Étiquette : Une heure-lumière

  • Le serpent – Claire North

    Il existe, au cœur de la Sérénissime, une ancienne maison appelée Maison des Jeux. Les joueurs qui y entrent peuvent y perdre menues et grandes fortunes sur diverses tables de la Basse Loge. Certain·es, très peu, sont invité·es à rejoindre la Haute Loge. Là, le jeu est différent, et les enjeux plus grands.

    Thene, fille d’un marchand et d’une Juive, a fait un mariage bien peu heureux. Son époux Jacamo, frivole et joueur, dilapide la fortune de sa femme et la traite au mieux comme une inconnue, au pire comme la source de ses malheurs. Il l’emmène un jour avec lui à la Maison des Jeux. Tandis qu’il se ridiculise et boit, Thene joue. Remarquée, elle est invitée à rejoindre la Haute Loge où lui est proposé de prendre part à une partie dont l’enjeu pour les pions est le contrôle de la ville.

    1.
    La voilà enfuie, la voilà enfuie. Le denier tourne et la voilà enfuie.

    2.
    Venez.
    Observons ensemble, vous et moi.
    Nous écartons les brumes.
    Nous prenons pied sur le plateau et effectuons une entrée théâtrale : nous voici ; nous sommes arrivés ; que fassent silence les musiciens, que se détournent à notre approche les yeux de ceux qui savent. Nous sommes les arbitres de ce petit tournoi, notre tâche est de juger, restant en-dehors d’un jeu dont nous faisons pourtant partie, pris au piège par le flux du plateau, le bruit sec de la carte qu’on abat, la chute des pions. Pensiez-vous être à l’abri ? Croyez-vous représenter davantage aux yeux du joueur ? Croyez-vous déplacer plutôt qu’être déplacé ?
    Comme nous sommes devenus naïfs.

    Entrer dans ce livre, c’est soulever une lourde tenture de velours qui donne sur une pièce immense, toute de marbre et de colonnes, de rideaux et d’ombres baignant dans des volutes de brume. Une narratrice (ainsi en ai-je décidé en entamant le livre) nous guide dans cette histoire, témoin distant que nous sommes, et nous présente les personnages, les décors, le contexte. Les règles d’un jeu grandeur nature et très réel dans lequel nous allons accompagner Thene comme son ombre, nous glissant avec elle dans les recoins de la ville, l’observant depuis l’autre rive se battre et sinuer. Elle va jouer pour un autre, mais aussi et surtout pour elle, sa fierté, sa liberté, autant d’enjeux sans doute beaucoup trop grands, car comme le lui dit Argent lors de son arrivée à la Maison des Jeux « Au nom du ciel ne jouez pas pour le plaisir, pas encore ; pas alors qu’il existe tant d’enjeux moins important en lesquels investir »

    Pour gagner sa partie, Thene va être munie de cartes de tarot lui permettant de faire appel à d’autres personnes qui pourront lui apporter soutien et informations. Des personnes endettées d’une manière ou d’une autre auprès de la Maison des Jeux et qui peuvent y laisser la vie, si leur joueur place un mauvais coup. Jeu dans le jeu, Thene sent que sa place même dans la partie est un morceau d’une autre, qui se déroule ailleurs.

    Avec cette magnifique novella sur les manipulations politiques et les jeux de pouvoir, Claire North sait non seulement tisser son intrigue avec une finesse tranchante mais aussi nous y plonger par cette narration qui s’adresse directement à nous et nous place dans ce rôle étrange d’arbitre d’un jeu de pouvoir dont les règles se dévoilent au fur et à mesure que le jeu se déroule.
    Une novella qui entame superbement ce qui devrait être une trilogie passionnante !

    Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Michel Pagel
    Le Bélial
    154 pages

  • Vigilance – Robert Jackson Bennett

    John McDean est un marketeux, un vrai, un bon. Il connaît son public-cible sur le bon des doigts et sait comment l’attraper, l’attendrir et le happer pour lui vendre à peu près tout et n’importe quoi. Et ce talent, il le met au service de la chaîne de télévision ONT (One Nation’s Truth, rien de moins). Son grand chef-d’œuvre, il n’en est pas peu fier, c’est l’émission de « télé-réalité » Vigilance. Calibrée pour l’américain moyen, blanc, homme, cis, au-delà de la quarantaine, se sentant supérieur et menacé avec un désir ardent de protéger son pays, sa famille d’une menace invisible mais bien présente, Vigilance fait un carton, et sa programmation imprévue, son irruption bien calculée sur les écrans télé rajoute à son succès.

    Vigilance, c’est ce que les États-Unis font de mieux, leur grande spécialité. McDean choisit un lieu, une heure, des gens à qui il donne des armes. Vigilance c’est une fusillade organisée, un massacre diffusé à une heure de grande écoute pour vendre des lunettes infrarouges et des fusils d’assaut, des monte-escaliers et le rêve américain. Car après tout, si les gens sont près à regarder d’autres gens se faire abattre sur un stream dégueulasse, autant que ça rapporte de l’argent, non ?

    Seul dans l’ascenseur, John McDean ferme les yeux, écoute le bourdonnement de la machinerie et passe mentalement en revue le résultat de ses recheches.
    Sa Personne Idéale a entre soixante-quatre et quatre-vingt-un ans. Son actif net moyen est de 202 900 dollars, c’est un homme blanc dont les factures médicales ne cessent d’alourdir la dette.
    Conditions de vie, pense-t-il.
    La Personne Idéale de McDean est incontestablement de banlieue proche ou lointaine, habite depuis plus de dix ans un environnement résidentiel rigoureusement planifié (deux arbres sur chaque pelouse de devant, lotissement sécurisé, six styles de briques différents), dans un pavillon d’une surface de 200 à 600m² – en d’autres termes, elle n’est pas en quoi que ce soit « urbaine » dans le sens « citadine », et elle est incontestablement isolée.
    Changement de variable, pense-t-il. Mariage.

    Glaçant, non ? Je ne te le fais pas dire. Et diablement efficace. Robert Jackson Bennett situe sa novella à quelques années de nous, à peine. Les États-Unis sont en plein effondrement, le pays est ruiné et brûle de toute part, la jeunesse s’est fait la malle. Le développement des IA a permis un bon de géant dans la reconnaissance et la définition de profils, pour le plus grand bonheur du capitalisme et son bras armé : le marketing. La « morale » (ouais, je sais, ça pique) de Vigilance, l’émission, est simple : si tu es un bon américain, tu sauras te défendre face à l’irruption d’une menace armée, d’un tueur préparé. Sinon, dommage. Un bon américain est armé et sait faire face à l’imprévu pour protéger sa famille et son pays.

    En à peine 200 pages, l’auteur nous dessine un tableau aussi sidérant qu’il est (terriblement) réaliste. Nous suivons alternativement McDean dans le lancement et le déroulement du nouvel épisode de Vigilance, et Delyna, jeune femme afro-américaine, serveuse de son état et loin de la cible visée par le programme télé. Elle assiste, médusée, à la hype qui précède le début de l’épisode. Les frémissements des gens, entre crainte d’être dans la zone et excitation de faire ses preuves, puis le glissement vers l’analyse et le jugement du comportement des gens qui sont en train de se faire buter sous leurs yeux. Ils auraient fait mieux, eux, c’est sûr, ils sont prêts, ils sont vigilants.

    200 pages dans l’Amérique de Trump, ça ne fait pas envie, ce n’est pas agréable, mais sur le papier (et surtout en ce moment) c’est indispensable.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Gilles Goullet
    Éditions Le Bélial’
    165 pages