Quelque part aux alentours du lac Sevan, au milieu des montagnes, une petite communauté vit cachée, en totale autarcie. Celles et ceux qui errent peuvent y être accepté-es, celles et ceux qui la découvrent par hasard risquent de ne jamais la quitter. Protégé par Harout et son cheval fou, le village passe à côté du temps qui passe, fuyant les violences et les cahots du monde.
Sato avait promis de tuer l’enfant à la naissance. Elle demandait trente œufs, dont une moitié de dinde, alors qu’elle ne prenait habituellement que dix œufs de poule pour un accouchement, sans compter les nombreuses injures qu’elle recevait s’il s’avérait plus tard que l’enfant était mal élevé. « Qu’elle soit maudite la sage-femme qui t’a mis au monde ! » Les gens s’en prenaient à elle parce qu’ils étaient persuadés qu’on héritait du caractère de celle qui nous avait touché en premier.
Cette fois-ci, pour qu’elle ne regrette pas sa décision, on avait ajouté un coupon de laine verte. C’est ce que Sato obtint le jour où, aux premières contractions, Nakhchoun se plia en deux, un genou à terre, non loin de la source. Les autres femmes venues chercher de l’eau la prirent par les bras pour la traîner jusque chez elle. Bavakan, la femme du maçon, avait fait signe à Sato de les suivre.
Chaque fois que les douleurs de Nakhchoun s’estompaient, Sato se dépêchait de sortir de la maison. Les femmes assemblées devant la porte frottaient leurs mains gelées, et leurs regards pleins d’attente semblaient briser le silence.
– Alors ? demandèrent-elles finalement ?
Un beau jour, Harout ramène dans sa charrette un groupe, dont une jeune femme enceinte, qui sera baptisée Nakhchoun, « beauté ». Elle et ses compagnons d’infortune ont fui les Turcs et le génocide en cours dans les provinces arméniennes, et Nakhchoun doit son état à la soldatesque turque et kurde, en paiement de sa vie gardée. L’arrivée de la jeune femme, de ses futurs enfants empli du sang et du souvenir de l’ennemi génocidaire chamboule l’équilibre du village et le cœur d’Harout, au passage.
Tous sont arrivés ici en fuyant, bien souvent le fil d’une épée. Des premiers massacres des années 1895 au génocide de 1915, le sang d’Arménie n’a cessé d’abreuver la terre, et dans son village, Harout tient à ce que tout cela reste loin. Lui seul fait la navette avec l’extérieur, vendre les productions des artisans et acheter le nécessaire qu’ils ne peuvent produire, savoir ce que devient le pays. Mais jamais les nouvelles n’arrivent jusqu’aux villageois. Ce monde isolé vit au rythme du conte infini de Varso, des rumeurs de tromperies et d’amours, du mépris et de la jalousie envers la belle et détestée Nakhchoun et ses filles, en attendant de savoir ce que Dieu leur réserve pour la suite.
Le froid enserre les corps, le vent emporte les histoires et les âmes, rend fou les êtres et fait passer les heures autour du village et sur les eaux du lac Sevan. Une guerre en chasse une autre, les oppresseurs changent, et le village continue de ne pas changer, croit-il. Vaut-il mieux attendre et s’en remettre à Dieu, ou aller, et s’en remettre à Dieu ?
Au bord de cette mer intérieure fantastique qu’est le lac Sevan, la montagne devient un sanctuaire et le village d’Harout une arche fantomatique qui n’atteindra sans doute jamais son Ararat, déjà à l’arrêt, échouée sur les récifs du temps et de la violence, pétrifiée tant par sa peur que par son désir et ses rêves.
Traduit de l’arménien par Nazik Melik Hacopain-Thierry
Les Argonautes