique, une écriture charnelle, dure et parfois suffocante, Fernanda Melchor nous installe dans l’œil d’un cyclone qui ne cessera jamais.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Laura Alcoba
    Le livre de poche
    284 pages

  • L’espace d’un an – Becky Chambers

    Le Voyageur est un tunnelier qui creuse des passages pour rapprocher les mondes.
    Rosemary, humaine originaire de Mars fuyant sa famille, se fait recruter à son bord comme greffière. Elle qui n’a jamais quitté sa planète va se retrouver au milieu de l’espace large en compagnie d’un équipage formé de multiples espèces et personnalités.
    Une nouvelle alliance signée par l’Union Galactique (tant pour des raisons politiques qu’économiques) avec un peuple proche du noyau déclenche une occasion de travail qui ne se refuse pas, et le Voyageur et son équipage hétéroclite se mettent donc en route pour un long voyage vers un inconnu un peu inquiétant.
    Pendant ce voyage, Rosemary va apprendre à connaître les nouvelles personnes de sa vie, dans leur diversité, leur complexité et leur unicité. On y trouve des humains : Ashby, le capitaine exodien, une mouvance ultra-pacifiste, Kizzy et Jenks, les techs, pour ce dernier, fils d’une femme ayant vécu un temps dans une secte qui rejetait tout ce qui était technologie et Corbin, pas le meilleur représentant de son espèce. Puis Sissix, la pilote Aandrisk, le docteur Miam, un Grum médecin et cuisinier du bord, Ohan la paire Sianate de navigateurs et bien sûr Lovey, l’IA qui gère le vaisseau. Ce petit monde créé un joyeux bordel au quotidien et ce long voyage va être pour Rosemary, et les autres, l’occasion de mieux se découvrir et de changer de regard sur les uns et les autres.

    En s’éveillant dans le module, elle se souvint de trois choses. La première : elle voyageait dans l’espace large. La deuxième : elle allait prendre un nouveau poste et n’avait pas droit à l’erreur. La troisième :  elle avait corrompu un fonctionnaire pour obtenir un fichier d’identité falsifié. Même si aucune de ces informations ne constituait une nouveauté, elles n’assuraient pas un réveil agréable.
    Elle n’était pas censée reprendre conscience avant le lendemain, mais c’était le risque quand on voyageait en classe économique. Un billet bon marché ça impliquait un module bas de gamme, avec des substances bas de gamme pour vous endormir. Depuis le décollage, elle s’était réveillée plusieurs fois -émergeant dans la confusion, replongeant dès qu’elle commençait à reprendre pied. Le module baignait dans l’obscurité et il n’y avait pas d’écrans de navigation. Impossible de déterminer combien de temps s’écoulait entre chaque réveil, pas plus que la distance parcourue, ni même si elle avait seulement avancé. L’idée qu’elle pouvait ne pas bouger la rendait nerveuse et lui donnait la nausée.

    Lectrice, lecteur, ma tendresse, bienvenue dans une belle histoire ! Nous sommes ici dans ce que l’on qualifie, crois-je, de SF positive. C’est-à-dire que ce n’est pas la guerre totale dans l’espace et que l’entente galactique se passe dans l’ensemble plutôt bien. On pensera à Le Guin et l’Ekumen dans ces histoires de civilisations qui en découvrent d’autres et leur proposent de rejoindre cette alliance universelle (on retrouve d’ailleurs l’une des plus belles inventions de la SF de Le Guin : l’ansible). C’est positif mais ce n’est pas naïf pour autant. La nouvelle recrue Rosemary fuit les actes d’une famille riche et sans morale, la mission des tunneliers vient surtout de l’avidité due à la découverte de ce qui ressemblerait chez nous à des champs de pétroles sur un territoire de guerres civiles constantes, le système économique dominant reste capitaliste et très libéral, chaque espèce fait preuve de rejet envers les individus qui se retrouvent, volontairement ou non, à la marge, et bien évidemment, entre espèces le spécisme peut s’en donner à cœur joie.
    Pour autant, si Becky Chambers donne à voir cela, son propos me semble tout autre. Elle veut rester dans cette dimension positive et d’espérance. On y côtoie des personnes majoritairement aimables et amicales qui font preuve de compréhension et d’empathie. La grande variété des espèces, tant dans leur apparence que dans leurs mœurs, permet à Chambers de montrer d’autres types de sociétés, de modes de vie et toutes les complexités qui vont avec pour les appréhender avec ses propres filtres : les Aandrisks et leur triple niveau de famille, les Sianates et ce rapport religieux avec leur intrus les amenant à accepter une vie bien particulière en remerciement du « Don » ; mais aussi d’annihilation, avec le Docteur Miam qui est l’un des derniers de son espèce, ou de questionnement éthique avec la question du statut à donner aux IA, très bien racontée par la relation entre Lovey (diminutif de Lovelace (Ada)) et Jenks.

    Le livre est donc d’abord et avant tout une sorte de chronique de la vie de toutes ces espèces entre elles, et d’un échantillon en particulier, ce bel équipage du Voyageur. On parle donc mœurs et traditions, adaptation, amours interdites, amours inter-espèces et homosexuelles. Les habitudes humaines sont également montrées sous le prisme des autres et amènent encore plus d’épaisseur à cette grande fresque vivante galactique. Elle interroge via les rencontres et interactions de ses protagonistes la notion d’individu, d’individualité et de société. Quand peut-on dire qu’une société est intell (intelligente), qui peut le dire, quelles sont les limites à l’ouverture et la coopération vers des peuples ouvertement belligérants, racistes ou autre ?

    Les amateurices de SF hard ou guerrière risqueront d’être déçu-es, mais celleux qui veulent plonger dans un univers qui met en avant les personnes, le fonctionnement et l’histoire d’un système et de ses peuples, qui interroge les habitudes et les clichés de chacun face à l’inconnu, à l’inhabituel, alors pas de doute, il faut lire L’espace d’un an !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Surgers
    L’atalante / Le livre de poche
    592 pages

  • Douze contes vagabonds – Gabriel García Marquez

    Les douze contes qui composent le recueil ont été écrits à des périodes différentes et ont connus des vies antérieures. Scénarios, récits pour la presse, ces contes auront vagabondé du bureau de l’écrivain à sa corbeille, se seront perdus dans sa mémoire et dans son bureau avant de venir se poser mystérieusement sur nos tables de chevet.

    Ils vagabondent sur le globe, en Europe. Point d’Amérique latine dans ces contes, au premier abord, on se balade de Paris à Rome, en passant par Genève et Barcelone. Mais ces villes du vieux continent sont arpentées, découvertes, habitées par des latino-américains. Un ancien président d’un pays caribéen à la recherche d’un diagnostic, une vieille femme à la recherche du Pape, deux jeunes garçons à la recherche de l’aventure et de la liberté… Les protagonistes des contes vagabondent, eux aussi, dans les rues, dans leurs pensées ou dans leurs vies et Garcia Marquez nous laisse dans leur sillage. Lui aussi explore, sous ce format conte, il s’amuse au récit de fantôme, d’angoisse, à la poésie, au drame et passe de l’un à l’autre avec une facilité enivrante. Les histoires banales prennent une dimension céleste, les faits divers se parent d’une sourde beauté et les drames d’une insondable poésie.

    Un soir, en rentrant à la maison, nous trouvâmes un énorme serpent de mer cloué par le cou au chambranle de la porte. Noir et phosphorescent, il évoquait un maléfice de gitans avec ses yeux encore vivants et ses dents de scie dans ses mâchoires écarquillées. J’avais neuf ans à l’époque, et j’éprouvai une terreur si vive devant cette apparition de délire que ma voix se brisa.

    Chaque protagoniste vit un arrachement, un déracinement, qu’il soit culturel, familial ou géographique, son environnement proche est bouleversé pour un temps (de vacances) ou pour la vie. Cet arrachement, plus ou moins violent selon sa cause, vient se heurter à un événement inédit, baroque, abscons, ou se retrouve juste confronté à la vacuité de la vie et cherche du sens parce qu’il faut bien en trouver, pour pouvoir avancer.
    Avec un certain humour, décalé et moqueur, Garcia Marquez nous confronte, nous aussi, à cette absurdité, cet étonnement des petites choses quotidiennes et des grands bouleversements. Ce sont bien souvent les premières, d’ailleurs, qui nous chamboulent le plus.

    Je noterai particulièrement les 4 derniers contes du recueil, Tramontane, L’été heureux de Mme Forbes, La lumière est comme l’eau et La trace de ton sang sur la neige, qui terminent dans une éclaboussure de poésie et d’émotion cette balade fantasque, qui donne envie de suivre d’autres chemins !

    159 pages
    Traduit par Annie Morvan
    Le livre de Poche

  • Le retour au pays de Jossel Wassermann – Edgar Hilsenrath

    Jossel Wassermann, originaire de Pohodna en Bucovine, a fait fortune en Suisse et y est mort. Il lègue à son neveu une partie de sa fortune, et au shtetl le reste. Il veut aussi que le scribe du village écrive son histoire.
    Mais Jossel Wassermann meurt en août 1939, et quelques mois plus tard, les habitants du shtetl sont poussés dans des wagons à bestiaux, direction l’Est paraît-il. Mais va-t-on quand même à l’Est quand on y habite déjà ? Jankl le porteur d’eau a-t-il bien fait de cacher le testament de son oncle dans sa cour ? Cet héritage lui permettra-t-il d’épouser la fille du cordonnier ?
    Non, bien sûr que non, car il est fort à parier que Jankl, la fille du cordonnier, le cordonnier, et les autres, ne reviendront pas de ce voyage qui les emmène non pas vers l’Est, mais plutôt vers le Nord-ouest, dans la brume et les cendres d’une barbarie dont on devine des contours qu’on essaie d’effacer.
    Sur la route, le rabbin confie les mots des Juifs au vent, et les mots racontent au vent l’histoire du shtetl et l’histoire de Jossel Wassermann, dont les ancêtres posèrent malles et kippa à Pohodna sous le règne de François-Joseph. Famille historique du shtetl, les fils de vie des Wassermann se tissent avec ceux de Pohodna, mais aussi à ceux de l’empire austro-hongrois et des Juifs d’Europe. Ils seront les derniers souvenirs d’un petit village perdu dans l’immensité de l’Europe centrale, plongé dans les fracas métalliques des rages humaines et qui, d’un claquement de talon, disparut.

    Il avait neigé toute la nuit, mais au petit matin, quand les Juifs du schtetl se dirigèrent vers la gare avec leurs baluchons et leurs valises, les nuages s’écartèrent, et un petit morceau de ciel d’un bleu pâle s’ouvrit au-dessus de la gare. C’était très clair. Tout là-haut, le bon Dieu avait percé un trou dans les nuages pour voir encore une fois les derniers Juifs, avant leur départ. Peut-être aussi Dieu voulait-il voir le schtetl une dernière fois car les choses ne seraient plus jamais ce qu’elles avaient été.

    Edgar Hilsenrath nous promène par le bout du nez dans cette histoire douce-amère, au rythme imposé par cet humour piquant, acéré et grave, qui nous plonge dans des montagnes russes d’émotions. La succession d’anecdotes cocasses empreintes de cet humour juif qui cerne si bien l’absurdité des gens et du monde donne au texte cette pesante légèreté de l’histoire dont on connaît la fin avant même de commencer.

    Seul le vent sera là jusqu’au bout, et tentera de porter la parole des Juifs, de trouver du sens à la conservation de ces paroles, à cette transmission, car de quoi est-elle le symbole, si ce n’est de l’espoir que le monde continuera ?

    Traduit de l’allemand par Christian Richard
    Le livre de poche / Le Tripode
    315 pages