Mois : mai 2021

  • Le sang de la cité – Guillaume Chamanadjian

    La cité de Gemina, sise au Sud d’une plus vaste région, est divisée en plusieurs quartiers, chacun régi par plusieurs ducs, au blason à la tendance animalière et aux alliances bien évidemment politiques et économiques. Cité maritime, ou tout au moins portuaire, Gemina s’entoure d’une double muraille et ses habitants semblent n’avoir que peu de contact avec l’au-delà, si ce n’est quelques marchands, notamment venus de Dehaven, la grande cité du Nord.

    Nohamux, plus couramment appelé Nox, est un jeune commis d’épicerie qui vit sous la protection du duc de la Caouane, la tortue de mer. Passionné de poésie, par l’histoire de la cité et joueur de Tour de garde, variation ouverte et à tendance collectionneuse des échecs, il est connu comme le loup blanc de par son passé et son métier, ce dernier lui donnant l’avantage de connaître et d’arpenter la ville qu’il aime tant.

    Mais qui dit sous la protection d’un duc dit, forcément, problèmes à venir. Et Nox n’y échappera pas, malgré son envie d’une vie simple, il se retrouvera au cœur des intrigues politiques de la ville. Il va aussi découvrir une partie de la cité qu’il ignorait et qui dissimule de sombres choses dans la brume…

    Une pièce d’argent pour un conte en or.
    C’est de cette manière que les histrions et les poètes apostrophent les passants. Il est rare qu’ils obtiennent ainsi plus d’une pièce de cuivre, mais la formulette est pour ainsi dire traditionnelle. Elle existait avant que leur congrégation déambule dans les rues avec un bandeau sur les yeux, avant les maisons. Certains disent avant même la création de la Cité.
    Une pièce d’argent pour un conte en or.
    Des dizaines de milliers de poèmes et chansons commencent ainsi. Des dizaines d’entre eux parlent de la ville, quelques dizaines du duc Servaint. Et une petite poignée parmi ceux-là a cru bon de me mentionner.

    Garçon très attachant et assez omnipotent, Nox fréquente donc toutes les sphères de la ville, aime la poésie, est attaché aux valeurs de l’amitié, de la franchise, de l’honnêteté et de la fidélité. C’est donc un garçon (un peu trop ?) bien. Il développe un lien particulier avec sa ville, dont il sent le rythme, les battements, les vibrations. Les mystères urbains, qu’ils soient issus de la stratégie humaine ou bien de la mythologie millénaire, vont bien vite mettre à bas ses idéaux et lui mettre le nez dans la violence du monde qui l’entoure.

    Le sang de la cité est le premier tome d’une saga ambitieuse et qui était attendue avec impatience par les fans du genre ! Le cycle va se répartir entre Gemina et Dehaven, chaque ville ayant droit à trois tomes, leur histoire étant sous la responsabilité de deux auteurs différents. Guillaume Chamanadjian a donc sous sa plume la vie de Nox, de sa bande, et surtout l’histoire de Gemina.
    Un premier tome très prometteur, qui met sur le devant de la scène un héros certes un peu lisse, mais dans un univers assez intrigant et très bien posé, dont les ramifications lancées mettent en bouche un goût de sel et d’épices, dont on reprendrait bien une cuillère.

    S’il faudra attendre un an pour retrouver la capitale du Sud, le prochain tome est prévu, lui, pour cet automne, et nous emmènera à Dehaven, la ville du Nord, sous la plume de Claire Duvivier (oui oui, le merveilleux Long voyage), et là, j’ai vraiment, mais vraiment hâte !

    405 pages
    Aux forges de Vulcain

  • Floralies – István Örkény

    Áron Korom est un jeune réalisateur ambitieux de la télévision hongroise. Pour montrer son talent et sa vision moderne et avant-gardiste, il propose à son supérieur un programme ambitieux, qui devrait révolutionner le petit monde de la télévision : il va filmer la mort de 3 personnes. Il démarche, rencontre et propose à des malades inconnus ou des amis qui profitent un chouïa trop des bonnes choses de les accompagner sur le chemin vers la dernière demeure. Áron veut montrer à ses concitoyens la vraie vérité de la mort, dépouillée de tout artifice, dans sa grande simplicité. Mais la mort elle-même finit par se soumettre aux desideratas de la télévision !

    István Örkény m’avait déjà régalée de son sens de l’absurde dans le plutôt foutraque Les boîtes, qui donnait déjà bien envie d’y revenir (je t’en parlerai sans doute un de ces quatre tiens, ça fait longtemps que je ne l’ai lu !), c’est donc en toute confiance que je me suis saisie de ce Floralies et de son histoire bien tant moderne, pour un récit des années 70 ! Après le déferlement et l’omniprésence de la télé-réalité depuis le début des années 2000, en tant que show mais aussi comme manière de mettre en scène à peu près tout et tout le monde, le sujet semble presque anachronique dans la Hongrie 70’s. Et pourtant…
    Örkény pointe avec malice les manies d’une industrie télévisuelle qui déjà se regarde produire des images qu’elle rêve novatrices et dévastatrices, bouleversantes et addictives, mais aussi d’une société dont les individus, très centrés sur eux-mêmes, voient également leurs intérêts et ne sont pas aussi naïfs et purs que le voudrait Áron. Finalement, qui de la télévision ou de la société est le plus cynique ?

    « Monsieur le ministre,
    Veuillez me pardonner de déranger un homme d’État important et chargé de responsabilités pour une affaire d’allure si insignifiante, mais cela fait trois ans que je travaille à la télévision comme assistant de réalisation, et on ne m’a encore jamais confié aucun programme sérieux ; et quand c’est moi qui fais une proposition, on la rejette. C’est ainsi, par exemple, que l’on vient de me refuser le tournage du documentaire Notre mort.  D’après mes supérieurs, la mort n’est pas un bon sujet, car tout le monde en a peur, alors que d’après moi, nous la craignons précisément parce que nous n’en parlons jamais, et que donc nous ne la connaissons pas. Depuis que le nombre des croyants a baissé et que nous avons perdu la perspective réconfortante de la vie dans l’au-delà, nous pesons à l’inéluctable, impuissants et désorientés, comme à quelque chose d’horrible et d’épouvantable. »

    Court et efficace, ce roman est un vrai plaisir d’humour noir et d’absurde comme l’Europe centrale sait nous en écrire et montre à quel point certaines absurdités modernes l’étaient déjà il y a quelques décennies, et que cela ne nous empêche pas de nous y jeter les yeux fermés…

    160 pages
    Traduit par Jean-Michel Kalmbach
    Éditions Cambourakis

  • Douze contes vagabonds – Gabriel García Marquez

    Les douze contes qui composent le recueil ont été écrits à des périodes différentes et ont connus des vies antérieures. Scénarios, récits pour la presse, ces contes auront vagabondé du bureau de l’écrivain à sa corbeille, se seront perdus dans sa mémoire et dans son bureau avant de venir se poser mystérieusement sur nos tables de chevet.

    Ils vagabondent sur le globe, en Europe. Point d’Amérique latine dans ces contes, au premier abord, on se balade de Paris à Rome, en passant par Genève et Barcelone. Mais ces villes du vieux continent sont arpentées, découvertes, habitées par des latino-américains. Un ancien président d’un pays caribéen à la recherche d’un diagnostic, une vieille femme à la recherche du Pape, deux jeunes garçons à la recherche de l’aventure et de la liberté… Les protagonistes des contes vagabondent, eux aussi, dans les rues, dans leurs pensées ou dans leurs vies et Garcia Marquez nous laisse dans leur sillage. Lui aussi explore, sous ce format conte, il s’amuse au récit de fantôme, d’angoisse, à la poésie, au drame et passe de l’un à l’autre avec une facilité enivrante. Les histoires banales prennent une dimension céleste, les faits divers se parent d’une sourde beauté et les drames d’une insondable poésie.

    Un soir, en rentrant à la maison, nous trouvâmes un énorme serpent de mer cloué par le cou au chambranle de la porte. Noir et phosphorescent, il évoquait un maléfice de gitans avec ses yeux encore vivants et ses dents de scie dans ses mâchoires écarquillées. J’avais neuf ans à l’époque, et j’éprouvai une terreur si vive devant cette apparition de délire que ma voix se brisa.

    Chaque protagoniste vit un arrachement, un déracinement, qu’il soit culturel, familial ou géographique, son environnement proche est bouleversé pour un temps (de vacances) ou pour la vie. Cet arrachement, plus ou moins violent selon sa cause, vient se heurter à un événement inédit, baroque, abscons, ou se retrouve juste confronté à la vacuité de la vie et cherche du sens parce qu’il faut bien en trouver, pour pouvoir avancer.
    Avec un certain humour, décalé et moqueur, Garcia Marquez nous confronte, nous aussi, à cette absurdité, cet étonnement des petites choses quotidiennes et des grands bouleversements. Ce sont bien souvent les premières, d’ailleurs, qui nous chamboulent le plus.

    Je noterai particulièrement les 4 derniers contes du recueil, Tramontane, L’été heureux de Mme Forbes, La lumière est comme l’eau et La trace de ton sang sur la neige, qui terminent dans une éclaboussure de poésie et d’émotion cette balade fantasque, qui donne envie de suivre d’autres chemins !

    159 pages
    Traduit par Annie Morvan
    Le livre de Poche

  • Cochrane vs Cthulhu – Gilberto Villarroel

    Napoléon vient de revenir de son exil sur l’île d’Elbe et tient à prendre sa revanche et à montrer au reste de l’Europe (et surtout aux Anglais), de quel bois il se chauffe. Dans sa stratégie de défense du littoral, le fort Boyard, destiné à protéger l’arsenal de Rochefort, semble tenir une place importante. Mais lorsque des artefacts mystérieux sont retrouvés pendant les travaux, c’est un danger bien plus grand que les Anglais qui émerge de la brume…

    Le capitaine Eonet, en charge de la garnison du fort, attend de pied ferme les experts envoyés par l’Empereur pour étudier ces étranges découvertes. Cependant, ces fameux experts sont précédés par une prise de choix : Lord Thomas Cochrane, de la Royal Navy. Ennemi farouche de l’empire français et marin aussi efficace que brutal, il s’est fait un nom au charbon dans le cœur des soldats français après avoir été l’instigateur du tragique épisode des brûlots, dans cette même rade, qui a vu partir en flammes une partie de la marine française. Cette prise surprise est pour Eonet une bénédiction. Seulement, d’autres dieux vont venir se mêler à la rencontre, et les deux ennemis vont devoir dépasser le mépris et la rage qui les tenaillent pour survivre aux prochains jours.

    Tu aimes l’aventure ? Les héros, les vrais, en bottes de cuir, chemise déchirée, cheveux hirsutes et courage démesuré ? Parfait.
    Tu aimes les grosses bêbêtes, surtout à tentacules ? Encore mieux !
    Tu n’as jamais entendu parler de Cthluhu ? C’est pas grave, eux non plus.

    Personnage peu connu, me semble-t-il, dans nos contrées, Thomas Cochrane est pourtant célèbre non seulement sur sa terre britannique natale, mais également en Amérique latine, pour sa participation et son soutien lors des guerres d’indépendances péruvienne et chilienne. Il est l’incarnation parfaite, avec son camarade d’infortune le breton Eonet, de l’aventurier dumasien. Honnête, courageux, dur et brave. Villaroel renoue avec beaucoup de talent avec cette tradition du roman héroïque et nous livre une aventure aux petits oignons, passionnante et cinématographique en diable. Sens de l’honneur, sacrifice, méchants très détestables, amitié improbable mais indéfectible, tout est là !

    Les aficionados des créatures lovecraftiennes se feront plaisir avec cette réécriture de l’Appel de Cthulhu et la mise en scène de ce mythe dans les eaux de l’Atlantique. Les non-connaisseurs ne seront pas pour autant perdus et chacun y trouvera son content, entre les fans de reconstitution historique ou les accros au fantastique.

    Loïc Eonet, capitaine des Dragons de la Garde Impériale de Napoléon 1er, terminait sa collation, composée de deux tranches de pain de campagne dur, de soupe de légumes, de reste de saucisson, d’un morceau de fromage et d’un pichet de vin rouge de Bordeaux, quand un soldat appela à la porte de la cellule de pierre où il avait installé son quartier général et l’informa que les sentinelles annonçaient l’arrivée d’un bateau. Eonet prit aussitôt son sabre réglementaire, mit sa capote, se couvrit la tête de son bicorne et sortit dans la cour, en faisant résonner sur les pavés les talons de ses bottes de cavalerie. 

    Un bon page-turner qui nous propose des héros comme on n’en fait plus beaucoup, avec talent et panache ! Une deuxième aventure du Lord est d’ores et déjà disponible, et, paraît-il, encore meilleure !

    Traduit par Jacques Fuentealba
    Aux Forges de Vulcain / Pocket
    480 pages