Étiquette : suisse

  • Dix petites anarchistes – Daniel de Roulet

    Le petit village de Saint-Imier, dans le Jura suisse, vivote en ce milieu de XIXème siècle. À Saint-Imier, canton de Berne mais Jura francophone, on fait des montres, comme ailleurs en Suisse on fait du fromage. La vallée encaissée laisse parfois passer le soleil, ça dépend du versant sur lequel on est né·e. Là, une dizaine de jeunes filles, entraînées par le mouvement du monde qui résonne dans leur village, décident de se libérer de l’ordre imposé par la bourgeoisie et la police du capital, de vivre sans contraintes, ensemble, repoussant le poids du patriarcat et des règles chrétiennes. Elles décident de quitter leur vallon pour créer une communauté anarchiste, loin de leurs montagnes, en Amérique du Sud.

    Avertissement au lecteur pour qu’il sache qui a écrit ses lignes et pourquoi, sans oublier de préciser le rôle d’un certain cahier vert qui remplit les trous de la mémoire.
    On était dix et à la fin on n’est plus qu’une. On s’appelle Valentine Grimm, née le 30 novembre 1845. On est la cadette des sœurs Grimm. À soixante-quatre ans, on a l’âge de faire les comptes.
    Jusqu’ici on avait surtout rédigé des chroniques de circonstances, des histoires romancées pour endormir les enfants ou la méfiance de nos ennemis, des lettres bien tournées à des amies. Et voilà qu’on va être la petite rapporteuse de nos compagnes.
    On n’a envie ne de se moquer ni de jouer les saintes. Juste des portraits, nos amours, nos convictions sans trop juger ni surplomber. Avec l’idée que ça pourrait être comme notre testament politique. Bref, une affaire sérieuse. Comme vous allez voir, on a toutes eu des existences bien remplies. Quand on se manifestait par écrit, on signait d’un pseudonyme ou bien « quelques femmes insouciantes ».
    On s’était promis une entraide qui dure jusque dans des actions que nous ennemis disaient violentes, alors qu’elles ne s’en prenaient qu’à l’injustice. Aujourd’hui, nous, Valentine, réfugiée en Uruguay, on a donc décidé de vous raconter, sans trop mentir, ce qu’il en coûte de réinventer le monde.

    Le sachiez-tu, lectrice, lecteur, ma vie rêvée, avant de s’afficher en grandes lettres à Roland-Garros et sur les poignets des riches qui veulent le montrer, Breitling, Longines, Heuer, sont nés à Saint-Imier, ce petit village suisse proche de la frontière française. C’est aussi à Saint-Imier, cocasserie de l’histoire, que s’est réuni en septembre 1872 l’Internationale anti-autoritaire, qui met en avant les grands principes anarchistes, le village accueillant pour l’occasion Bakhounine et Malatesta, entre autres.
    C’est dans cette ambiance, marquée par des troubles avec la police et les autorités, que nos dix jeunes filles, les frangines Valentine et Blandine, Juliette et Colette les amoureuses, Adèle, Jeanne, Mathilde, Émilie, Blandine, Lison, Germaine, et les enfants que certaines d’entre elles ont déjà eux, partent pour les Amériques. Depuis Brest, sur la Virginie, direction Punta Arenas. Toutes unies par un même désir de vivre autre chose, autrement, et de le créer si ça n’existe pas. Avec pour seule richesse et lien entre elles toutes une Longines 20A, marqueur de leur aventure et de ce temps qui ne pourra jamais les briser. En Suisse elles étaient viroleuse-centreuse, régleuse, finisseuse d’aiguilles ; elles apprendront à scier, couper, raboter, panifier, pêcher et s’imposer. Parce que si l’anarchisme est l’une des pires engeances pour la bourgeoisie, qui saura trouver dans le socialisme un allié contre les porteureuses du drapeau noir à certains moments, quand les porteuses de la parole sont des femmes, c’est encore pire. Elles ne lâcheront pourtant pas, décomptant les mortes et gardant les montres en souvenir, les enfants en successeurs, les amant·es dans leur sillage, voire dans les valises. Accompagnées par la correspondance lointaine de Malatesta, alias Benjamin, amoureux de Mathilde, elles passent de la Patagonie chilienne à Talcahuano, avant d’embarquer pour l’archipel Juan Fernandez, l’île de Robinson, dirigé par un Suisse se croyant roi et dont l’une des baies accueille une expérience de vie communautaire. Puis ce sera un saut à Tahiti avant le retour en Amérique du Sud et le débarquement à Buenos Aires. Elles croiseront des émigrés espagnols, italiens, français, ukrainiens, rencontreront des autochtones Ona et Mapuches. Les enfants naissent, les femmes meurent, les montres marquent toujours le passage du temps. Sans jamais renier leurs convictions, s’engueulant souvent sur les théories ou la méthode, chacune s’inscrit à sa manière dans la construction d’une utopie inatteignable, faisant de son chemin sa propre expérience, sans s’arrêter devant des de Rodt, des colonel Falcón ou des potences. Les femmes meurent, les montres restent, disparaissent et reviennent, tic-toquant les morts violentes, les viols et la vengeance de leur retour.

    C’est l’histoire d’un voyage qui rassemble plusieurs rêves, réalistes, sans grands sentiments ni idéalisation, le conte des sœurs Grimm et leurs compagnes, menées par la conviction forte et précise comme une montre suisse qu’une vie et une société plus juste, plus égalitaire et plus libre pourrait nous rendre plus heureux·ses, et que le meilleur moyen de le savoir, c’est d’essayer.

    Éditions Buchet-Chastel
    138 pages

  • Sauter des gratte-ciel – Julia von Lucadou

    Riva Karnovsky est une jeune sportive en pleine hype. Star de sa discipline, elle a des millions de followers, décroche des contrats de sponsoring importants, vit dans un appartement fabuleux avec un photographe plein d’avenir. Elle est la plus grande sauteuse de son époque. Car c’est cela, son sport : s’élancer du haut des gratte-ciels de la ville dans une tenue adaptée, un Flysuit, et… sauter. Sans attache, sans filet, seulement un bon costume et du talent.
    Bref, une belle love story, et une impression de life achievement, non ? Pourtant, du jour au lendemain, Riva arrête de sauter et reste enfermée chez elle. Son entraîneur et l’Académie font alors appel à la société PsySolutions. C’est Hitomi Yoshida qui se retrouve chargée de ce dossier complexe et sensible

    Imaginez le monde.
    Imaginez le globe terrestre qui flotte dans l’espace.
    De là où vous êtes, le monde est rond et lisse. Savourez cette régularité, imaginez qu’elle n’existe que pour vous. Fermez les yeux un instant, respirez profondément puis, en rouvrant les yeux au bout de quelques secondes, jetez un regard nouveau sur la Terre.
    Zoomez un peu, à présent. Vous découvrez des défauts dans la régularité de la surface terrestre, des bosses et des creux. Elles forment un relief doux, ondulé, le passage du rouge au bleu puis au brun esquissant un motif moucheté.
    En vous approchant encore un peu, vous verrez une tache argentée émerger de ce dessin couleur terre. Ce que vous voyez là, et qui est encore loin, mais se rapproche inexorablement, est une ville. Elle brille, car elle est faite d’acier et de verre, vous le voyez à présent. La Ville au-dessous de vous est un secret qui ne demande qu’à être dévoilé. N’hésitez pas à zoomer davantage, n’ayez pas peur, vous y avez pleinement droit.

    Hitomi est une jeune psychologue diplômée depuis peu, mais pleine d’enthousiasme et plutôt douée. En plus de son emploi chez PsySolutions, sous les ordres de H.H. Master, elle travaille en free-lance pour Call-a-Coach et pratique bien évidemment activités physiques et méditation. Le suivi de Riva est une grande opportunité pour sa carrière, elle qui est junior mais entend bien ne pas décevoir.

    Lectrice, lecteur, mon envol, voici sans doute l’une des dystopies les plus flippantes et proches que tu puisses lire. Flippante parce que proche. Parce que déjà un peu là. La Ville, dans tout son urbanisme transparent, se montre pour ce qu’elle est : le signe de la réussite éclatante. Si tu vis en ville, bravo, il faudra se montrer digne d’y rester, mais tu as déjà fait un grand pas. Si tu ne vis pas dans la Ville, alors tu es dans les Périphéries, et peut-être qu’un jour, ou peut-être pas.
    Ici pour devenir quoi que ce soit (sauteureuse de gratte-ciels, psy, avocat-e, comptable…) tu dois passer devant un jury qui décidera si tu peux ensuite aller te former dans l’Académie idoine. Tout est spectacularisé, minuté, écrit. Tout est aussi potentiellement gentil et égalitaire (mais que nenni, bien sûr, tu t’en doutes). Notre chère Hitomi doit faire ses exercices physiques quotidiens ainsi que ses moments de mindfullness, pour son propre bien, au risque d’être virée, quand même. Les interactions amoureuses sont principalement organisées par des apps qui s’assurent que les partenaires se ressemblent assez pour s’assembler (pas tant dystopique, n’est-ce pas ? Plutôt proche, en effet). Tout est visible, tout est accessible : les notes, les activités de chacun-e, les navigations internet. Un activity tracker enregistre les rythmes biologiques, accessibles à votre employeur qui ne manquera pas de vous reprendre si vous ne dormez pas assez, n’avez pas fait assez de sport. Pour votre bien, of course. Tout est marketé, conceptisé, trademarké : une salle de repos ? La RoomOfRest . Même les phrases d’accroche : everything’s gonna be okay . Les enfants ne sont pas élevés par leurs bio-parents, ici, et d’ailleurs tout le monde n’a pas d’enfants, les femmes sont généralement stérilisées. Les concepts de famille sont assez éloignés, et reste des images fantasmées mais un peu honteuses, reliées à un mouvement naturaliste qui fait office de menace politique un peu lointaine. Le langage est mâtiné d’un business-english qui n’a rien d’un métissage linguistique mais se rapproche plus d’une réduction de la pensée, d’un assèchement du vocabulaire. On vit pour la performance et le rendement, et rien ne doit être caché. Hitomi observe, via les nombreuses caméras de surveillance installées dans son appartement, le quotidien de Riva. Elle lit ses messages, creuse les SecureCloud pour retrouver son journal intime, analyse ses mouvements, ses interactions. Jamais elle ne lui parle, ne la voit.
    Malheureusement ce contrat va s’avérer plus dur à mener que prévu, Riva plus réticence, plus butée, et Hitomi commence à perdre pied, d’une part devant son incompréhension du comportement de sa patiente, et d’autre part sous la pression mise par Master et les actionnaires de l’Académie de saut, l’entraîneur et les sponsors de Riva. Les exercices de Mindfullness n’y feront rien, les cachets, les pilules non plus. Et de logs en respiration, elle plonge dans une autre version, un nouveau versant de son monde si lisse, si pur et si juste, lui semblait-il jusque-là.

    Je ne peux que t’encourager à lire Sauter des gratte-ciels, qui est non seulement très prenant et terrifiant, mais qui en plus t’emmènera dans les nuances les plus délétères et absurdes de la marchandisation et merchandisation d’une société qui a définitivement pris comme assise libéralisme et marketing. Il y a encore beaucoup plus que ça dans ce roman, mais le mieux est encore d’écouter l’autrice en parler, notamment lors de cet entretien pendant le Littérature live 2023.

    Traduit de l’allemand (Suisse) par Stéphanie Lux
    Éditions Actes Sud
    276 pages