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  • Le ventre de la jungle – Elaine Vilar Madruga

    Une hacienda au beau milieu de la jungle, dans une région sous le joug de militaires et de narcos. Dans l’hacienda, une femme (Santa), son compagnon (Lázaro), sa mère (la Vieille) et une tripotée d’enfants (avec ou sans nom). Des poules aussi. Et tout autour, la jungle, donc. Épaisse, dense, humide, qui susurre des choses aux oreilles des habitant-es, et qui, rougissant, réclame son dû pour leur apporter protection et nourriture.
    Elle réclame du sang pour paiement de toute dette, de ces dons qu’elle leur fait, à Santa, sa mère et Lázaro, grâce auxquels ils survivent. Des enfants, tant et plus. Il faut faire des enfants, les garder en vie, les élever, vifs et vigoureux, en attendant que la jungle se teinte du sang qu’elle veut voir couler sur sa terre. Santa et la Vieille l’ont compris depuis longtemps, et chaque enfant sait qu’un jour lui aussi partira dans la jungle, la seule inconnue étant de savoir qui fera couler le sang.

    Les enfants

    Viendra la nuit, et avec elle le battement des grillons. L’hacienda se transformera en tas de rien que l’obscurité avalera avec sa bouche de monstre. Grand-mère est la seule à oser marcher dans les couloirs quand le soleil s’est caché. Elle n’a pas peur. Elle viendra bientôt chercher les grillons parce qu’elle les déteste, déteste ce cricricri qui ressemble aux pleurs d’un enfant malade. Mais dans cette hacienda, il n’y a pas d’enfants malades. Dans cette hacienda, nous nous évertuons à être fidèles et à nous coucher tôt après avoir récité un Notre Père ; dès que le jour tombe, nous allons dormir, comme les tristes poules dans les basse-cours qui passent leur vie à caqueter au soleil, et qui, sans soleil, ne sont plus des poules mais de la chair morte avec des plumes.

    Pour être une femme utile, il faut faire des enfants. La Vieille ne peut plus, elle qui est arrivée il y a si longtemps avec Santa, puis qui a donné naissance à Ananda. Santa a tout donné, elle a couché et pondu tant et mieux, mais depuis plusieurs mois elle ne saigne plus, saisie sans plus de cérémonie par la vieillesse et l’inutilité. L’équilibre tangue et la jungle finira par ne plus recevoir de sang, par comprendre que la source est en train de se tarir.

    Chapitre après chapitre, iels prennent la parole, enfants, inséminateurs, Vieille, porteuses, pour raconter ce contrat implicite et vital avec la jungle, la vie d’avant, la compréhension et la lutte pour la survie, celle qui exige à peu près tout, et surtout de mettre de côté un petit bout d’humanité. Faut-il céder coûte que coûte aux rougeoiements de la jungle ? Que se passerait-il, si ?

    Il y a d’autres souvenirs que tu n’effacerais pas non plus de ta mémoire. Peu après que ta mère eut dit que tu devais partager la charge des accouchements, Santa vint te trouver dans le jardin, la peau presque bleutée sous ses cernes. Ses dents dépassaient un peu de sa bouche. Elle avait des gencives blanches, squameuses, d’où pendaient des dents telles des éclats d’ivoire. Sa main aux longs doigts, lianes de la jungle où mouraient les pendus, se posèrent sur ton avant-bras et serrèrent fort, si fort que Choclo grogna légèrement malgré la peur que lui inspirait Santa.
    « Fais des gosses ou je te bouffe les yeux, connasse », te menaça ta grande sœur.

    Sensuel, étouffant, perturbant, entre autre, le roman d’Elaine Vilar Madruga ne prend de gants avec personne, surtout pas ses personnages, dont elle fait des apôtres et victimes, enfermé-es entre un passé violent et désormais perpétuateur-ices d’un holocauste dont ils ne connaissent rien si ce n’est sa nécessité, qu’iels font au mieux avec lâcheté, au pire avec un enthousiasme qui ne plaira peut-être pas au dieu de la jungle, à sa bouche salivante et lourde, son ventre grondant et acéré.
    Car tout un chacun sait bien, au fond, où sont les plus terrifiants des monstres, et ce n’est peut-être pas sous le couvert des arbres.

    Éditions les Léonides,
    Traduit de l’espagnol (Cuba) par Margot Nguyen Béraud

  • La mauvaise habitude – Alana S. Portero

    Nous sommes à Madrid, dans les années 1980, d’abord. Notre petite protagoniste vit avec sa famille dans le quartier ouvrier de San Blas. Alors que la démocratie revient en Espagne, que la Movida s’empare de la capitale, San Blas voit errer dans ses rues une jeunesse égarée dans l’héroïne et le chômage. Les immeubles décrépis abritent tant des voisin-es soudé-es et solidaires que des hommes violents, des déjà nostalgiques de Franco et des marginaux. La famille de notre narratrice semble des plus classiques, modeste, honnête, sans histoire. Mais dans sa tête et son corps, c’est un tourment sans fin. Car si elle n’aime rien tant que danser sur Madonna, se maquiller et s’imaginer dans des robes extravagantes, pour tout le monde, elle, c’est Alejandro, le deuxième fils de la famille. Et les deux identités sont de plus en plus difficile à porter au fil des années.

    J’ai vu chuter tels des anges en phase terminale une génération entière de garçons. Des adolescents à la peau grise auxquels il manquait des dents et qui sentaient l’ammoniaque et l’urine. Leurs silhouettes de Christs morts de Mantegna flanquaient la calle Amposta, la sortie du métro San Blas et les pelouses du parc El Paraiso. Criblés d’aiguilles tel saint Sébastien. Assis ou couchés n’importe comment. Bougeant à peine, lents et syncopés comme des poupées cassées. Affichant le grand sourire des crucifiés. Sans défense, flottant déjà hors de toute atteinte. Je les ai vu se propager, s’engourdir jusqu’à la quiétude finale, puis se décomposer dans la fange de notre quartier au nom de saint et pourtant abandonné de Dieu.
    La première fois que je suis tombée amoureuse, ce fut de l’un de ces anges. Il s’était jeté par la fenêtre de l’appartement de ses parents qui se trouvait juste au-dessus de notre rez-de-chaussée de trente-cinq mètres carrés, une seringue plantée dans le pied. Mon voisin Efrén avait été retrouvé mort dans la rue, à moitié nu, devant ma porte. Je n’avais pas encore six ans, je portais un patch sur l’œil et je bégayais.

    Celle que nous appellerons A sait, dès toute petite, que son corps n’est pas le bon, qu’elle n’est pas ce fils, ce petit garçon que tous les autres voient. Entourée d’hommes un peu brusques, quand ils sont gentils, voire brutaux ou carrément violents, violeurs, racistes et misogynes, elle ne parvient pas non plus à se raccrocher à quoi que ce soit dans cette identité masculine qui s’étale devant elle. Au fil des années et des rues surgiront dans sa vie des personnes qui lui permettront de se construire, se connaître, s’affirmer ou se recroqueviller tandis que Madrid se transforme elle aussi.
    Le premier amour partagé et les premières confessions qui viennent donner corps à son identité profonde ; la voisine un peu sorcière et exclue ; l’ogre d’à côté ; l’homme viscéralement dangereux. Il y a aussi le tenancier du bar gay et son mur de disparus ; les prostituées travesties brisées, humiliées mais battantes et fières. Et puis Margarita.

    C’est ma préférée, Margarita. Celle qui m’a fait pleurer à chaque fois, celle qui a fait sortir toute l’émotion qui affleure depuis le début de ce livre et qui d’un coup jaillit dans une humanité et une émotion pudique, et pourtant si puissante. Alana S. Portero sait raconter et décrire ses personnages, faire miroiter leurs complexes, leur complexité et leurs facettes. Beaux, laids, touchants, révoltants, remuants… on ressent chacun dans sa chair, la leur et la nôtre, et celle d’A, marquée au fer rouge par chacune de ces rencontres, qui l’amèneront à trouver la femme qui dansait en son sein depuis son enfance.

    C’est aussi le portrait d’une ville et d’une époque, de l’Espagne post-franquisme, de Madrid après la Movida. Le SIDA est passé par là, la drogue fait des ravages, les oubliés d’avant sont toujours mis de côté. Travail, famille, football, le troisième pilier étant le plus sûr de la sainte trinité. Et au milieu, La Perruque, Margarita, Jay, Eugenia et les filles… Étincelles, comètes ou roc, toutes et tous viennent illuminer la ville de leur rage d’être, de leur lutte et leurs espoirs et sèment chez A autant de graines et d’exemples, d’expériences pour résister et exister.

    Un très beau roman et une magnifique série de portraits et de vies, sensible et rude dans les fantasmagoriques rues madrilènes.

    Traduit de l’espagnol (Espagne) par Margot Nguyen Béraud
    Flammarion
    262 pages

  • Cadavre exquis – Agustina Bazterrica

    Marcos travaille dans un abattoir, il est le bras droit du directeur et s’occupe de vérifier la qualité de la viande, de traiter avec les éleveurs et les clients. Mais l’abattoir de Marcos s’occupe d’une viande spéciale. En effet, un virus a contaminé toute la faune de la planète. Les animaux, impropres à la consommation et dangereux pour les humains, ont été abattus. L’envie de viande n’a pas disparu pour autant, et certains ont commencé à s’en prendre aux plus pauvres, aux migrants, aux vagabonds, pour assouvir leurs envies. Le gouvernement a alors décidé d’encadrer cette pratique, et a légalisé une viande spéciale, issue d’élevages d’humains…

    Demi-carcasse. Étourdisseur. Ligne d’abattage. Tunnel de désinfection. Ces mots surgissent et cognent dans sa tête. Les détruisent. Mais ce ne sont pas seulement des mots. C’est le sang, l’odeur tenace, l’automatisation, le fait de ne plus penser. Ils s’introduisent durant la nuit, quand il ne s’y attend pas. Il se réveille le corps couvert de sueur car il sait que demain encore, il devra abattre des humains.
    Personne ne les appelle comme ça, pense-t-il, en s’allumant une cigarette. Lui non plus, il ne les appelle pas comme ça quand il explique le cycle de la viande à un nouvel employé. On pourrait l’arrêter à ce seul motif, et même l’envoyer aux Abattoirs Municipaux pour se faire transformer. « Assassiner » serait le mot exact, mais ce mot-là n’est pas autorisé. En ôtant son maillot trempé, il cherche à chasser cette idée persistante selon laquelle c’est pourtant bien ce qu’ils sont, des humains, élevés comme des animaux comestibles. Il va au frigo et se sert un verre d’eau glacée. Il la boit lentement. Son cerveau le prévient que certains mots dissimulent le monde.
    Il y a les mots convenables, hygiéniques. Légaux.

    Marcos vit seul depuis que sa femme est retournée chez sa mère, ne se remettant pas de la mort de leur fils. Lui non plus, d’ailleurs. Il vit ses journées en les hantant, et l’absurdité, l’horreur de ce quotidien macabre et meurtrier ne le quitte plus. Un beau jour, l’un des éleveurs avec lesquels travaille Marcos lui offre une femelle, une PGP, Première Génération Pure, des « têtes » nées et élevées en captivité. Il la garde dans son garage, s’occupant d’elle sans savoir qu’en faire. Serait-ce le début du glissement pour Marcos ?

    Lectrice, lecteur, mon cœur battant, accroche-toi à ta peau, ce premier roman peut mettre à rude épreuve.
    Plus d’animaux donc. Et un contexte de surpopulation tragique. Quand les gens ont commencé à s’entredévorer, certains gouvernements ont mis en place une « Transition ». Et le monde a commencé à s’adapter. Les lois, les éleveurs, les abattoirs, les tanneurs, les laboratoires, les chasseurs. Les gens. On élève donc ces « têtes », qui seront traités, abattus, chassés. On récupère la peau pour le cuir. Mais on fait ça bien, hein. Un code est mis en place : interdiction d’utiliser ces « têtes » comme esclave, que ce soit de travail ou sexuel, interdiction de trafic, contrôle d’hygiène… Viande de bœuf ou viande humaine, même combat.
    Notre cheminement aux côtés de Marcos, dans son quotidien professionnel et personnel, les plongées dans ses souvenirs d’avant, ses errances dans l’ancien zoo à la recherche d’une normalité perdue ou bien d’une confrontation violente avec le nouveau présent nous force à regarder dans sa réalité crue ce monde sans animaux mais avec steak. Un monde dans lequel les inégalités sociales sont régies par le vieil adage « manger, ou être mangé ». Et plane, au-dessus de cela, cette question indicible mais permanente : ce virus était-il réel, ou bien la viande spéciale la seule solution trouvée pour réguler l’espèce humaine, et le virus pour le faire accepter ?

    Agustina Bazterrica n’oublie aucune situation pour nous montrer ce que serait une société dans laquelle le cannibalisme aurait été légalisé, et par là mettre en avant nos rapports de classes (entre humains) et notre rapport à la viande (humaine ou non). Elle le fait avec une distance et une froideur chirurgicale terrifiante, tout autant qu’une inventivité et un suspense glaçant. Et jusqu’au bout, rien ne nous est épargné. Un roman brillant d’une force terrible, inlâchable malgré la nausée.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Margot Nguyen Béraud
    Éditions J’ai Lu
    279 pages