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  • L’autre guerre – Leila Guerriero

    Le 2 avril 1982, le dictateur argentin Galtieri envoie des bataillons des forces armées argentines débarquer sur les îles Malouines. Occupées par les britanniques depuis 1833 et réclamée par les Argentins depuis lors, Galtieri fait de ce débarquement armé une manœuvre pour retrouver un peu de gloire auprès du peuple, qui manifeste de plus en plus son mécontentement devant cette énième dictature. Las, cette guerre qui devait être d’une efficacité totale et redonner au général et au pays sa gloire et ses territoires perdus va s’achever en quelques mois à peine par une victoire anglaise et une déroute sanglante pour le gouvernement dictatorial, marquée par la mort de plusieurs centaines de soldats argentins.

    En 1982 l’Argentine était gouvernée par une dictature aux ordres du lieutenant général Leopoldo Fortunato Galtieri. Le 30 mars le mouvement ouvrier a appelé à une marche sur la place de Mai, Buenos Aires. Dès 1976, le régime militaire avait séquestré et assassiné des milliers de citoyens, aboli le droit de grève et interdit toute activité syndicale. Malgré tout, cinquante mille personnes ont rejoint la manifestation qui s’est déroulée sous le slogan « Paix, Pain et Travail », aux cris de « Galtieri fils de pute ! » et a fini en affrontements sauvages avec plus de trois mille arrestations.
    Deux jours plus tard à peine, le 2 avril, sur la même place, cent mille citoyens euphoriques hissaient des drapeaux patriotes et brandissaient des panneaux affichant « Vive la Marine nationale », tandis qu’un cri fervent avançait tel la proue bestial d’un bateau : « Galtieri ! Galtieri ! ». La télévision montrait le lieutenant général fendant une foule rugissante qui se disputait la meilleure place pour le toucher. La voix d’une commentatrice rapportait, véhémente : « Son excellence Monsieur le Président de la Nation est venu saluer son peuple ! Tous l’ont ovationné. Monsieur le Président s’est approché de cette foule qui l’acclamait, lui et les forces armées, pour l’action historique menée ces dernières heures. Merci à notre glorieuse Armée nationale ! » La commentatrice, le peuple, le lieutenant général célébraient le débarquement, quelques heures plus tôt, des troupes de la nation sur les îles Malouines, un archipel de l’Atlantique Sud sous domination anglaise depuis cent quarante-neuf ans appelé Falklands Islands, et sur lequel on réclamait depuis toujours la souveraineté.

    Sur les 907 morts au combat, 649 sont argentins. Devant l’inaction du gouvernement argentin sur la marche à suivre pour l’enterrement ou le rapatriement de ses morts, un officier anglais nommé Geoffrey Cardozo va prendre à sa charge leur inhumation. Pourquoi cet attentisme ? Parce que rapatrier les corps des soldats reviendrait à retirer définitivement toute présence argentine sur le sol des Malouines, accepter la défaite et laisser l’archipel aux britanniques.
    Le traitement des morts est un exemple déchirant de la gestion de cette guerre par l’armée. Celle-ci n’annoncera pas aux familles la perte de leur fils, père, frère, oncle. Elles l’apprendront en les attendant devant les casernes, en demandant aux camarades rentrés. Le gouvernement n’ayant pas voulu s’occuper de la mise en terre, personne ne saura pendant des années où sont enterrés les disparus, ni comment ils ont péri. Mais lorsque des particuliers, des associations ou des professionnels commencent à parler d’identifier les corps pour rendre aux morts leurs noms, c’est une vague de contestation incroyable et incompréhensible qui se lève. Comme si avec les morts des Malouines était enterrées les affres des dictatures et qu’il fallait les laisser là, sans nom, sans mot, pour que le temps continue de s’écouler.
    Leila Guerriero, avec son immense talent, retrace les vies de soldats, de famille et de celles et ceux qui ont rendu possible le travail d’identification des tombés au combat dans cette guerre d’orgueil, et met en évidence les plaies béantes d’un pays encore meurtri.
    Car c’est grâce à l’acharnement de quelques-uns, à des investigations au long cours dans l’indifférence, voire l’hostilité étatique, que les familles ont pu, au fil des ans, retrouver leurs morts. Tout commence avec Julio Aro, ancien combattant des Malouines, qui rencontre Cardozo lors d’un séjour à Londres, et apprend le travail l’inhumation et de répertoriage des corps en vue de leur future identification. Sidérés, les deux hommes découvrent l’omerta imposée sur le sujet par le gouvernement argentin. Julio Aro prendra ensuite contact avec Luis Fondebrider et son équipe, les membres de l’Équipe argentine d’anthropologie médico-légale, puis avec Gabriela Cociffi, une journaliste, puis…, puis… Lentement, c’est toute une troupe qui se lève pour les morts, quels qu’ils soient. Car n’oublions pas que la guerre des Malouines, lancée par le dernier dictateur argentin, a rassemblé dans les rangs des combattants autant de simples citoyens que les tortionnaires de la dictature, tous unis sous la dernière épitaphe des héros tombés pour la patrie.

    Leila Guerriero rend hommage à l’équipe argentine d’anthropologie médico-légale et toutes celles eux ceux qui ont, pendant des années, mené minutieusement cette enquête légale et clandestine à la fois, qui vient remuer la douleur de la guerre et de la dictature et l’inaction totale du gouvernement. Elle raconte les entretiens avec les familles, les réticences de certains qui y voient un complot, les premiers vols des familles vers le cimetière militaire de Darwin, des vols hors de prix financés par Eduardo Eurnekian, milliardaire argentin. Elle y raconte les tensions, les incompréhensions, les soldats torturés par leurs officiers, la lutte pour le sens des mots qui vient brouiller les discours. Car les morts sans nom à la guerre sont, par certains, désignés comme NN (Nomen nescio), ce qui renvoient aux desaparecidos, aux disparus. Insultant pour certains pour qui leurs morts au combat étaient des fidèles au pays, pas des subversifs, et méprisants pour d’autres qui ne voulaient pas voir leurs disparus, celles et ceux engloutis par le régime dictatorial, mélangés avec des soldats qui auraient peut-être participé aux répressions.

    Cette magnifique enquête racontée avec délicatesse et force, qui tisse autant des histoires de vie que des conflits politiques est augmentée d’une postface, dans laquelle Leila Guerriero nous raconte sa rencontre avec l’équipe argentine d’anthropologie médico-légale, ainsi que d’un article publié en 2007 dans El País dans lequel elle retrace l’histoire de cette équipe. Née de l’arrivée en Argentine de Clive Snow, anthropologue médico-légal états-unien venu pour identifier les corps de disparus de la dictature et qui recrutera autour de lui de jeunes étudiants et diplômés en anthropologie, qui feront de cette étrange activité leur sacerdoce. Appelées à maintes reprises notamment par le Tribunal Pénal International pour l’Ex-Yougoslavie, différentes Commissions Vérité aux Philippines, au Pérou, au Salvador, en Éthiopie… l’équipe deviendra une référence dans la recherche, l’enquête et l’identification des victimes de crimes de masse, ou encore de Che Guevara, tandis que ses membres, tous autant qu’ils sont, espèrent qu’un jour ils deviendront inutiles.

    C’est donc un hommage à ces enquêteurs discrets et indispensables qui relient les vivants avec leurs morts et luttent pour ramener la vérité des répressions, des crimes d’état, des massacres et empêcher ainsi leur négation par leurs instigateurs que rend Leila Guerriero à travers ces différents textes. Comme dans Les suicidés du bout du monde, elle parvient à mettre au cœur de son travail la parole de celles et ceux, aussi insignifiants paraissent-ils, qui tentent d’arracher au quotidien leurs vies et de remettre du sens dans l’histoire violente, l’abandon gouvernemental, les déchirures sociales. Leila Guerriero a en elle le pouls de l’humanité, et nous le confie avec beaucoup de précaution et de sensibilité, tels ces cailloux clandestins ramenés du cimetière de Darwin, dernière présence de morts ignorés pour l’orgueil d’une dictature périclitante qui n’aura eu de cesse de faire disparaître.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik
    Éditions Rivages
    187 pages

  • Les suicidés du bout du monde – Leila Guerriero

    Un jour de la fin de l’année 2001, Leila Guerriero, journaliste à Buenos Aires, découvre la mise en place d’un programme de l’UNICEF développé par l’université de Harvard, le programme Jeunes Négociateurs, à Las Heras, une petite ville de l’état de Santa Cruz en Patagonie argentine. Ce programme est déployé là-bas car, entre 1997 et 1999, 22 jeunes personnes se sont suicidées. La journaliste décide donc de partir à Las Heras, alors que l’Argentine s’apprête à entrer violemment dans une crise économique tragique, pour reconstituer l’histoire de ces morts et de cette ville oubliée.

    Ce vendredi 31 décembre 1999 à Las Heras, province de Santa Cruz, le soleil était au rendez-vous.
    Il avait plu dans la matinée mais l’après-midi, sous les auspices favorables de ce qui avait toutes les apparences d’un été splendide, on faisait des courses, on enfournait des agneaux et des cochons de lait et on vendait des litres de vin et de cidre. Là, comme dans toute l’Argentine, on préparait les réjouissances du millénaires, les fêtes, l’alcool et les feux d’artifice.
    Mais à Las Heras, cette petite ville du Sud, Juan Guttiérrez, vingt-sept ans, célibataire, sans enfants, bon joueur de foot, ne verrait rien de tout cela.
    Il ne savait pas grand-chose de la mort – pas plus que les onze autres -, mais le dernier jour du millénaire il a su qu’il ne voulait plus vivre.
    A six heures du matin, sonné par l’alcool et mouillé par la pluie fine à l’aube d’une journée qui s’annonçait radieuse, il a frappé à la porte de chez sa mère jusqu’à ce qu’elle lui ouvre.
    Ont suivi les gestes de celui qui a toute la vie devant lui : il a voulu manger et a mangé. Puis, enragé, il est ressorti. Sa mère est restée affalée, à trembler dans son salon rempli de radiateurs étouffants. Quand elle est partie le chercher en courant, il était déjà trop tard.
    Elle l’a vu en tournant au bout du pâté de maisons. Il pendait comme un fruit trop mûr d’un câble électrique, au-dessus de la chaussée. Il était sept heures et quart du matin.

    Las Heras. Souvent absente des cartes, cette ville de Patagonie oscille entre ville fantôme et poudrière. Haut-lieu du pétrole argentin, la privatisation des exploitations dans les années 90 a mis sur le carreau bon nombre d’habitants. À l’époque, la ville est plus connue dans la région pour ses piquets de grève qu’autre chose, et son nom se perd dans le vent au fil de la route qui s’en éloigne. Pas d’internet, pas de cinémas, pas de salles de spectacle… La ville du bout du monde n’est ni une carte postale patagonienne touristique ni une métropole vivante et culturelle, loin de là. On y vient pour le pétrole, on y reste parce que la route est bloquée. L’or noir qui jaillit par les nombreux puits qui l’entourent aura été sa richesse et sa perte.
    Au fil de ses séjours à Las Heras, Leila Guerreiro prête son oreille et son temps à ces gens que le reste du pays, les Portègnes en premier, ignorent. Elle rencontre et s’entretient avec les familles des morts ainsi que certains des habitants emblématiques. Avec son enquête, elle ne cherche pas nécessairement à comprendre le pourquoi de ces suicides, cela, les morts l’ont emporté avec eux. Ce qui intéresse la journaliste, c’est autant l’histoire de ces jeunes que celle de leur milieu.
    Elle se glisse donc dans les cuisines, les bars et les arrière-salles, parlent avec les mères, les pères, le coiffeur, le prof et les fiancé-es pour dresser le portrait de la jeunesse de Las Heras d’abord, et de celles et ceux qui tissent le quotidien de la ville. On y rencontre des femmes devenues mères trop jeunes et qui ont laissé dans le berceau de leur enfant leurs rêves d’un avenir loin d’ici, d’autres qui ont suivi leurs maris, parfois violents, parfois non, mais souvent absents et tout autant alcooliques. Des jeunes garçons qui ont vu leur père se défouler sur leurs familles, avoir plusieurs familles, crever au boulot. Un petit groupe d’hommes homosexuels qui tentent par moment d’ouvrir l’horizon, avec peu de succès. Et tandis que l’Argentine sombre dans une crise économique sans précédent, à Las Heras, la crise semble faire partie de la normalité de la vie depuis bien longtemps.

    Leila Guerriero raconte ces histoires, celle de Carolina, de Juan, d’Elizabeth, de Mónica, de María, de Luis, de tous les autres, et leurs échos. On parle d’une secte qui aurait dressé une liste de noms des futures victimes, histoire à laquelle certains croient sans trop y croire vraiment. On lit le récit de l’entrepreneur des pompes funèbres de la ville, qui a vu passer tous les suicidés et est le seul à en avoir tenu la liste. On écoute ces femmes qui ont décidé de prendre les choses en main et de créer une ligne de soutien et d’écoute aux jeunes et aux familles. On entend la peur que ça recommence. On comprend l’angoisse, l’ennui, l’oubli, la misère et la résignation devant ce que personne ne voit mais que tous ressentent. Entre tout ça, on découvre la violence de l’industrie pétrolière, les ravages de la privatisation les bras-de-fer avec les dirigeants et le mépris des joutes politiques.

    À la fin, on ressent, nous aussi, l’isolement de Las Heras et de ses habitants, seulement visitée par ce vent insoutenable qui pourrait seul porter leurs paroles au loin, mais lacère leur voix du sable qu’il charrie, premier mur d’indifférence d’une longue série qui va jusqu’à Buenos Aires.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik
    Éditions Rivages
    222 pages