Les otages, contre-histoire d’un butin colonial – Taina Tervonen

Taina Tervonen, journaliste, a grandi au Sénégal de parents finlandais et missionnaires. Scolarisée dans une école sénégalaise avec les enfants sénégalais, elle va apprendre l’histoire du pays par ce prisme. Elle découvrira, entre autres, l’histoire d’El Hadj Oumar Tall, grand combattant et fondateur de l’empire Toucouleur au XIXème siècle. En 1890, lors des guerres coloniales menées par la France, le colonel Archinard s’empare d’un trésor de guerre qui contient des bijoux, des papiers et un sabre, dit-on, ayant appartenu à Oumar Tall.
Ce butin sera envoyé en France, tout comme le jeune Abdoulaye, le petit-fils d’Oumar Tall.

Qu’est-il advenu du butin ? Quel a été le destin d’Abdoulaye ? C’est à ces questions que Taina Tervonen cherche des réponses. Elle se lance pour cela dans une grande enquête qui soulève de nombreuses questions, sur l’histoire des guerres coloniales, le traitement des otages et le symbole des prises de guerres.

Le khalife Tierno Madani Tall m’adresse la question en pulaar. Il a la voix posée de ceux qui ont l’habitude de prêcher et d’être écoutés. Il me fait penser à mon père pasteur, à cette voix que j’appelais sa « voix de travail » qu’il prenait parfois en s’adressant à ses enfants quand il voulait souligner le sérieux d’une affaire.
Assise sur le bord du grand canapé qui lui fait face, je regarde le dignitaire musulman, dans ce salon où il reçoit habituellement les fidèles. J’attends sagement, le dos bien droit, que sa question soit traduite en français par l’amie qui m’accompagne. Il m’a prévenue : « Pour ce premier rendez-vous, c’est le khalife qui posera les questions, pas toi. » Les bruits du quartier populaire de la Médina nous arrivent par la porte ouverte sur la cour où des fidèles finissent le repas, rassemblés autour de grandes bassines de riz. C’est le début de l’après-midi, la circulation reprend dans les rues bondées de Dakar, des moutons bêlent chez un voisin. L’interprète reprend :
« Pourquoi vous intéressez-vous à cette histoire, vous qui êtes blanche et descendante des colons ? »

L’enquête de Taina Tervonen va la porter non seulement sur la piste de l’histoire du pillage qui a amené à ce butin et cet enlèvement, mais aussi à regarder un peu différemment le rapport à l’histoire coloniale et tout ce qui l’entoure.
Nos musées sont remplis d’objets rapportés pendant les guerres coloniales. Leur réserve encore plus. Ces objets, souvent récupérés dans des conditions peu claires, que représentent-ils pour nous ? À l’époque, une image de terres lointaines et de peuples sauvages, une vision exotique de contrées mystérieuses. Aujourd’hui on aime à les voir comme des moyens d’éducation et de découverte de cultures et de peuples disparus. Ce que l’on a tendance à oublier, c’est que leur disparition est un peu de notre fait, déjà. Et surtout, décorrélés de leur contexte et de leur histoire souvent mal connue de ceux qui les ont rapportés et inventoriés, ces objets, tenues, armes… en perdent leur sens.
Alors que les demandes de restitution sont de plus en plus nombreuses et qu’Emmanuel Macron s’est engagé à y répondre (en 2017), la question du rapport au patrimoine est passionnante, avec ce qu’elle montre de notre rapport à l’histoire, aux objets, à leur symbole et leur force, mais aussi aux autres et la place qu’on leur laisse, ou ici qu’on leur prend, dans la liberté de vivre avec leur passé. Mais ce n’est là que l’une des nombreuses questions passionnantes soulevées par Taina Tervonen dans son livre.

Dès l’incipit, comme tu peux le voir plus haut, lectrice, lecteur, ma lumière, on se pose la question du rapport à l’histoire coloniale. En tout cas, les Sénégalais se la posent, ne comprenant pas pourquoi une blanche s’interroge sur ces événements. N’est-il pas là le problème ? En lisant ce livre, je me suis rendue compte que je ne connaissais finalement rien de l’histoire coloniale. Aucun détail, peu de personnes, c’est une page plutôt floue. Mais ce n’est pas en l’ignorant, en la survolant que chacun·e pourra se l’approprier, avec ce qu’elle a de révulsant, pour ensuite avancer avec et en faire quelque chose de différent pour l’avenir. Pourquoi une blanche, les blanc·che·s descendants des colons, ne pourraient-iels pas (devraient-iels pas) s’intéresser au pillage d’un colonel havrais à Ségou, à l’enlèvement d’un enfant envoyé ensuite en France et à son destin ? Ce qui s’est passé sur le continent africain et ailleurs dans le monde est tout autant notre histoire que la leur, et nous permet de mieux comprendre comment tout cela s’est produit, quels étaient les mécanismes en jeu dans les conquêtes, la gestion sur place, et les ressorts du racisme.

Avec cette enquête racontée comme un roman, Taina Tervonen ouvre de nombreuses pistes de réflexion sur notre rapport à l’histoire coloniale, aux objets, aux gens et à nous-mêmes. Récit passionnant et révoltant, c’est une étape indispensable pour quiconque souhaite mettre en perspective et avancer dans l’analyse de la construction de l’idée d’état et de nation française, dont la gloire a été pendant longtemps (et est toujours, si l’on écoute) d’avoir envahi, dominé, massacré, étouffé et rabaissé d’autres peuples et d’autres pays. Il est temps de s’y confronter.

Tu peux retrouver le travail de Taina Tervonen entre autres pour le média Les Jours

Éditions Marchialy
238 pages

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