Catégorie : Notes

  • Sous les citrouilles, des pages

    Je continue les notilles sur les lectures faites depuis le mois de janvier, au fil de leur retour en mémoire, et toutes par-faites pour ce début d’automne

    Le jour des corneilles, Jean-François Beauchemin (Libretto)

    Un jeune homme devant un juge se raconte. Accusé d’un crime semble-t-il atroce dont on ignore tout, il conte son enfance, orphelin de mère et sous le joug d’un père aussi fou que perdu et éloigné de toute vie humaine. Au fond d’une forêt, seuls quelques contacts épisodiques avec les habitants d’un village voisin les tiennent aux humains. Il raconte les petites chasses et cueillettes, le fantôme de sa mère morte en couches, les crises violentes du père et les rêves. Dans une langue absolument folle d’inventivité et de désuétude, poétique et brutale, Jean-François Beauchemin a livré un classique unique dans son genre et dans sa matérialité.

    Bain de boue, Ars O’ (Folio SF)

    Lana et Rigal vivent dans la bauge, avec tant d’autres. Sous la domination du Jardinier, ils font partie du groupe des Pelleteux, qui travaillent (dans) la boue. Avant il y avait un ailleurs, et la bauge est une punition, mais on ne sait trop pourquoi. Une chose est sûre, Lana et Rigal ne veulent pas moisir (littéralement) ici. Rejoints par le Puterel roux et la Môme, une gamine qui le suit comme son ombre, ils vont tenter de trouver la limite de la bauge et le début d’autre chose.
    On pense aux Saisons de Maurice Pons, entre autre, en lisant Bain de boue. On est surtout emporté et transporté jusqu’au bout, tant par l’histoire que par les personnages et la langue formidable de ce roman.

    Conque, Perrine Tripier (Gallimard)

    Martabée est mandatée par l’Empereur lui-même pour diriger les fouilles sur un site archéologique nouvellement sorti de terre. Il se dirait qu’on y aurait découvert des vestiges importants qui apporteraient une nouvelle lumière sur la civilisation disparue des Morgondes, illustres et mythologiques ancêtres guerriers, fondation du roman national. Mais sous la roche et la poussière, les secrets pourraient bien bouleverser la nation, et la déontologie de Martabée et de ses collègues.

    Trois ombres, Cyril Pedrosa (Delcourt)

    Joachim vit bien heureux avec ses parents, dans une petite maison jolie à l’orée des bois. Mais un beau jour, trois ombres de cavaliers apparaissent au loin et se rapprochent un peu plus. Au village, Melle Pique est formelle : ils viennent pour Joachim, il doit partir avec eux, c’est ainsi. Mais le père ne l’entend pas de cette oreille et, une nuit, son fils sous le bras, s’enfuit pour semer les trois ombres.
    Pedrosa est très très fort, et il le montre encore une fois. Une BD sublime, un grand voyage initiatique plein d’amour, de rebondissements, de magie et de mystère. Su-per-be, on vous dit.

  • Vingt dieux…

    Tout ça depuis la dernière fois ? Vingt dieux… C’est qu’il s’en est passé des choses, depuis un an. Un déménagement, surtout, et un nouveau rythme à prendre. Mais ça y est, je suis dans mes pénates comme dans une cave à affinage. Et ça tombe bien, puisque j’ai installé mes livres dans le Jura. Pas le Haut, le plus bas, au pied, dans les contreforts. Mais il est beau déjà, ce Jura-là. Et puis il y a déjà beaucoup de choses bien intéressantes dans la catégorie fromage. Dans la catégorie terroir en général d’ailleurs. Et je pense bien que tu vas en entendre parler par ici, lectrice, lecteur, mon petit lactobacillus.

    Je ne vais pas tenter de te faire un rattrapage de mes lectures (finalement peu nombreuses cette année, il m’a fallu du temps pour m’y remettre après le déménagement), mais je vais te faire une petite listounette quand même des bouquins qui m’ont bien happés, parsemée de quelques informations assez indispensables, à mon humble avis.

    Les lances du crépuscules, Philippe Descola (Plon, Terre humaine)

    Une lecture logique vu mes précédentes, et qui me faisait de l’oeil depuis un moment tout en m’impressionnant. Descola y raconte son terrain chez les Achuar d’Amazonie, et c’est absolument passionnant. L’homme écrit divinement, et les analyses plus anthropologiques arrivent de manière progressive en alternance avec les descriptions et les histoires de leur vie, à lui et sa femme, dans le village de Capahuari, ce qui permet de ne pas se sentir perdue (moi en tout cas) trop vite. Le début du travail d’un homme dont l’influence ne se dément pas.

    Croire aux fauves, Nastassja Martin (Folio)

    Lu en camping, dans la forêt, avec paraît-il une meute de loups dans les parages (je n’en ai pas vu la queue d’un seul, bien sûr, mais je suis sûre que cet aboiement un peu chelou, un soir, c’était un loup. C’est sûr. Personne ne peut dire le contraire ^^). Nastassja Martin, lors d’une sortie sur son terrain dans le Kamtchatka, se fait attaquer par une ourse qui lui emporte une partie du visage. Opérée en urgence en Russie, elle est ensuite rapatriée en France, où la suite des soins devient un calvaire. Elle nous parle reconstruction et symbolisme, bien sûr, car une anthropologue attaquée par une ourse, ça ne peut pas ne pas y voir autre chose. Un récit bref et prenant comme un souffle givré, très fort, sur la guérison et l’altérité (et plein d’autres trucs mais j’ai dit que je faisais bref).

    Perspectives terrestres, Alessandro Pignocchi

    L’autre raison de lire Descola à la sortie de l’été. Philosophe (entre autre) très influencé par le travail du maître, Alessandro Pignocchi est connu pour ses BD (très drôles) dans lesquelles il décrit une Europe qui a décidé de vivre selon les principes animistes des Achuar. Dans Perspectives terrestres, il développe ses théories, idées, hypothèses, sur la manière de transformer la société pour retrouver une organisation plus proche du vivant dans son ensemble et, bien sûr, plus anarchiste. Une lecture très intéressante, parfois complexe mais qui provoque des petites explosions de plaisir et de joie dans le cerveau ^^

    Radium girls, Cy (Glénat)

    Dans les années 20, le radium c’est in et c’est surtout miraculeux. Aux États-Unis, on en fait la pub pour des crèmes hydratantes et anti-âge, des dentifrices des poudres magiques. Et on en met sur les montres pour qu’elles sont phosphorescentes. Pour ce faire, des ouvrières travaillent méticuleusement dans un tempo très précis : lèche (le pinceau), plonge (dans la très chère peinture au radium) et peint (les chiffres du cadran de la montre), et cela ad lib. On les reconnaît car elles aussi, elles brillent, à lécher et avaler du radium toute la journée. Et elles finissent par tomber malade et mourir aussi. Le combat des Radium girls pour faire reconnaître la responsabilité de leur employeur est restée célèbre, et la vie de ces femmes est racontée ici avec beaucoup de grâce et de force.

    Écrits sur l’Allemagne, 1932-1933, Simone Weil (Rivages)

    En 1932 Simone Weil part quelques temps à Berlin et raconte à travers une série d’articles publiés dans différentes revues (La revue prolétarienne, École émancipée) ses observations et analyses sur la montée du nazisme et ce moment crucial qui a vu Hitler être nommé chancelier. Dans un état où la classe ouvrière est l’une des plus cultivée d’Europe, avec des partis, syndicats et associations puissantes et une histoire de lutte prolétaire récente avec la révolution spartakiste, comment le parti nazi a-t-il réussi à se démarqué et devenir la seule option acceptée ? Une fois entrée dans le flot des phrases de Simone Weil, son regard est d’une acuité saisissante et ses analyses, alors même qu’elle a les deux pieds dedans, d’une certaine clairvoyance. La dépolitisation, la peur, la manipulation et la protection des intérêts sont certains des leviers qui ont joué et touché les trois grands blocs politiques en Allemagne, et nous ferions bien de ne pas l’oublier.

    La couleur du froid, Jean Krug (Critic)

    Mila Stenson est une grosse richou, du type milliardaire ou plus. La planète Terre s’est bien réchauffée, merci, et l’empire de Mila en profite pas mal de-ci, de-là. Mais les températures, étonnamment, commencent à baisser, et Mila, qui a hérité de cet empire et n’a jamais tellement interrogé son existence, est envahie de rêves étranges. Appelée dans l’un de ses centres, en Antarctique, suite à la découverte d’un message cryptée qui lui est adressée, elle se retrouve, avec 4 comparses, embringuée dans une aventure qui va venir bouleverser, bien sûr, sa vision du monde. Sur un pitch pas très original mais efficace, Jean Krug fait là un roman très prenant et très original. Les amoureux-es du froid et de la glace, comme moi, seront d’autant plus conquis^^

    La cité diaphane, Anouck Faure (Pocket)

    Roche-Étoile est une merveille de cité, dressée et saillante de la roche. Mais la ville sainte a été maudite plusieurs années auparavant, les eaux de son lac devenu poison mortel pour tout être vivant. Un archiviste y arrive un jour, pour découvrir et raconter ce qui s’y est passé. Il y croisera les derniers habitants fantomatiques, témoins et victimes, acteurices et observateurices d’une gloire et d’une chute, d’un amour et d’une ambition démesurée. Un roman formidable, sombre, moite et tranchant d’une grande beauté. Anouck Faure, illustratrice et graveuse de son état, nous comble de plus d’illustrations superbes au fil de la lecture.

    Ariosto Furioso, Chelsea Quinn Yarbro, traduit de l’anglais par Jean Bonnefoy (Folio SF)

    Renaissance italienne. L’Italia Federata est maîtresse du Nouveau Monde, et dans la Botte, le puissant de Medici lutte contre les manigances, complots et manœuvres qui visent à le déstabiliser. A ses côtés, Lodovico Ariosto, grand poète, l’aide et le soutient comme il le peut. En parallèle, il rédige une suite à sa grande œuvre, le fameux Orlando Furioso, dans laquelle il se projette lui-même en Ariosto, héros chevaleresque d’un combat contre le mal sur les terres américaines aux côtés des peuples autochtones.
    Pas besoin d’avoir lu l’Orlando pour se laisser porter par ce roman. Si la fin peut être un peu abrupte et si quelques facilités ou évidences percent de temps en temps, la lecture reste d’une grand plaisir, avec des moments de maestria très agréables.

    Hildegarde, Léo Henry (Folio)

    Tu le sais (ou pas) j’aime Léo Henry d’amour. L’homme semble savoir tout faire ou presque, et son Hildegarde en est une nouvelle preuve. A travers les récits de dizaines de personnes, la vie d’autres, les mythes germaniques et les croisades, il nous compte le Moyen-Âge et dessine derrière ces épopées de vies simples et ballotées par les vents sableux des puissants, des crimes, des batailles et des révélations, la vie d’Hildegarde de Bingen, visionnaire, moniale, abbesse, fondatrice du premier couvent uniquement féminin sur les rives du Rhin, qui avait l’oreille de Barberousse et nous a laissé traités d’herboristerie, de médecine, partitions et chants. Si on la cherche au début avec étonnement au milieu de ces autres vies que la sienne, l’abbesse est partout, même quand on ne parle pas d’elle, et nulle part à la fois, présence évanescente et imposante, esprit et symbole d’une époque aussi lumineuse que violente, mystique parmi les mystiques. Un chef-d’œuvre.

    Maître des djinns, P. Djèli Clark, traduit de l’anglais par Matilde Monnier (L’Atalante)

    Où l’on retrouve pour une grande enquête et pour notre plaisir, l’enquêtrice Fatma el-Sha’awari, ses incroyables tenues et son esprit vif dans les rues du Caire désormais peuplées par les esprits. On se souviendra que la porte séparant le monde des humains mortels de celui des esprits a été ouvert quelques décennies plus tôt en Égypte, permettant au pays de devenir le centre du monde, ou presque. Cette fois, Fatma enquête sur l’assassinat des membres éminents (et anglais) d’une société secrète vouant un culte à al-Jahiz, le libérateur des djinns, justement. Après plusieurs nouvelles de grande qualité dans cet univers flamboyant, le premier roman de P. Djèli Clark est un plaisir de page-turner, aussi cinématographique que ses autres œuvres. Les personnages sont toujours aussi attachants et stupéfiants, et l’enquête, pleine de rebondissements, ne lasse pas un instant. Bref, c’est super. Encore !

    Ravagés de splendeur, Guillaume Lebrun, Christian Bourgois

    Au IIIè siècle après Jésus-Christ (ou 1728 avant Cherilyn Sarkisian, c’est selon), l’empire romain se déchire une nouvelle fois après l’assassinat de Caracalla. Par des jeux d’alliances et de couteaux, c’est une branche syrienne des Sévère qui fait main basse sur le trône de César, et un jeune homme arrive à Rome pour régner. On lui connaît différents noms, mais le sien propre il le tient de son dieu sombre et se veut nommer Héliogabale. Après sa jubilatoire relecture de l’histoire de Jeanne d’Arc dont je te parlais ici, Guillaume Lebrun nous emmène dans l’histoire méconnue et manipulée de cet empereur romain au règle court, figure de la décadence de l’empire, à qui il redonne sa splendeur et sa magnificence. Entouré-e d’une vestale et d’un amant magnifique, Héliogabale irradie par sa liberté et sa sensualité, libéré-e de toute convention et refusant de plier devant celles et ceux qui le veulent plus romain, et aussi plus mort-e. Ravagés de splendeur se dévore dans un éclat de cœur et de corps.

  • Lire Quichotte – Dans le texte

    Cuenta Cide Hamete Benengeli en la segunda parte de esta historia y tercera salida de Don Quijote que el cura y el barbero se estuvieron casi un mes sin verle, por no renovarle y traerle a la memoria las cosas pasadas, pero no por esto dejaron de visitar a su sobrina y a su ama, encargándolas tuviesen cuenta con regarlarle, dándole a comer cosas confortativas y apropiadas para el corazón y el celebro, de donde procedía, según buen discurso, toda su mala ventura. Las cuales dijeron que casi lo hacían y lo harían con la voluntad y cuidado posible, porque estaban de ver que su señor por momentos iba dando muestras de estar en su entero juicio.

    Don Quijote, Miguel de Cervantès, Edición Alfaguara

    No importa si no entiendes todo
    Conociésedes : genre de subjonctif futur ? Avec vos ? Pourquoi -es à la fin ?
    Vos -> terminaison en –xd ? Quelle différence avec –xis ? Une proximité ou juste un impératif lambda ? Sancho et Teresa se voseisent (faux, Teresa oui, Sancho non), le barbier et le curé avec Quijote aussi, je crois, comme Carrasco. Mais on a des vosotros aussi. Relever quand ils apparaissent, ou a minima la terminaison -xis.
    Patochadas, faut que je le raconte à M. et A., celui-là !
    No importa si no entiendes todo

    Je ne me voile pas la face. Je sais que je suis en train de devenir un peu obsessionnelle. Et comme je le sais, j’essaie de bien viser sur qui je déverse tout ça.
    Au travail, j’ai deux collègues, qui sont aussi des ami-es, et qui sont hispanophones natifs. Ils n’ont pas lu Quichotte, mais on en parlait souvent (pour dire que ça va hein, on a autre chose à faire que le lire, mais un jour, peut-être). Quand j’ai lu le premier tome en français, ça les a amusés, on en a parlé, c’était rigolo.

    Quand je l’ai attaqué en espagnol, je pense qu’ils ont trouvé ça courageux, et sans doute un peu con, aussi. Tandis que j’écris ces lignes, je crois qu’ils commencent à s’inquiéter. Parce que je leur envoie des photos du texte n’importe quand, que je leur pose des questions sur la grammaire et les codes sociaux de l’époque (spoiler, ils n’y étaient pas, ils n’en savent rien), que je débarque des fois le livre à la main pour leur montrer des mots ou des phrases qui m’ont plu. C’est sûr, ils vont finir par craquer. Alors que franchement, je me retiens. Tellement.

    Il me manque tout pour lire ce livre dans le texte. Un minimum de vocabulaire en espagnol contemporain, un peu de culture sur le contexte : les auteurs, les coutumes, l’histoire (ne me juge pas, lecteurice français-e, toi aussi c’est sûr t’es pas ouf en histoire de la péninsule ibérique du XVIe et XVIIè siècle), dans l’idéal une connaissance approfondie de l’évolution grammaticale de la langue (mais bon, là, j’en demande beaucoup). Dis-toi en plus que mon espagnol contemporain est plus latino que ibérique, le vosotros et ses conjugaisons, je ne connais pas. Du tout. Alors entre les archaïsmes et juste l’espagnol d’Espagne, c’est pas facile.
    Mais c’est vraiment très très bien. Et c’est vrai, c’est pas si grave de ne pas tout comprendre. D’autant que je ne peux pas tout comprendre, c’est impossible. Je dois accepter de laisser passer des choses, il y a un pan, je pense très important, des 600 pages de ce deuxième livre qui vont m’échapper, que je ne peux pas attraper. ça me demanderait des lectures préparatoires, des recherches avancées sur l’époque, les mœurs, les us et coutumes, le fonctionnement de la société, l’histoire littéraire. Il faudrait que je lise les autres grands auteurs de l’époque, et d’avant (j’ai peu lu de romans de chevalerie, je connais les codes mais beaucoup de références, je pense, me filent entre les doigts). Comme en français, finalement. Pour le moment je ne lis pas encore l’œuvre Don Quichotte, mais le roman.

    Sur la compréhension générale des aventures de cette troisième sortie de l’hidalgo et de son fidèle escudero, je ne m’inquiète pas, car je sais que je pourrais le lire en français et que tout deviendra limpide, avec, en prime, ce plaisir que je savoure déjà de pouvoir, un peu, faire le pont entre la version originale et sa traduction. J’entamerai ce deuxième tome en lectrice attentive, en lectrice de la traduction, non uniquement du roman.

    Continuará

    épisode 1 : Affronter ses propres moulins
    épisode 2 : Traductor traidor

  • Lire Quichotte – Traductor traidor

    On ne serait rien sans elles et eux, et on les oublie pourtant bien souvent. J’admire le travail des traducteur-ices. C’est un exercice que j’avais aimé pratiquer les quelques fois où j’avais eu l’occasion de l’essayer en cours, cet aller-retour entre deux langues, deux approches, avec toutes les subtilités et les complexités que cela appelle. Je n’irai pas plus loin pour éviter les poncifs et les lieux communs sur la question, je dirai juste que c’est pour moi l’exercice même de l’altérité, et je trouve ça beau. Et grâce à elles et eux, nous aussi pouvons nous ouvrir au monde. Alors merci.

    Et traduire des classiques, alors ? Traduire El Quijote dans la deuxième partie du XXè siècle, ce livre déjà granit, déjà décortiqué et dépecé jusqu’à sa sainte moelle. Comment doit-on transmettre ce texte plus de quatre cents ans après sa parution ? Il ya plusieurs approches, je me dois d’en choisir une. Et c’est un choix important. Rappelle-toi, j’y vais volontairement mais un peu à reculons et pleine d’a priori. Si je rate le coche, si je choisis la mauvaise traduction, la rencontre sera définitivement ratée. A mon âge on devient tête de bois, et il y a tant d’autre chose à lire.

    Mais c’est quoi, la bonne traduction ? En règle générale, on se pose peu la question, déjà parce que souvent il n’y en a qu’une, et pour pouvoir juger de la qualité d’une traduction, il faudrait pouvoir lire l’œuvre originale. Le texte peut sembler parfois mauvais, sans qu’il ne s’agisse de la faute de la traduction. J’ai donc décidé d’enquêter. Y a-t-il plusieurs traductions française du Quichotte ? De quand datent-elles ? Qu’en dit-on sur les internets ? Je finis par découvrir que trois traductions semblent dominer le marché quichottien, chacune avec un parti-pris, une intention bien définie. Une de Jean-Raymond Fanlo, une autre de Claude Allaigre, Jean Canavaggio et Michel Moner (choisie pour l’édition Pléiade), et une troisième d’Aline Schulman. Je continue mes recherches et lis, des articles à moitié ou en entier, des avis Babelio et des fils Reddit. Des incipts de thèses et des retours de colloques. Doucement, mais sûrement, je fais mon choix. Peu importe finalement de savoir quelle est la meilleure traduction : si tant est qu’elle existe, je serai de toute manière incapable d’en juger. Je dois trouver la meilleure pour moi, celle qui m’aidera à affronter ce monstre, mon géant à moi, à lui donner apparence livresque et me donner envie de le trimballer avec moi. Et il y en a une qui a l’air de correspondre. Je me rends donc dans la librairie la plus proche, et choisis L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduit par Aline Schulman (éditions Points, et en plus, la couverture est jolie). De ce que j’en ai retenu, son parti pris à elle est de rendre le texte le plus accessible possible au lecteur contemporain, de redonner l’élan initial du roman, qui était lu sur les places des cathédrales et des marchés, à la cantonnade, pour le plaisir des foules. Un roman populaire, qui se moquait et donnait à rire au clampin moyen. Ça me va. Et surtout, SURTOUT, quasiment aucune note de bas de page. Peu de contextualisation, de retours, de précision, d’explications. On est dans le texte, dans l’histoire, sans interruption, et ça c’est un plaisir.

    Traduire un texte du passé, une écriture parvenue jusqu’à nous, mais que des siècles séparent de nous, c’est, qu’on le veuille ou non, faire œuvre de « restauration ». Ce terme, tel qu’il est défini dans le dictionnaire Robert, peut prendre des sens différents, voire contradictoires, comme « rétablir en son état ancien » ou « remettre à neuf ». C’est bien ainsi que l’on pourrait résumer le choix qui s’offre au traducteur : l’option historicisante, philologique, ou celle qui rechercherait avant tout l’actualisation -ces deux attitudes étant des variantes, tout aussi légitimes l’une que l’autre, de notre rapport au temps et à l’histoire de la langue.

    Aline Schulman, Traduire Don Quichotte aujourd’hui. L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, éditions Points (ouais, de Miguel de Cervantès, TMTC)

    Alors Quichotte, Sancho et moi, on a commencé à se fréquenter. D’abord doucement, puis de plus en plus. Et au gré d’un voyage en train un peu long, je l’ai défoncé, le tome 1 des aventures de l’ingénieux hidalgo, je ne l’ai pas lâché, des moulins à la Sierra Morena, les allers-retours à l’auberge et sous les coups (nombreux) de bâtons que le pauvre Sancho se prend à tour de bras. Mais je ne lisais, déjà, pas que l’histoire que nous a donné Cervantès il y a une double paire de siècle, je lisais aussi sa traduction, que j’avais choisi consciencieusement. Je me demandais ce qu’elle me racontait, les choix qu’elle avait fait. Je me demandais comment c’était, en vrai, dans la langue de Mariana Enriquez. A peine lues, j’avais déjà fait mienne et décortiqué les deux célèbres phrases qui ouvrent le roman. Celle du prologue au lecteur, et celle du texte lui-même. Le « desocupado lector« , qui semble si sensible, le « En un lugar de la Mancha, de cuyo nombre no quiero acordarme […] » si imposante, à la manière du Call me Ishmaël de Moby Dick ? Clair, et pourtant gigantesques.
    Les autres, quels choix avaient-ils fait ?

    Traduire un bouquin comme celui-ci doit être, j’imagine, l’apogée et l’abîme d’une carrière, la roche tarpéienne, le Capitole, tout ça, quoi. Car tout le monde vous attend au tournant, surtout celles et ceux qui ont déjà un avis sur ce qu’il convient de faire et comment traiter un texte aussi mythique, qui n’appartient à personne, sinon à tout le monde, mais un peu plus à eux, parfois. Garder le texte le plus proche possible de ce qu’il était à l’époque ou le rapprocher de nous. Donner toutes les informations de contexte, de langage, d’histoire, toutes les références de l’époque pour que nous comprenions bien qui, d’où, de quoi et comment on nous parle ? Chacun peut trouver sa traduction du Quichotte, selon ses besoins et son moment. Je lirai peut-être un jour une autre traduction, mais celle d’Aline Schulman retrouvera sa place dans ma poche pour le tome 2 (avec toujours la jolie couverture), et je sais que ce choix était le bon, car j’ai très très hâte de m’y mettre.

    Mais pour le moment, j’ai retardé cet achat (j’espère qu’ils ne changeront pas la couverture d’ici là), car j’ai toujours une petite voix, dans le creux de l’oreille, qui me murmure « Sí, en español, no importa si no lo entiendes todo« . Alors, comme grâce à Aline Schulman, j’ai un peu moins peur des aventures de l’hidalgo, depuis quelques temps je regarde mon étagère et je le vois, ce gros livre au dos rouge estampillé Edición conmemorativa IV centenario Cervantès. Plein de notes de bas de pages. Lui aussi, il a une jolie couverture.

    Continuará

    Pour lire sur les/la traduction de Don Quichotte, une revue non exhaustive de ce que j’avais trouvé à l’époque. Je n’ai pas réussi à remettre la main sur tous les articles, malheureusement.
    Je conseille vraiment l’entretien entre Aline Schulman et Gustavo Guerrero (directeur du domaine latino-américain à la NRF), qui est passionnante.

    épisode 1 : Affronter ses propres moulins

  • Lire Quichotte – Affronter ses propres moulins

    Il y a plusieurs mois de cela, j’ai, enfin, sauté le pas. J’ai commencé à lire Don Quichotte. Ça peut sembler anodin, voire un peu m’as-tu-vu, mais c’est une décision qui, quand je la regarde, trouve ses prémisses il y a ma foi fort longtemps. Le choix d’un livre n’étant jamais anodin, celui de s’attaquer à certains titres l’est encore moins, et pour de multiples raisons. Comme j’aime bien tourner les choses dans tous les sens, que cette lecture évolue et me fait aussi beaucoup réfléchir, je vais tenter de tenir, si ce n’est un journal de lecture, n’exagérons pas, à tout le moins des notes de réflexions sur ce que c’est que de lire et découvrir Quichotte, le texte et le métatexte, le paratexte et le péritexte, aussi, quand on l’a évité pendant des années.

    La première fois (dont je me souvienne) que l’on m’a parlé de Don Quichotte, le livre, j’étais ado, et l’une des rares choses qui me reste en mémoire de cette conversation, c’est que le pavé de Cervantès m’avait semblé être un livre très gros, très philosophique, et très ennuyeux. Un de ces livres sans histoires, qui tournent autour de lui-même. Et moi, à l’époque déjà, ce que j’aime ce sont les histoires. Alors non, le livre d’une vie, peut-être, mais pas la mienne. Et puis en plus, je n’aime pas les classiques. Qu’ils aient cinq cents ans ou cinquante, je n’aime pas les classiques, par principe, par rejet, par peur. Je les évite, je les regarde du coin de l’œil avec la suffisance qu’ils irradient, me renvoyant l’image d’une lectrice médiocre, un peu bête, pas à la hauteur de leur grandeur. Et Quichotte, c’est un classique. Le classique, presque définitoire. Un succès énorme à son époque, qui est devenu une référence, cité, recité, repris, et un tournant dans l’histoire de la littérature espagnole, et mondiale. Le premier roman moderne. Ça en jette, ça impressionne.
    De page en quatrième de couverture, mes glissements de lectrice m’amènent vers la littérature latino, et de temps à autre, je regarde un peu la littérature espagnole. Et toujours, Quichotte traîne ses savates dans les parages, avec ces mille imposantes pages et sa leçon de vie, celle qui redéfinit tout. Quelle pression… Je le garde à distance, mais le méprise moins, la peur que j’en ai se mue doucement en curiosité, mais cette curiosité pour une chose un peu fantasmée, dont on sait qu’elle est inatteignable, dont on parlerait au subjonctif imparfait. Et puis un beau jour, une paire de mains me le donne, le Quichotte. Sur un plateau et dans la langue, por favor. Et une autre voix m’empresse d’y aller, les yeux fermés, sí, en español, no importa si no lo entiendes todo.
    Pero si, quand même un peu, lire un truc chiant, éventuellement, mais dans ma langue, que je sache pourquoi je n’y pane rien. Alors j’y pense un peu plus, parce que bon, j’aime bien voir des signes et des histoires dans ce qui m’entoure.
    Et puis un autre signe, en cours d’espagnol où, allez savoir comment, pourquoi, on se retrouve à parler del Quijote. Aucune de nous ne l’a lu, à l’exception de la prof, por supuesto. Alors on trouve le début sur les internets, et l’une après l’autre, on découvre la langue de Cervantès, sans périphrase cette fois. Et là, c’est une double révélation, sans fioriture, et au sens propre :
    – Il y a une histoire, même plusieurs, dans Don Quichotte.
    – C’est incroyablement bien écrit.
    Même en espagnol, même dans un espagnol du XVIIè qui m’échappe en partie, je ressens le rythme des phrases, la cadence, les tournures sans doute désuètes, mais qui se révèlent magiques à mes yeux profanes et m’apportent des réponses et de nouvelles questions sur la grammaire espagnole. Et surtout, surtout, troisième révélation, après quelques pages laborieusement parcourues, mais avec acharnement : Don Quichotte, c’est drôle. Très drôle.

    Alors c’est décidé, je vais le lire, le Quichotte. Mais je vais commencer en français, quand même. Histoire de ne rien rater. Mais pour cela, il faut passer par une étape qui est déjà un choix engageant : la traduction.

    Continuará