Tous les matins, Demetrio et Negro embarquent dans leur camion pour écumer les rues encore désertes de Buenos Aires et les vider de leurs ordures. Ensuite ils prennent un café au bar, toujours le même, même table, mêmes habitués. Puis Negro file à son deuxième travail. Demetrio rentre chez lui, et fait des puzzles ou bien va acheter des puzzles. Pas n’importe lesquels : des puzzles représentant des vues de Bariloche, où il a grandi.
Quatre heures venaient de sonner quand Demetrio Rota éclaira légèrement la nuit de sa tenue fluorescente. Presque sans réfléchir, il lança un crachat dans la grille d’une bouche d’égout. Il se réjouit d’avoir visé juste. La bouffée moite du Ro de la Plata remontait du port le long de l’avenue Independencia pour aller s’atténuant jusqu’à l’avenue 9 de Julio, où le souffle hivernal de Buenos Aires campait à son aise : épais, continu, corrosif. Le froid n’était qu’un détail.
Près du camion, qui dégageait une chaude odeur de moteur et d’ordures, de peaux d’orange, d’herbes à maté et d’essence, Demetrio Rota et son camarade grelottaient avec une indifférence d’Esquimaux. Balance les sacs, balance-les-moi, lui criait Negro. Demetrio n’entendait pas. Il regardait la bouche d’égout sans bouger, la tête rentrée dans les épaules comme s’il avait oublié de les baisser. Allez, grouille, qu’est-ce tu fous ? Demetrio l’avait très bien entendu, mais il demeurait figé, les sacs à ses pieds tel un bataillon de bestioles dégoûtantes. Je te signale qu’il est déjà cinq heures, on va tous les deux se foutre dans la merde, Demetrio. Alors celui-ci soupira et se baissa pour envoyer le premier sac à Negro. La bouche d’égout laissait entendre un lointain écoulement, tout au fond.
Bariloche, dans une géographie fantasmée, c’est un peu Saint Moritz dans les Andes : des montagnes, des sapins, des lacs et du ski. Grande destination touristique pour toute l’Amérique du Sud, c’est aussi une région d’exploitation forestière, domaine dans lequel travaillait le père de Demetrio, avant la fermeture. Pour lui, Bariloche ce sont les souvenirs âpres de la rudesse paternelle et de la tendresse du premier amour. À travers ces puzzles qu’il acquiert et complète, ce sont des morceaux de son passé qui apparaissent et disparaissent, illusions volatiles et rêves lourds dans l’esprit de Demetrio. Au milieu des montagnes de déchets de la capitale, il se sent de plus en plus déconnecté, poupée mécanique d’un jeu qui lui échappe ; les habitudes se troublent, ne rassurent plus, les amours arrachées sont sans espoir car il est incapable de penser son futur.
Demetrio n’appartient ni à son présent, à ces rues de Buenos Aires qui alignent les destinations lointaines comme les ordures et les âmes ignorées ; ni à son passé, morcelé entre les souvenirs rudes et les images d’Épinal de ses puzzles, une échappatoire illusoire qui ne trompe pas. Détaché, égaré, Demetrio trouvera-t-il une attache, une carte, une boussole, pour retrouver un semblant de sens ?
Andrés Neuman a décidément beaucoup de talent, notamment celui de nous raconter des personnages faillibles, touchants et perdus. Après le voyage autour du monde, du temps et de la vie de Yoshie Watanabe dans Fracture, il nous emmène, dans un format beaucoup plus court mais tout aussi beau et intense, auprès d’un homme qui a déjà perdu sa route et qui semble se demander s’il faut vraiment la retrouver. Avec poésie et humanité, Andrés Neuman dresse une géographie argentine qui montre les gouffres et les frontières internes, et raconte les cartes fragiles et éphémères que l’on dessine pour se retrouver.
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco
Éditions Buchet-Chastel
180 pages