Mois : décembre 2022

  • Fracture – Andrés Neuman

    M. Watanabe rentre dans le métro de Tokyo, ce 11 mars 2011, lorsque la terre se met à trembler. L’épicentre, approximativement à 130 km des côtes du Nord-Est de l’île Honshū, transmet la fracture initiale en déchirures qui soulèvent l’océan. Une vague de 30m vient arracher les côtes, jusqu’à 10km dans les terres. Sur ces côtes, une centrale nucléaire perd son système de refroidissement. Les cœurs fusionnent. Depuis son appartement tokyoïte, M. Watanabe constate et suit l’évolution de la situation, les discours internes, externes, les mouvements de population. De ces fissures ressortent d’autres souvenirs, celui d’une bombe, non, deux, 66 ans plus tôt, qui ont laissé sur (et dans) la peau de M. Watanabe les cicatrices d’un feu nucléaire dont personne n’a su quoi faire.

    Le soir semble calme, mais le temps est aux aguets. M. Watanabe fouille dans ses poches comme si, en insistant un peu, les objets absents pouvaient se manifester. Ses étourderies sont de plus en plus fréquentes. Cette fois, il a laissé sa carte de métro sur la table, à côté de ses lunettes : il visualise clairement les deux objets qui le narguent. Agacé, Watanabe se dirige vers une des machines. Pendant qu’il effectue son opération, il observe un groupe de jeunes touristes perplexes devant l’enchevêtrement de stations. Les touristes font des calculs. Des chiffres émergent de leurs lèvres, s’élèvent et se dissipent. Il toussote et retourne à son écran. Les jeunes le regardent d’un air vaguement hostile. M. Watanabe les écoute délibérer dans cette langue mélodique et emphatique qu’il connaît si bien. Il hésite à leur proposer son aide, ainsi qu’il l’a fait pour tant de visiteurs consternés par le métro de Tokyo. Mais il est bientôt trois heures moins le quart, il a mal aux reins, il a hâte de rentrer.

    Devant cette faille béante, M. Watanabe est lui aussi submergé. Il était à Hiroshima le 6 août 1945, et aurait dû être à Nagasaki, auprès de la famille qui lui restait, le 9. Double survivant de la mère de toutes les bombes, de l’attaque qui a laissé le monde muet de stupeur et lui orphelin, Watanabe sent le réveil de pensées sédimentées, brassées par les vagues de Fukushima. Il n’est jamais retourné à Nagasaki après la bombe et a porté sur lui toute sa vie les marques de questions imposables et sans réponse. Serait-il temps pour lui de payer le tribut de son absence et de sa survie ?

    En alternance de ce 11 mars et des jours qui suivent, nous rencontrons quatre femmes, qui viennent aux nouvelles. Car M. Watanabe, une fois ses études terminées, a quitté le Japon. Il a vécu en France, aux États-Unis, en Argentine puis en Espagne, et est tombé amoureux. Ces femmes, Violette, Lorrie, Mariela et Carmen, nous racontent leur Yoshie Watanabe et leur vie. En faisant une place à cet étrange étranger, parfois dans des moments charnières de l’histoire de leur pays, ces femmes résolvent un bout du puzzle, racontent par leurs mots ce que Watanabe n’a jamais pu (su ?) raconter. Le poids de ce silence, l’humiliation nationale et la nécessité politique de l’oubli a-t-elle été la raison de son exil ? En se confrontant avec acharnement et passion à trois langues nouvelles, quatre cultures étrangères, cherche-t-il une autre approche sur le feu nucléaire qui brûle encore silencieusement, une langue qui aurait les mots pour le penser, qui aurait créé les temps grammaticaux pour le raconter ? En touchant ces corps non irradiés, ces peaux sans cicatrices, ces mémoires avec d’autres blessures que les siennes, qui portent d’autres culpabilités et d’autres poids, effleurera-t-il l’apaisement qui lui semble interdit ?
    Après le tsunami, il entamera un nouveau voyage, à l’intérieur de son île cette fois, pour voir celles et ceux qui sont resté·es et les écouter, leur donner la parole et l’attention que les hibakusha n’ont jamais eu.

    Andrés Neuman fait le portrait d’un homme qui a traversé la seconde partie du XXème siècle et certains de ses grands moments : les bombes, la guerre du Viêt-Nam, la guerre des Malouines et le retour de la démocratie en Argentine, puis la crise économique, Tchernobyl, les attentats de Madrid (un autre 11 mars, le calendrier a un certain sens de la dramaturgie). Un homme qui a mené sa vie en s’échappant, en cherchant peut-être un havre qui lui apporterait des réponses, ou un oubli impossible. Les récits fragmentaires et complémentaires de Violette, Lorrie, Mariela et Carmen viennent combler à traits d’or les fissures de Yoshie, suivant en cela l’art traditionnel du kintsugi. Elles révèlent ainsi son histoire et redonnent à l’homme son entièreté, mettent en lumière, enfin, ses fractures.

    Lectrice, lecteur, ma faille (a)dorée, ce roman choral se pare de la plus grande des douceurs pour nous raconter l’indicible et la survie, mais aussi la reconstruction face et grâce à l’autre, grâce à d’autres langues, racines de nouvelles pensées, sans nous laisser pour autant croire que toutes les blessures peuvent être guéries. Certaines cicatrices restent dans la chair, et plus que l’oubli il faut pouvoir les laisser parler pour nous apaiser, un peu.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco-Rahal
    Éditions Buchet-Chastel
    519 pages

  • Viendra le temps du feu – Wendy Delorme

    Dans un futur plutôt proche, un état totalitaire. Frontières fermées, guerres au-delà, reproduction (obligatoire) contrôlée. Plus de librairies, peu d’amour, plus d’espoir. Louise fait de l’animation dans des anniversaires, des supermarchés le jour. La nuit, elle danse et se dénude sur la scène d’un cabaret clandestin. Ève élève sa fille seule, dans cette capitale froide et morte. Elle a quitté quelques années plus tôt une communauté autonome qui vivait au pied d’une montagne. Une communauté de femmes qui tentait de vivre son utopie. Mais ici, pour l’État, point d’utopie. Pacte et contrôle. Silence et calme. Mais de braises anciennes crépitent des étincelles impatientes…

    Elles sont mortes, toutes. Elles étaient peu nombreuses et elles sont mortes, il n’y a pas de traces. Je les ai vues souvent, sans plus faire partie de leur groupe, leur cercle, leur assemblée. D’autres les ont vues. Certains se souviennent, mais aucun ne sait ce qu’elles sont devenues. Je ne connais pas l’emplacement de leurs tombes. Je ne sais pas s’il y a des corps qui pourrissent sous terre, elles ont disparu.
    Je ne sais pas si j’ai la force d’écrire cette histoire. Si je meurs sans l’avoir racontée, c’est comme si elles n’avaient pas existé.
    Il y avait Louve. Il y avait Maïna, Raquel et Grâce. Rosa et Francesca. Il y en avait d’autres. J’ai aimé Louve, plus que de raison, dès le début. Je l’observais. Elle était d’une beauté frappante et ne ressemblait à personne. Ne ressemblait à aucune de ces femmes que l’on trouve belle. Elle était d’une beauté sanguine, calme et féroce.

    Ève

    Lectrice, lecteur, mon feu, entre donc dans la danse des nouvelles guérillères de Wendy Delorme. Alors que le réchauffement climatique a provoqué des dégâts considérables et que des guerres lointaines avalent les hommes ou les recrachent fantômes, un groupe de femmes fait sécession. Réfugiées au pied d’une falaise de l’autre côté du fleuve, elles creusent la roche, la vendent aux Autres, s’aiment et vivent leur utopie ornée de brumes légendaires et de miradors suspicieux.Dans la ville, une chape autoritaire sape toute envie d’humanité, de partage et de folie. Les couples doivent faire des enfants et rentrer dans le rang. Louise et Raphaël, son compagnon, feintent depuis maintenant plusieurs années leurs devoirs, leur amitié incassable et leur couple de façade dissimulant quelque secret qui serait payé de leur vie s’il était découvert. Dans les bas-fonds, pendant le couvre-feu, les bars interlopes accueillent tout ce que la ville compte de laissé·es-pour-compte, de marginaux ; les anciennes librairies hébergent les révolté·es.

    Il ne sera pas compliqué pour lae lecteurice contemporaine de retrouver ses marques. Une incarnation de Greta Thunberg, une cathédrale en feu, des crises migratoires, climatiques, sanitaires… On y retrouvera aussi l’ombre des grandes dystopies du XXème, imprégnées des luttes féministes et queer de ces dernières décennies. On regarde les braises à travers les lambeaux de ce monde déchiré et morne en attendant l’étincelle qui couve et se dispersera, et s’étendra, emportant avec elle ce marasme figé dans une explosion violente et poétique. Car ici, la violence semble la seule issue à la paralysie et la peur.
    La langue de Wendy Delorme appelle d’ailleurs à la poésie, le texte se déclame lui-même, alexandrins et octosyllabes se glissant dans les phrases pour nous amener au paroxysme de chacune des histoires, à leur point d’embrasement.

    Un roman fort, brassant, qui nous fait osciller entre tristesse, rage et espoir devant un miroir à peine déformant d’un futur probable et cauchemardesque.

    Éditions Cambourakis
    272 pages

  • La Treizième Heure – Emmanuelle Bayamack-Tam

    Farah, 17 ans, est la fille de Lenny, fondateur et prédicateur de la secte la Treizième heure. Quelque peu évangéliste sur les bords, la Treizième heure prêche pour l’égalité et l’inclusion à grands coups de poésie. Élevée par son seul papa, la jeune Farah tente de creuser le mystère de l’identité de sa mère, partie quelques jours après sa naissance. Mais le mutisme de son géniteur n’a d’égal que les informations contradictoires qu’elle parvient à glaner sur ce sujet bien épineux…

    C’est mon père qui a créé l’Église de la Treizième Heure, et si elle compte moins d’adeptes que celle du Septième Jour, c’est une injustice que le temps se chargera de réparer – car je tiens à dire que notre religion est à la fois beaucoup plus libre, beaucoup plus inventive et surtout beaucoup plus poétique que celle des adventistes. Étant la fille du fondateur, je manque peut-être d’objectivité, mais il suffit d’assister à l’une de nos célébrations pour se convaincre que la beauté et la joie sont de notre côté. Seulement voilà, en dépit de notre prosélytisme acharné, nous peinons à recruter – comme si les gens ne voulaient surtout pas entendre parler de joie et encore moins de beauté. A croise qu’ils préfèrent vivre sous le joug de la Bête, parce que cette Bête est la leur, qu’ils l’ont domptée et domestiquée depuis si longtemps qu’ils la prennent pour une condition humaine largement acceptable. Ce n’est pourtant pas faute de s’être entendu dire qu’un autre monde était possible.

    Jeune fille vive, critique et curieuse, Farah grandit dans un milieu rempli d’amour et de folie douce. Fréquentée par une bande de doux dingues perdus et blessés par la vie, la Treizième heure se veut un refuge pour réparer par la tendresse et surtout la poésie ces âmes brûlées. Sa vie prend une nouvelle direction le jour où elle découvre un autre secret la concernant, son intersexualité. Le besoin de connaître l’histoire de sa naissance et la vie de ses parents devient alors une nécessité. Sa particularité est-elle la cause du départ de sa mère, refusant d’élever ce qu’elle aurait perçu comme monstrueux ? Piochinant des infos comme elle le peut auprès des membres de la Treizième heure, de ses grands-parents paternels un peu ras les pâquerettes et d’un oncle aussi fourbe et vantard que le père est honnête et à vif, elle reconstitue le chemin tortueux, passionné et plein de surprises d’une histoire de vie et d’amour aussi flamboyante que déchirante.

    Lectrice, lecteur, mon feu, La treizième heure est sans doute l’un des romans les plus queers, les plus joyeux et les plus vibrants que j’ai pu lire cette année. Ardente, fabuliste et fabuleuse, l(es)’histoire(s) de Farah, Lenny et Hind, la (chi-)mère disparue à la naissance de son enfant, nous emporte dans une sarabande folle portée par l’amour des mots et leur portée, qu’ils soient poésie, le premier grand amour de Lenny, roman, la forme choisie par Farah (et première opposition à ce père adulé) ou chanson, qu’Hind habite et incarne.
    Ici on parle d’amour, le grand et fort qui s’impose et dont on ne sait quoi faire. Cet amour ardent de Lenny pour Hind, qu’elle ne peut lui rendre à bon compte, elle qui part pour un autre amour qu’elle sait plus ingrat. L’amour maladroit d’un père pour son enfant, prêt à tout pour la protéger sans se rendre compte que les bouts d’histoires décousues sur une filiation trop dure à raconter viennent effilocher l’amour aveugle et dévoué de la fille pour le père.
    On parle amour de soi, celui qui se brise en un rien et se renforce parfois sous les coups. La bande d’illuminé·es de la Treizième heure sait ce qu’il en est, tous lacérés par le monde. Hind aussi, qui a dû se battre pour exister comme elle le voulait, contre sa famille, les autres, et elle-même. Qu’en sera-t-il pour Farah, qui découvre adolescente son entre-deux génétique ?
    On parle famille, celle du sang et celle du choix. Et on raconte des histoires, on cherche les mots, le sens, l’origine des blessures et du désir dans un flamboiement vivifiant.

    Avec un sens du rythme qui épouse à merveille le caractère des différents personnages, Emmanuelle Bayamack-Tam nous raconte d’une écriture happante absolument jouissive l’histoire multiple et complexe de chacun d’eux dans un cocon. Au plus près de leur intimité, de leurs coups les plus violents à leurs passions les plus brûlantes, les questionnements s’entremêlent et chacun·e se découvre à la lumière des autres, tentant de (re) construire les vies dans une société repliée sur elle-même et excluante dont iels espèrent, malgré tout, tirer du bon.

    Nous sommes dans ce cocon et partageons avec elleux leur nouvelle naissance, la seconde, la troisième, baptême poétique et amoureux, libérateur et angoissant, cette éclosion reste pour chacun·e l’orée d’un nouveau chemin, chaotique et cahoteux, forcément, mais pavé d’un désir fougueux de vivre et surtout d’exister le plus entièrement possible.

    Éditions P.O.L.
    504 pages

  • Nous avons toujours vécu au château – Shirley Jackson

    Mary Katherine et Constance Blackwood sont sœurs. Elles vivent au château Blackwood avec leur oncle Julian, vieil homme en fauteuil roulant et avec un début de sénilité. Constance aime cuisiner, activité dans laquelle elle excelle, nettoyer, ranger, s’occuper de l’oncle Julian et faire plaisir à Merricat. Mary Katherine, elle, aime se promener dans le jardin, dormir dans l’herbe, se soumettre aux rituels de la maison. Elle déteste aller au village pour faire les courses. Elle déteste les villageois, elle déteste les intrus. Elle est la seule à sortir de la maison. Constance et Julian ne sortent plus depuis 6 ans. Depuis qu’un terrible drame a emporté tout le reste de la famille Blackwood.

    Je m’appelle Mary Katherine Blackwood. J’ai dix-huit ans, et je vis avec ma sœur Constance. J’ai souvent pensé qu’avec un peu de chance, j’aurais pu naître loup-garou, car à ma main droite comme à la gauche, l’index est aussi long que le majeur, mais j’ai dû me contenter de ce que j’avais. Je n’aime pas me laver, je n’aime pas les chiens et je n’aime pas le bruit. J’aime bien ma sœur Constance, et Richard Plantagenêt, et les amanites phalloïdes, le champignon qu’on appelle le calice de la mort. Tous les autres membres de ma famille sont décédés.La dernière fois que j’ai jeté un œil aux livres de la bibliothèque, sur la tablette de la cuisine, la date de retour était dépassée de plus de cinq mois, et je me suis demandé si j’en aurais choisi d’autres en sachant que ceux-là seraient les derniers, qu’ils resteraient éternellement sur noter étagère. Chez nous, on déplaçait rarement les choses ; l’agitation, le remue-ménage, cela n’a jamais eu tellement cours, dans la famille Blackwood. On manipulait les petits objets de passage, les livres et les fleurs et les cuillers, mais sous nos pieds, il y avait toujours cette fondation robuste des possessions durables.

    6 ans plus tôt, les parents des deux jeunes femmes, leur frère, ainsi que la femme de l’oncle Julian sont morts, empoisonnés à l’arsenic pendant un repas. Constance, accusée puis acquittée du crime, n’a plus quitté la maison depuis. Un cocon, une grotte protectrice, entourée par les talismans accrochés ou enterrés par Merricat autant pour les protéger à l’intérieur que les isoler de l’extérieur. Car le monde, dehors, est mauvais. Les villageois se moquent et menacent, et les quelques visites de courtoisie que les demoiselles Blackwood reçoivent encore sont autant de perturbation dans leur quotidien. Un beau jour, c’est pourtant une perturbation bien plus violente, un tremblement de terre, un effondrement des plaques tectoniques sur lesquelles nos protagonistes avaient construit leur isolement, qui les engloutit.

    Mary Katherine, notre narratrice, est une jeune femme bien étrange. Aussi protectrice envers sa sœur qu’infantile dans ses attitudes, elle parsème ses journées et ses interactions de sorts, de malédictions et bénédictions laissées au bon vouloir d’objets qui se chargent de ses craintes et ses espoirs. Constance, qu’on imagine traumatisée par les événements passés, se complait dans cet isolement, et malgré les plus ou moins délicates remarques de quelque visiteuse, l’idée de sortir à nouveau, quitter les limites protectrices de cette maison autant prison que havre reste une espèce de rêve que l’on murmure avec le sourire, aussi agréable qu’il est irréel, et donc sans danger. Elle s’amuse des fantasmagories et lubies de sa petite sœur qui ne semblent pas l’inquiéter plus que ça.
    Mary Katherine, elle, sort. Pour le ravitaillement, elle descend au village, bien malgré elle, et en revient avec des vivres et une haine croissante contre ces gens dont elle sent qu’ils pourraient leur faire du mal. Ces gens qui devraient avoir peur, dont elle voudrait qu’ils ne ressentent pas la sienne à leur vue, à leur contact.
    Grande gamine, un peu dirigiste, serait-elle aussi la geôlière ? La raison qui la guide semble emprunter plus à des croyances mystiques liées à la maison et aux objets qu’elle charge de magie qu’à une rationalité plus conventionnelle. Soutenue et protégée tout autant par Constance, elle se voit comme la chevalière qui la défendra.

    Roman qui a tout de l’histoire sombre au soutènement policier, l’étrangeté qui flotte tout du long nous plonge dans une atmosphère fantastique et gothique fascinante. Constance et sa capacité presque magique à proposer une vie d’un délicat faste malgré l’isolement total, Julian et sa manie compulsive de raconter, encore et toujours, les tragiques événements passés, Mary Katherine et son aura de corbeau, jalouse et protectrice comme une louve, farouche et susceptible. Ce petit groupe se bat contre ce mal banal, quotidien, qui s’insinue. La méchanceté des autres, les ragots, les piques.

    Shirley Jackson nous raconte comment se crée une île, une bulle, un folklore. Elle nous raconte aussi une échappatoire autant physique que psychologique à l’horreur, celle du quotidien comme celle, plus extraordinaire et pourtant bien palpable, proche, réchauffante, d’un crime violent, d’une capacité à aller toujours plus loin, pour ce qui serait le plus grand bien.

    Un roman fascinant, donc, qui creuse les peurs et les zones d’ombres des grands jardins, ces petits coins, au bord de l’eau, dont on ne sait avant d’y arriver s’il s’agit d’un doux carré de pelouse tendre et rafraichi ou d’un trou humide et grouillant dont les parois nous resteront dans les mains, quand nous y aurons glissé.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Paul Gratias
    Éditions Rivages
    235 pages

  • L’arbre de colère – Guillaume Aubin

    Dans la taïga nord-américaine, les Yeux-Rouges et les Longues-Tresses s’affrontent. Née d’une morte au milieu des fruits sacrés du qaa, Fille-Rousse est recueillie par les Yeux-Rouges, leur chamane reconnaissant en elle une enfant prophétique.
    Elle grandit en s’amusant avec les garçons, voyant d’un œil bien triste les tâches qui devraient lui revenir une fois devenue femme. Serait-elle une Peau-Mêlée, une personne à la fois homme et femme qui navigue entre les genres ? Si le chamane tend à le penser, tous les membres de la tribu ne partagent pas son avis.

    Les chiens n’aboient pas à moitié. Les chiens ne se trompent pas, ne prennent pas un orignal pour un ours. Encore moins un ours pour un Homme. On les entend dans la forêt à l’aube. A celui qui gueulera le plus fort. Ils vont et viennent, tracent des sentes nerveuses dans l’herbe. Tirent sur leurs cordes jusqu’à s’arracher le poil.
    Dans les canots, les pagaies prennent de la vitesse. Vingt-huit mains de bois se font plus fermes sur l’eau, et le calme de la rivière n’arrive plus à couvrir le bruit des rameurs et des corps qui chauffent. Entre les arbres, on aperçoit les premières tentes. Les embarcations accostent les unes après les autres. Les guerriers sautent dès qu’ils ont pied, font bouillonner la rive. Certains courent vers le camp, d’autres grimpent dans les arbres, peau contre écorce, l’arc enfilé autour du cou. Les chiens sont lâchés. Les premières flèches sifflent, d’un côté comme de l’autre. Les bêtes sont criblées avant d’avoir pu mordre. Le soleil éclaire à peine les cimes, et déjà on meurt. Les cris de guerre se mêlent aux cris d’horreur quand les Yeux-Rouges déferlent comme une nuée de mouches.

    Élevée parmi les Yeux-Rouges, Fille-Rousse pourrait être un tribut de guerre. Littéralement arrachée au ventre de sa mère moribonde, elle grandit aux côtés d’une mère adoptive sous le regard attentif du chef et du chamane. Tandis que les autres filles du village s’adonnent aux tâches quotidiennes du camp, Fille-Rousse, elle, s’épanouit dans les jeux des garçons. Elle veut plonger, nager, chasser, courir, vivre comme un homme. Elle serait une Peau-Mêlée, une personne pouvant passer d’un genre à l’autre, être une femme qui vit comme un homme. Elle grandit en s’affranchissant des obligations, elle ne suit que ce qu’elle ressent, fidèle à qui elle est. Et dans sa tribu, elle est un garçon. Elle veut devenir un homme.
    Mais dans la tribu, tout le monde ne voit pas cela d’un bon œil, et la jeune fille va devenir la bête noire de certains.

    Ce premier roman a l’acidité des baies de sumac, la douceur d’un tapis d’aiguille de pin sous les pieds, la rugosité de l’écorce séchée par le soleil. Bien que légitimé par les récits cosmogoniques de la tribu, beaucoup d’hommes voient d’un mauvais œil cette fille avoir des prétentions.
    Récit d’initiation, d’indépendance, de recherche de soi. Peau-Mêlée doit découvrir qui elle est, non seulement pour elle-même, mais aussi pour son histoire, symbole de la lutte fratricide entre les Longues-Tresses et les Yeux-Rouges et de l’arrivée des Barbes, de l’homme blanc qui veut prendre le territoire, baiser les femmes et dévorer le qaa, acheté à prix d’or à ceux qui lui amène.
    Pour notre héroïne, le combat sera celui de son émancipation, de sa liberté, et de celle de son peuple, qui sera celui de son choix, comme le sera sa vie.

    Un roman d’une poésie rugueuse et enveloppante, sensuel et puissant, qui amène son sujet avec équilibre, nous raconte les femmes, l’être-soi ainsi que la violence et surtout la liberté qui vont avec.

    Éditions la Contre-Allée
    343 pages

  • La baleine tatouée – Witi Ihimaera

    La petite Kahu naît au sein d’une famille qui l’attendait avec amour et impatience. Première fille de l’aîné des petits-fils du chef Koro Apirana, son arrivée suscitait beaucoup d’espoir chez ce dernier, qui souhaite transmettre l’histoire, la langue et les coutumes de son peuple à cet enfant. Seulement, il aurait préféré de loin que Kahu soit un garçon.
    Après le décès de sa mère, quelques mois après sa naissance, c’est sa famille maternelle qui élève Kahu dans les premières années de sa vie. Lorsqu’elle rend visite à la famille paternelle, son oncle Rawiri, et ses arrière-grands-parents Nany Flowers et Koro, tout ce petit monde s’extasie et la joie fuse de toute part. Sauf chez Koro, qui rejette la fillette en bloc, alors que celle-ci l’adore. Elle le cherche, l’appelle, le suit, elle court après son amour malgré la brutalité de ses réactions. Et tandis que la petite grandit, Koro cherche parmi les autres enfants (mâles) des villages, celui qui sera digne de sa succession.

    Dans les temps anciens, dans les années qui nous ont précédés, la terre et la mer éprouvèrent un sentiment de grand vide et d’ardent désir. Les montagnes semblaient mener droit au paradis, et la forêt humide, vert et luxuriante ondoyait comme une cape multicolore. Les remous du vent et des nuages animaient les cieux iridescents, où se reflétait parfois le prisme d’un arc-en-ciel ou d’une aurore australe. La mer chatoyante et moirée se fondait dans la voûte céleste. C’était le puits du bout du monde ; quand vous le regardiez, vous aviez l’impression de voir les limites de l’infini.
    N’allez pas pour autant penser que la terre et la mer étaient dénuées de vie et d’énergie. Le tuatara, l’ancien lézard doté d’un troisième œil, veillait sur les lieux sans jamais ciller au soleil ; il guettait l’est et attendait. Des groupes de moa géants sans ailes patrouillaient l’île du Sud. Au creux du vent tiède des forêts, les kiwis, weka, et autres oiseaux furetaient en quête de huhu ou d’insectes tout aussi succulents. Les bois résonnaient de craquement d’écorce, de bavardages de cigales eu du murmure des ruisseaux poissonneux. Parfois, la forêt se taisait subitement et, dans l’humidité des sous-bois, on entendait le rire du peuple enchanté en filigrane, comme un glissando pétillant.

    Lectrice, lecteur, ma sirène, prépare-toi à avoir le cœur brisé ! On plonge dans ce beau roman au cœur d’une histoire familiale lumineuse qui se niche au creux d’une mythologie fascinante. La tribu de la famille de Kahu descend d’un autre Kahu. Kahutia Te Rangi, le chevaucheur de baleines, dont l’une des sagaies créatrices reste en suspens dans les cieux, attendant que son peuple en ait besoin. C’est donc un certain affront pour Koro, grand-père et avant tout chef de tribu, détenteur de l’histoire et des traditions maories, que sa petite-fille porte ce noble patronyme. Parce que la transmission se fait d’homme à homme, de père en fils dans l’idéal. Pourtant, Kahu est folle de son grand-père, et la culture maorie la fascine. Est-ce par intérêt propre ou pour attirer l’attention de son grand-père ? Toujours est-il que la petite a le cuir solide face au rejet de son Koro, qui passe non seulement à côté d’une enfant incroyable, mais aussi à côté d’une part de l’histoire et de la mythologie de sa tribu. Car bien sûr, la petite Kahu possède une sensibilité et une intuition bien peu ordinaires.

    C’est donc un bien beau roman que celui-ci, qui nous plonge dans l’histoire d’une famille maorie à travers les yeux d’un jeune homme lui-même à cheval entre les traditions et les attentes, et le rythme de la vie mondialisée. Comprenant les griefs de son grand-père, il ne peut cependant pas s’empêcher de souhaiter que celui-ci se détache de ses a-priori. Il sent vaciller les ancrages traditionnels sous le poids de la « modernité », mais celle-ci ne fait peut-être finalement pas le poids devant certains phénomènes. Ici, ce sont des échouages dramatiques de baleines qui vont venir mettre à l’épreuve la foi et l’assurance de chacun.
    Witi Ihimaera nous raconte un conte profond et sensible sur la place des cultures traditionnelles, ce qu’elles ont à apporter et ce qu’elles peuvent poser comme limite, tout en nous donnant un morceau de mythologie maorie d’une grande poésie. Le tout dans une langue légère et scintillante, qui transformera tes larmes en poussière d’étoile.
    Haumi e, hui e, tāiki e.

    Traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par Mireille Vignol
    Au vent des îles
    157 pages

  • Les otages, contre-histoire d’un butin colonial – Taina Tervonen

    Taina Tervonen, journaliste, a grandi au Sénégal de parents finlandais et missionnaires. Scolarisée dans une école sénégalaise avec les enfants sénégalais, elle va apprendre l’histoire du pays par ce prisme. Elle découvrira, entre autres, l’histoire d’El Hadj Oumar Tall, grand combattant et fondateur de l’empire Toucouleur au XIXème siècle. En 1890, lors des guerres coloniales menées par la France, le colonel Archinard s’empare d’un trésor de guerre qui contient des bijoux, des papiers et un sabre, dit-on, ayant appartenu à Oumar Tall.
    Ce butin sera envoyé en France, tout comme le jeune Abdoulaye, le petit-fils d’Oumar Tall.

    Qu’est-il advenu du butin ? Quel a été le destin d’Abdoulaye ? C’est à ces questions que Taina Tervonen cherche des réponses. Elle se lance pour cela dans une grande enquête qui soulève de nombreuses questions, sur l’histoire des guerres coloniales, le traitement des otages et le symbole des prises de guerres.

    Le khalife Tierno Madani Tall m’adresse la question en pulaar. Il a la voix posée de ceux qui ont l’habitude de prêcher et d’être écoutés. Il me fait penser à mon père pasteur, à cette voix que j’appelais sa « voix de travail » qu’il prenait parfois en s’adressant à ses enfants quand il voulait souligner le sérieux d’une affaire.
    Assise sur le bord du grand canapé qui lui fait face, je regarde le dignitaire musulman, dans ce salon où il reçoit habituellement les fidèles. J’attends sagement, le dos bien droit, que sa question soit traduite en français par l’amie qui m’accompagne. Il m’a prévenue : « Pour ce premier rendez-vous, c’est le khalife qui posera les questions, pas toi. » Les bruits du quartier populaire de la Médina nous arrivent par la porte ouverte sur la cour où des fidèles finissent le repas, rassemblés autour de grandes bassines de riz. C’est le début de l’après-midi, la circulation reprend dans les rues bondées de Dakar, des moutons bêlent chez un voisin. L’interprète reprend :
    « Pourquoi vous intéressez-vous à cette histoire, vous qui êtes blanche et descendante des colons ? »

    L’enquête de Taina Tervonen va la porter non seulement sur la piste de l’histoire du pillage qui a amené à ce butin et cet enlèvement, mais aussi à regarder un peu différemment le rapport à l’histoire coloniale et tout ce qui l’entoure.
    Nos musées sont remplis d’objets rapportés pendant les guerres coloniales. Leur réserve encore plus. Ces objets, souvent récupérés dans des conditions peu claires, que représentent-ils pour nous ? À l’époque, une image de terres lointaines et de peuples sauvages, une vision exotique de contrées mystérieuses. Aujourd’hui on aime à les voir comme des moyens d’éducation et de découverte de cultures et de peuples disparus. Ce que l’on a tendance à oublier, c’est que leur disparition est un peu de notre fait, déjà. Et surtout, décorrélés de leur contexte et de leur histoire souvent mal connue de ceux qui les ont rapportés et inventoriés, ces objets, tenues, armes… en perdent leur sens.
    Alors que les demandes de restitution sont de plus en plus nombreuses et qu’Emmanuel Macron s’est engagé à y répondre (en 2017), la question du rapport au patrimoine est passionnante, avec ce qu’elle montre de notre rapport à l’histoire, aux objets, à leur symbole et leur force, mais aussi aux autres et la place qu’on leur laisse, ou ici qu’on leur prend, dans la liberté de vivre avec leur passé. Mais ce n’est là que l’une des nombreuses questions passionnantes soulevées par Taina Tervonen dans son livre.

    Dès l’incipit, comme tu peux le voir plus haut, lectrice, lecteur, ma lumière, on se pose la question du rapport à l’histoire coloniale. En tout cas, les Sénégalais se la posent, ne comprenant pas pourquoi une blanche s’interroge sur ces événements. N’est-il pas là le problème ? En lisant ce livre, je me suis rendue compte que je ne connaissais finalement rien de l’histoire coloniale. Aucun détail, peu de personnes, c’est une page plutôt floue. Mais ce n’est pas en l’ignorant, en la survolant que chacun·e pourra se l’approprier, avec ce qu’elle a de révulsant, pour ensuite avancer avec et en faire quelque chose de différent pour l’avenir. Pourquoi une blanche, les blanc·che·s descendants des colons, ne pourraient-iels pas (devraient-iels pas) s’intéresser au pillage d’un colonel havrais à Ségou, à l’enlèvement d’un enfant envoyé ensuite en France et à son destin ? Ce qui s’est passé sur le continent africain et ailleurs dans le monde est tout autant notre histoire que la leur, et nous permet de mieux comprendre comment tout cela s’est produit, quels étaient les mécanismes en jeu dans les conquêtes, la gestion sur place, et les ressorts du racisme.

    Avec cette enquête racontée comme un roman, Taina Tervonen ouvre de nombreuses pistes de réflexion sur notre rapport à l’histoire coloniale, aux objets, aux gens et à nous-mêmes. Récit passionnant et révoltant, c’est une étape indispensable pour quiconque souhaite mettre en perspective et avancer dans l’analyse de la construction de l’idée d’état et de nation française, dont la gloire a été pendant longtemps (et est toujours, si l’on écoute) d’avoir envahi, dominé, massacré, étouffé et rabaissé d’autres peuples et d’autres pays. Il est temps de s’y confronter.

    Tu peux retrouver le travail de Taina Tervonen entre autres pour le média Les Jours

    Éditions Marchialy
    238 pages