Un homme quitte brutalement un train qui devait le mener de Belgrade au Monténégro, terre de sa naissance. Il s’est vu apposé l’étiquette du mourant, atteint d’un cancer qui ne devrait plus lui laisser très longtemps, et a décidé de retourner voir la montagne de sa jeunesse, la Prekornica. Pris d’une impulsion soudaine, il descend de ce train et s’enfuit dans la nature, prêt à y rencontrer sa mort. Mais il trouve sur son chemin deux chasseurs qui, émergeant de leur tente le voit passer et s’enfuir à leur vue.
Roulés dans de grossières couvertures de laine, nous gisions, immobiles et silencieux, en cette nuit d’août, comme enivrés par l’âcre odeur de la forêt qui, par l’ouverture de la tente, ressemblait à un long serpent noir. En fait, nous étions fatigués et nous avions sommeil.
Assis dans un compartiment étouffant du train de voyageurs n°96, il fixait les vastes ténèbres de la nuit d’août. Mais il ne voyait rien. La vitre rectangulaire noircie par la fumée lui renvoyait seulement le reflet estompé de son visage, si marqué par l’épuisement qu’il lui semblait appartenir à quelqu’un d’autre. Il sourit à ce visage, mais sans aménité, comme s’il se fût déjà moqué de lui-même, revenant au Monténégro après tant d’années tout en sachant bien qu’il n’y aurait personne pour se réjouir de le voir, ou simplement pour le reconnaître. S’il avait pu, de l’obscurité où tout avait sombré, faire resurgir quelque image de son enfance, un visage disparu ou une voix depuis longtemps oubliée, peut-être aurait-il mieux compris sa décision soudaine d’aller mourir au pays natal. Mais il ne pouvait rien se rappeler. Plus rien ne lui revenait à la mémoire.
Terrifié à l’idée que ces hommes puissent se dresser entre lui et son destin, l’homme s’enfuit, donc, à leur vue. Nos deux chasseurs eux, ne comprenant pas pourquoi on les fuit, prennent en chasse cet inconnu, d’abord avec l’envie de savoir pourquoi il court. Mais très vite, vexés et piqués par ce comportement incompréhensible, c’est la colère qui les fait courir, rejoints par d’autres qui semblent sortir des bois, prédateurs aux aguets.
Notre fuyard se laisse emporter par la forêt et par sa course, ses pensées faisant autant d’enjambées que ses pieds et glissant sur la pente de la raison. D’abord terrifié, il se laisse gagné par un sentiment de félicité quasi mystique et la course-poursuite devient non pas une lutte pour la vie, qu’il a déjà décidé de quitter, mais pour ne pas se laisser imposer la manière, pour garder le contrôler et damer le pion à ses poursuivants.
De leur côté, les chasseurs-campeurs inquiets, puis intrigués, agacés, énervés par cet homme qui fuit et les ignore. De deux ils seront trois puis une foultitude, nés des bois comme des champignons, comme une horde grégaire qui s’accumule et se multiple, poussée par la rage, un instinct qui les conduit à enterrer leur humanité et leur conscience. Poussée par la rage et bientôt par la fascination, meute illuminée sur le chemin d’un rédempteur qui les rejette et se joue d’eux. On en vient à se demander laquelle des deux parties est finalement le véritable danger pour l’autre.
C’est absurde, baroque et complètement perché, très poétique et surprenant, La Bouche pleine de terre prend le contrepied de tout et à tous les niveaux. Histoire, structure, personnages, on court aussi dans la forêt sans trop savoir où l’on va, et pour notre plus grand plaisir, rien ne se passe comme prévu.
Traduit du serbe par Jean Descat
Éditions Libretto
90 pages