Étiquette : martinique

  • Mon cœur bat vite – Nadia Chonville

    Alors que le soleil se couche sur la mer Caraïbes, Édith soulève du plat du pied la poussière qui recouvre le plancher d’une case. Le lendemain, elle se rendra au procès de son frère, Kim. Car cinq ans plus tôt, Kim a tué, il a tué plusieurs personnes, dont le fils de sa sœur. Et avant d’affronter ce procès, pour tenter de comprendre, ou du moins de savoir, de tenter de cerner les causes de ces gestes aberrants, Édith fait appel à ses ancêtres et revient cinq ans, quinze ans, cent ans en arrière pour retracer l’histoire de son frère et de sa famille, tirer sur les fils de sang qui mène à la mort de son fils.

    D’abord, Kim caresse la bouteille. Il glisse ses doigts infinis sur le corps droit et anguleux du verre trempé, où l’or brut gît. Ses yeux noirs transpercent les profondeurs liquides et enlèvent aux anges la part dérobée. Du pouce, il saut le bouchon. Sa main fermement saisit ce corps et fait glisser ses eaux incandescentes dans un verre froid. Alors la cascade de soleil emporte dans son lit la douleur de Kim, sa fièvre, son cœur en dérive, et dans la musique chatouilleuse de l’alcool sur la glace s’abîme le reflet de son souvenir. Il respire, et une heure s’étire entre ses narines sans oser ni parler ni soupirer. Restent juste la clameur ciselée du temps qui passe et les commandements que le rhum glisse à son oreille.
    L’alcool lui dit : fais-moi danser, Kim. Berce-moi dans le creux généreux de tes paumes. Fais vibrer sur mes eaux tes lèvres brunes et charnues, tes narines saillantes, et ferme les yeux. Kim abaisse les paupières et l’alcool lui dit : grimpons ensemble sur la cime de tes errances. Je te ramènerai aux flancs du morne vert où tout a commencé. Nous réveillerons le silence qui tu as enterré là. Partons creuser ensemble les hauteurs du morne qui domine la mer et l’océan. Plonge tes mains là, dans la terre des tiennes, là où l’odeur moite du sang répandu dans l’humus étire en longs soupirs les cris des martyrs.
    Le verre de Kim est vide, mais le rhum lui parle encore, et la nuit de Kim murmure ainsi en mélancolie sans lui souffler jamais d’à nouveau remplir ce verre.

    Édith et Kim auraient pu ne pas grandir malheureuses. Leur mère a toujours été travailleuse, et le départ du père lorsqu’elles avaient une quinzaine d’années, n’a pas été pour déplaire. Mais pesait déjà sur elles plusieurs poids. Celui de la société, de la violence des hommes, de leur histoire familiale, qui rassemble en un fagot importable tout cela. Elles descendent d’Ayo, arrivée sur un bateau négrier et qui libérait d’une vie d’esclave les fruits des amours salvatrices ou des viols coloniaux. La lignée s’étend jusqu’à nous, sorcières en contact avec les esprits, connaisseuses des plantes, des remèdes guérisseurs comme des infusions létales. Mais cette lignée de femmes porte en elle l’histoire coloniale de la Martinique. Esclavage, femme à soldats, violence, racisme… Jusqu’à l’inceste, le corps du père, lourd sur celui d’Edith, et Kim qui ne sait qu’en faire. En grandissant, Kim se sentira de plus en plus étrangère à ce corps féminin, et taira toujours que, comme sa grande sœur, il peut entendre ses aïeules. Devenu le frère, le garçon imprévu d’une lignée uniquement féminine depuis des décennies, il ne peut plus supporter la violence sans fin et sans limite qui écrase les femmes de sa famille et décide de la purger dans le sang.

    Lectrice, lecteur, scintillement de mes larmes sur l’écume, c’est une voix à nulle autre pareille que nous présente ici la formidable maison Mémoire d’encrier (que je ne me lasse pas de découvrir). Nadia Chonville, autrice martiniquaise, nous conte ici par le menu et avec une poésie d’une brutalité tissée dans la dentelle et les herbes séchées la violence coloniale et patriarcale, le poids encore trop présent de la conquête, la séparation sociale entre les îles et la France, qui renvoie bien ses enfants des Antilles à ce qu’ils étaient originellement, selon elle. Elle nous parle de l’histoire de ces femmes qui ne peut se départir de celle de cette violence, inhérente et imbriquée, fatalement, qui a imbibé les âmes comme le chlordécone pourrit les sols. Elle raconte les liens qui restent, au-delà des temps, les traditions et la magie, pour transmettre aux suivantes la force et la connaissance des précédentes. Mais cela doit être appris, suivi, et Kim, lorsqu’il était encore assignée fille, n’a jamais voulu dire que lui aussi, avait dans l’oreille ses puissantes ancêtres. Et la colère ancestrale se mêle à la rage contemporaine.

    Assignation. C’est peut-être l’un des mots à retenir de ce roman si renversant. Si celle de Kim en tant que fille dans son enfance est la plus littérale, elle est accompagnée de tant d’autres, qui se coupent et se mêlent. L’assignation à partir en métropole pour les jeunes insulaires, l’assignation à être l’épouse, la mère, la bonne chrétienne et la serviable voisine, la femme soumise et silencieuse, la fille pas pute. La pute. L’homme violent. Le bon Noir. Le révolté. La sorcière. La femme à protéger. Kim, comme Édith, comme leurs aïeules, leurs voisin·es, leurs ami·es sont enroulé·es dans des bobines de fils collants et brûlants des rôles qu’on leur assigne et dont iels doivent démêler ce qui les constituent et tenter de s’extraire du reste, d’imposer leurs êtres multiples, complexes.

    Mon cœur bat vite est un roman d’une poésie brûlante, douleur vive, prégnante et régénératrice qui nous révèle une voix puissante des Antilles.

    Éditions Mémoires d’encrier
    201 pages

  • Tè mawon – Michael Roch

    Joe débarque à Lanvil depuis Nouvelle-Marseille à la recherche de sa copine, Ivy, qui n’a pas donné signe de vie depuis un bail. À peine arrivé dans la mégalopole caribéenne, il rencontre Patson, qui va l’aider à retrouver sa belle, et l’embringuer dans une galère et un combat que Joe n’imagine même pas.
    Ézie et Lonia, frangines, travaillent Anwo Lanvil, pour Babel S.A. comme codeuses et traductrices de la blockchain caraïbe. Inséparables de par leurs compétences et malgré (aussi ?) par la haine que voue Ézie à sa sœur, elles participent au cœur vibrant de Lanvil tout en remettant en cause sa direction.
    Pat, de son côté, après de longues années de lutte syndicale et un retrait radical de la scène, mène depuis Anba Lanvil une nouvelle quête pour bousculer l’ordre établi, et surtout retrouver ses racines, la vraie terre, le Tout-Monde.

    Lanvil, mégalopole caribéenne construite sur l’asséchement de la mer et l’aplanissement de la terre, court de Cuba (CUB) au Venezuela (VNZ) en prenant toutes les îles de l’archipel des Antilles. Centre technologique, culturel et politique de la planète suite à la chute des anciennes puissances sous le joug des extrêmes-droite, des pandémies et autres catastrophes naturelles, Lanvil impulse une nouvelle dynamique au monde, et la Caraïbe en est donc son centre. Mais malgré tous ses beaux rêves et ses idéaux, n’est-elle pas en train de sombrer, à son tour, sous son hyper-développement ?
    Dirigées par des corpolitiques, la ville se veut un havre, un lieu d’émancipation et de progrès. Le transhumanisme ouvre des possibilités folles à qui le veut/peut et le développement de la cité doit continuer à œuvrer pour le rapprochement des peuples. D’ailleurs, Lanvil est une ville métissée, créolisée. On y parle français, anglais, mandingue, un créole antillais qui s’enrichit des mots de chaque personne qui vient s’y réfugier. Pourtant, elle n’échappe pas à la violence économique, et chacun se répartit géographiquement selon sa caste : Anwo la richesse et le progrès, Anba les parias, les trafics et la violence.
    Et chacun de nos protagonistes, quelle que soit sa localisation, ressent un manque brûlant, tabou, celui de retrouver, sous les façades de verres et de nanobots, la terre ancestrale.

    PAT. Anba Lanvil
    Demain, Pat, tu renverses le monde tjou pou tet. Demain, tu retournes Lanvil, tu creuses ses piliers, à l’ancienne, tu retrouves la terre des zansèt et tu libères le peuple. Dis-toi ça, Pat : t’y es presque. T’arrives au bout du combat. Lagoumen, c’est bientôt fini. Demain, peut-être un peu plus, quelques jours, deux semaines, tu déclenches la révolution et tu fais tomber Babilòn, pour de bon. Levé’w ! Tiré kò’w ! Sonjé Tout-Moun : pense à cette terre qui t’attend. Elle est ta force.
    Et maintenant plonge ta main, Pat. Une dernière fois. Plonge ta main dans la douleur élektrik.

    Dans ce très riche et bouillonnant roman choral, la première chose qui te happe, lectrice, lecteur, ma belle, c’est cette magnifique langue. On change de langue à chaque personnage et pourtant l’unité est là, la compréhension aussi, qui s’enrichit d’une immersion d’autant plus forte dans cette ville-monde au détour des ajouts d’anglais et d’espagnol au français ou au créole martiniquais. Chacun vient apporter sa variation à la langue, qui devient multiple et partagée, montrant ainsi la diversité des origines et cultures et la manière forte et si évidente de se comprendre tout en existant : ces mots sont les miens, surtout utilise-les.
    Rien n’est manichéen dans ce roman, on ne se déshumanise pas en s’augmentant technologiquement, on y trouve autre chose ; l’Anwo n’est pas foncièrement contre l’Anba, il s’est construit ainsi, car pour que les choses changent vraiment, il faut agir dessus, il faut en prendre conscience et accepter, peut-être que le changement ne se fera pas exactement comme on l’avait imaginé. Il faut aller loin, creuser, se relier, parler, se mêler, sans crainte de se perdre, ou, au contraire, en acceptant de se perdre un peu, de donner et de recevoir. Car sous les tours vertigineuses et immaculées de Lanvil, il existe un peuple qui n’attend que de se mettre à vif pour laisser éclater ce besoin de se connaître, soi-même et parmi les autres, parmi le monde.
    Michael Roch s’empare et partage avec nous une très belle et profonde réflexion sur les notions complexes et pourtant décisives de Tout-Monde et de créolisation d’Édouard Glissant, autour desquelles se construit son roman. Lieu véridique ou concept à redécouvrir, le Tout-Monde est l’objet de tous les fantasmes, conscients ou cachés.

    Il nous propose ici une SF caribéenne et créolisante audacieuse et riche, complexe et foisonnante qui nous glisse sur la langue avec délectation et nous amène à nous interroger sur notre destin commun.

    […] traduire est bien plus que comprendre l’autre. C’est aussi saisir sa nuance, s’emparer de son esprit, se l’approprier, le faire sien. Cela demande de faire fi de sa peur de l’autre et de ce qu’on projette sur lui. […] Accepter la complexité du monde revient à ne pas traduire mais à transcender, à s’abstraire. Dépasser la traduction et entrer en relation.

    La Volte
    215 pages

    Si tu veux en apprendre plus sur Édouard Glissant et sa pensée, je te conseille cette très intéressante série d’émissions sur France Culture, que tu trouveras ici !