Marcos travaille dans un abattoir, il est le bras droit du directeur et s’occupe de vérifier la qualité de la viande, de traiter avec les éleveurs et les clients. Mais l’abattoir de Marcos s’occupe d’une viande spéciale. En effet, un virus a contaminé toute la faune de la planète. Les animaux, impropres à la consommation et dangereux pour les humains, ont été abattus. L’envie de viande n’a pas disparu pour autant, et certains ont commencé à s’en prendre aux plus pauvres, aux migrants, aux vagabonds, pour assouvir leurs envies. Le gouvernement a alors décidé d’encadrer cette pratique, et a légalisé une viande spéciale, issue d’élevages d’humains…
Demi-carcasse. Étourdisseur. Ligne d’abattage. Tunnel de désinfection. Ces mots surgissent et cognent dans sa tête. Les détruisent. Mais ce ne sont pas seulement des mots. C’est le sang, l’odeur tenace, l’automatisation, le fait de ne plus penser. Ils s’introduisent durant la nuit, quand il ne s’y attend pas. Il se réveille le corps couvert de sueur car il sait que demain encore, il devra abattre des humains.
Personne ne les appelle comme ça, pense-t-il, en s’allumant une cigarette. Lui non plus, il ne les appelle pas comme ça quand il explique le cycle de la viande à un nouvel employé. On pourrait l’arrêter à ce seul motif, et même l’envoyer aux Abattoirs Municipaux pour se faire transformer. « Assassiner » serait le mot exact, mais ce mot-là n’est pas autorisé. En ôtant son maillot trempé, il cherche à chasser cette idée persistante selon laquelle c’est pourtant bien ce qu’ils sont, des humains, élevés comme des animaux comestibles. Il va au frigo et se sert un verre d’eau glacée. Il la boit lentement. Son cerveau le prévient que certains mots dissimulent le monde.
Il y a les mots convenables, hygiéniques. Légaux.
Marcos vit seul depuis que sa femme est retournée chez sa mère, ne se remettant pas de la mort de leur fils. Lui non plus, d’ailleurs. Il vit ses journées en les hantant, et l’absurdité, l’horreur de ce quotidien macabre et meurtrier ne le quitte plus. Un beau jour, l’un des éleveurs avec lesquels travaille Marcos lui offre une femelle, une PGP, Première Génération Pure, des « têtes » nées et élevées en captivité. Il la garde dans son garage, s’occupant d’elle sans savoir qu’en faire. Serait-ce le début du glissement pour Marcos ?
Lectrice, lecteur, mon cœur battant, accroche-toi à ta peau, ce premier roman peut mettre à rude épreuve.
Plus d’animaux donc. Et un contexte de surpopulation tragique. Quand les gens ont commencé à s’entredévorer, certains gouvernements ont mis en place une « Transition ». Et le monde a commencé à s’adapter. Les lois, les éleveurs, les abattoirs, les tanneurs, les laboratoires, les chasseurs. Les gens. On élève donc ces « têtes », qui seront traités, abattus, chassés. On récupère la peau pour le cuir. Mais on fait ça bien, hein. Un code est mis en place : interdiction d’utiliser ces « têtes » comme esclave, que ce soit de travail ou sexuel, interdiction de trafic, contrôle d’hygiène… Viande de bœuf ou viande humaine, même combat.
Notre cheminement aux côtés de Marcos, dans son quotidien professionnel et personnel, les plongées dans ses souvenirs d’avant, ses errances dans l’ancien zoo à la recherche d’une normalité perdue ou bien d’une confrontation violente avec le nouveau présent nous force à regarder dans sa réalité crue ce monde sans animaux mais avec steak. Un monde dans lequel les inégalités sociales sont régies par le vieil adage « manger, ou être mangé ». Et plane, au-dessus de cela, cette question indicible mais permanente : ce virus était-il réel, ou bien la viande spéciale la seule solution trouvée pour réguler l’espèce humaine, et le virus pour le faire accepter ?
Agustina Bazterrica n’oublie aucune situation pour nous montrer ce que serait une société dans laquelle le cannibalisme aurait été légalisé, et par là mettre en avant nos rapports de classes (entre humains) et notre rapport à la viande (humaine ou non). Elle le fait avec une distance et une froideur chirurgicale terrifiante, tout autant qu’une inventivité et un suspense glaçant. Et jusqu’au bout, rien ne nous est épargné. Un roman brillant d’une force terrible, inlâchable malgré la nausée.
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Margot Nguyen Béraud
Éditions J’ai Lu
279 pages