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  • Dieu, le temps, les hommes et les anges – Olga Tokarczuk

    Un matin d’été de 1914, les gardes du tsar arrivent à Antan et emmènent avec eux Michel, le meunier. Geneviève, sa femme, le voit ainsi s’éloigner, sans savoir où, ni combien de temps, avec comme seul savoir que, plus loin, c’est la guerre, et le Tsar emporte tous les hommes au combat.
    Tandis que les hommes se battent, Geneviève continue à dévider les heures et les jours, portant son premier enfant, faisant tourner le moulin, attendant. C’est le milieu de son temps, et le début du temps des autres, de sa famille, de ses voisins, de son village. Car si Antan est un petit hameau calme et paisible, c’est aussi le centre de l’univers, et qui sait quel rôle il joue, alors que le monde bouge, se tord et défile.

    La famille Céleste, issue de Michel et Geneviève, croisera la famille Divin, enfants du père qui passe ses journées perché sur le toit du château, à changer des bardeaux.
    Dans le château, on croisera le châtelain Popielski, obnubilé par ses livres, puis par un étrange jeu que lui prête le rabbin. Un jeu qui déplie l’univers en mondes soumis au bon vouloir de Dieu.
    Dans les bois qui entourent Antan, la Glaneuse règne. Elle y connaît non seulement les secrets de la nature, les plantes, le temps et les légendes, mais elle est aussi sensible au passage du temps sur Antan. Elle ressent les vibrations particulières du village, pressent les événements.
    Parmi les mythes, on croisera un homme-bête, un noyé, une lune vengeresse. Peut-être même tout Antan ? Ou alors rien de tout ça n’est légendaire.

    Antan est l’endroit situé au milieu de l’univers.
    Le traverser d’un pas rapide du nord au sud demanderait une heure. De même, d’est en ouest. Et s’il prenait fantaisie à quelqu’un de faire le tour d’Antan d’une démarche tranquille, en examinant chaque détail, en réfléchissant à chaque chose, cela l’occuperait une journée entière. Du matin au soir.
    À la frontière nord d’Antan s’étale la route qui va de Taszow à Kielce, animée et périlleuse car elle engendre l’angoisse du vooyage. Cette frontière est placée sous la garde de l’archange Raphaël.

    L’expression est un peu galvaudée, mais c’est un roman-monde que l’on a ici entre les mains. Olga Tokarczuk fait de ce petit village d’Antan un creuset dans lequel s’engouffre le temps, l’histoire et les gens. On y suivra le parcours de chacun des habitants du village, du plus central au plus petit, car tous, et ici surtout, toutes, ont laissé quelque chose dans la terre d’Antan et donc dans le tissu du monde. Que ce soit Florentine, qui hurle à la Lune ou Isidor qui découpe le monde en quadruplets, chaque individu amène sa vie, ses sentiments, ses douleurs, sur le chemin que trace Antan.Ce roman fourmille, part dans tous les sens en gardant pourtant toute sa tête, et nous propose à nous de prendre, de garder, d’interpréter. Est-ce le châtelain qui, sans le savoir, gouverne au monde avec son jeu Ignis fatuus ou Jeu instructif pour un seul joueur ? Le père Divin, perché sur les toits, et qui observe avec détachement les malheurs qui s’abattent, a-t-il une responsabilité ?

    Tandis que les années passent, les hommes reviennent de ce qui sera, pour nous, la 1ère guerre mondiale, et reprennent bon an, mal an, le cours de la vie auprès des femmes et des enfants qui continuent à porter le fardeau du quotidien, qui lui ne dévie pas. Puis arrive le moment où d’autres soldats arrivent, arrêtent les Juifs, les exécutent ou les emmènent. Et encore d’autre soldats, puis un autre régime, puis d’autres métiers… les temps se succèdent, continus, sans appellation historique, seulement leur présence au quotidien, leur violence, leur improbabilité et la nécessité d’y survivre.

    Les femmes dans ce roman, sont particulièrement impressionnantes. Elles subissent mais elles avancent, elles savent, elles apprennent, elles tentent de transmettre. Parfois avec succès, parfois non. Mais malgré tout, et en pleine connaissance du fardeau qu’elles portent et que leurs mères avant elles ont traîné, elles s’accrochent. Dans les douleurs de l’enfantement, dans la noirceur de l’incompréhension, dans les affres dévorantes des passions amoureuses. Entières et complexes, les femmes d’Antan portent en leur sein le village et sa (sur)vie.

    Il y aurait encore tant à dire sur Antan, mais je vais conclure en te disant, lectrice, lecteur, que les prochains mots seront les tiens, car je ne veux pas non plus te perdre, alors que ce livre est d’une évidence lumineuse. Il faut lire Olga Tokarczuk, il faut lire Dieu, le temps, les hommes et les anges.

    Traduit du polonais par Christophe Glogowski
    Pavillons poche – Robert Laffont
    400 pages

  • Sur les ossements des morts – Olga Tokarczuk

    Ancienne ingénieure et enseignante d’anglais dans une petite ville des Sudètes, Janina Doucheyko vivait tranquillement, bercée par les visites de son ami inconditionnel de Blake, sa rédaction d’horoscopes et autres analyses astrales et sa passion pour la nature sauvage et grisante qui l’entoure. Mais Mme Doucheyko est énervée, car cette merveilleuse nature est souillée et ses beaux et sauvages membres, cerfs, renards et autres animaux à fourrure, tués et braconnés par des chasseurs incultes et barbares. Alors lorsque son voisin, braconnier notoire et homme rustre, est retrouvé mort, ouvrant le bal d’autres cadavres de fripouilles du même acabit entourés de traces de pattes et fourrures animales, Mme Doucheyko s’interroge : les animaux auraient-ils décidé de se venger ?

    Gentiment barrée, Mme Doucheyko vit dans son monde, un monde dans lequel les astres guident nos pas, et la poésie de Blake nous emmène dans de belles balades en République Tchèque. Un univers dans lequel la nature est sacrée et les animaux, insectes et tout autres manifestations vivantes non humaines un réceptacle de la puissance et de la beauté du monde. Alors quand les braconniers et les promoteurs copinent et conspirent, elle n’aime pas trop ça. Mais qui pourrait croire que les animaux se vengeraient ? Entourée d’une galerie de personnage marqués et marquants qui sont auréolés de la folie de douce de Janina Doucheyko (on n’a pas idée de s’appeler Janina…), nous nous retrouvons au cœur d’une enquête mystico-politique qui amène à réfléchir sur les thèmes très contemporains que sont la protection de la nature, l’empreinte de l’humain sur la planète et les moyens à donner à la lutte. Avec son côté vieille hippie à tendance new-age, Mme Doucheyko passe pour la lunée du quartier, mais peut-être a-t-elle trouvé la clef de ces énigmes troublantes et inquiétantes.

    Ignare comme je suis, je n’avais pas retenu ce nom (et il faut croire que le gros bandeau « Prix Nobel de littérature » n’était pas assez gros). Mais si l’histoire en elle-même est passionnante, l’écriture d’Olga Tokarczuk nous fait passer un niveau supplémentaire. Les personnages sont ciselés, originaux et très vivants, et la pensée décousue et pourtant tellement structurée de Mme Doucheyko nous enveloppe dans son cheminement, à travers les méandres de ses réflexions assez irrationnelles au premier abord, mais qui prennent doucement de l’épaisseur, jusqu’à nous faire nous demander, à nous aussi « et pourquoi pas ? ». Son excentricité et sa marginalité ne vont à la longue que renforcer le sentiment d’injustice devant non seulement l’incrédulité des autres face au discours de celle qui est surtout vu comme la sorcière du fond des bois, mais aussi et surtout devant l’impunité totale des puissants, les premiers à trafiquer et à braconner, et le rejet de la justice devant les démarches légales lancées à maintes reprises par Mme Doucheyko pour défendre ses convictions.

    Je suis à présent à un âge et dans un état de santé tels que je devrais penser à me laver soigneusement les pieds avant d’aller me coucher, au cas où une ambulance viendrait me chercher en pleine nuit.

    Si seulement ce soir-là j’avais consulté l’éphéméride pour voir ce qui se passait dans le ciel, je ne me serais sans doute pas couchée du tout.

    Roman policier bien ficelé et réflexions poussées sur l’écologie, la domination des élites dans chaque strate de la société et le regard sur les femmes, Sur les ossements des morts est un roman non seulement prenant et passionnant mais aussi très intelligent sur des questions qu’il faut toujours se garder dans un coin de la tête (c’est sans doute pour ça qu’Olga Tokarczuk a décroché ce prix Nobel !).

    Traduit du polonais par Margot Carlier
    Éditions Libretto
    288 pages