Lire Quichotte – Traductor traidor

couverture don quichotte

On ne serait rien sans elles et eux, et on les oublie pourtant bien souvent. J’admire le travail des traducteur-ices. C’est un exercice que j’avais aimé pratiquer les quelques fois où j’avais eu l’occasion de l’essayer en cours, cet aller-retour entre deux langues, deux approches, avec toutes les subtilités et les complexités que cela appelle. Je n’irai pas plus loin pour éviter les poncifs et les lieux communs sur la question, je dirai juste que c’est pour moi l’exercice même de l’altérité, et je trouve ça beau. Et grâce à elles et eux, nous aussi pouvons nous ouvrir au monde. Alors merci.

Et traduire des classiques, alors ? Traduire El Quijote dans la deuxième partie du XXè siècle, ce livre déjà granit, déjà décortiqué et dépecé jusqu’à sa sainte moelle. Comment doit-on transmettre ce texte plus de quatre cents ans après sa parution ? Il ya plusieurs approches, je me dois d’en choisir une. Et c’est un choix important. Rappelle-toi, j’y vais volontairement mais un peu à reculons et pleine d’a priori. Si je rate le coche, si je choisis la mauvaise traduction, la rencontre sera définitivement ratée. A mon âge on devient tête de bois, et il y a tant d’autre chose à lire.

Mais c’est quoi, la bonne traduction ? En règle générale, on se pose peu la question, déjà parce que souvent il n’y en a qu’une, et pour pouvoir juger de la qualité d’une traduction, il faudrait pouvoir lire l’œuvre originale. Le texte peut sembler parfois mauvais, sans qu’il ne s’agisse de la faute de la traduction. J’ai donc décidé d’enquêter. Y a-t-il plusieurs traductions française du Quichotte ? De quand datent-elles ? Qu’en dit-on sur les internets ? Je finis par découvrir que trois traductions semblent dominer le marché quichottien, chacune avec un parti-pris, une intention bien définie. Une de Jean-Raymond Fanlo, une autre de Claude Allaigre, Jean Canavaggio et Michel Moner (choisie pour l’édition Pléiade), et une troisième d’Aline Schulman. Je continue mes recherches et lis, des articles à moitié ou en entier, des avis Babelio et des fils Reddit. Des incipts de thèses et des retours de colloques. Doucement, mais sûrement, je fais mon choix. Peu importe finalement de savoir quelle est la meilleure traduction : si tant est qu’elle existe, je serai de toute manière incapable d’en juger. Je dois trouver la meilleure pour moi, celle qui m’aidera à affronter ce monstre, mon géant à moi, à lui donner apparence livresque et me donner envie de le trimballer avec moi. Et il y en a une qui a l’air de correspondre. Je me rends donc dans la librairie la plus proche, et choisis L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduit par Aline Schulman (éditions Points, et en plus, la couverture est jolie). De ce que j’en ai retenu, son parti pris à elle est de rendre le texte le plus accessible possible au lecteur contemporain, de redonner l’élan initial du roman, qui était lu sur les places des cathédrales et des marchés, à la cantonnade, pour le plaisir des foules. Un roman populaire, qui se moquait et donnait à rire au clampin moyen. Ça me va. Et surtout, SURTOUT, quasiment aucune note de bas de page. Peu de contextualisation, de retours, de précision, d’explications. On est dans le texte, dans l’histoire, sans interruption, et ça c’est un plaisir.

Traduire un texte du passé, une écriture parvenue jusqu’à nous, mais que des siècles séparent de nous, c’est, qu’on le veuille ou non, faire œuvre de « restauration ». Ce terme, tel qu’il est défini dans le dictionnaire Robert, peut prendre des sens différents, voire contradictoires, comme « rétablir en son état ancien » ou « remettre à neuf ». C’est bien ainsi que l’on pourrait résumer le choix qui s’offre au traducteur : l’option historicisante, philologique, ou celle qui rechercherait avant tout l’actualisation -ces deux attitudes étant des variantes, tout aussi légitimes l’une que l’autre, de notre rapport au temps et à l’histoire de la langue.

Aline Schulman, Traduire Don Quichotte aujourd’hui. L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, éditions Points (ouais, de Miguel de Cervantès, TMTC)

Alors Quichotte, Sancho et moi, on a commencé à se fréquenter. D’abord doucement, puis de plus en plus. Et au gré d’un voyage en train un peu long, je l’ai défoncé, le tome 1 des aventures de l’ingénieux hidalgo, je ne l’ai pas lâché, des moulins à la Sierra Morena, les allers-retours à l’auberge et sous les coups (nombreux) de bâtons que le pauvre Sancho se prend à tour de bras. Mais je ne lisais, déjà, pas que l’histoire que nous a donné Cervantès il y a une double paire de siècle, je lisais aussi sa traduction, que j’avais choisi consciencieusement. Je me demandais ce qu’elle me racontait, les choix qu’elle avait fait. Je me demandais comment c’était, en vrai, dans la langue de Mariana Enriquez. A peine lues, j’avais déjà fait mienne et décortiqué les deux célèbres phrases qui ouvrent le roman. Celle du prologue au lecteur, et celle du texte lui-même. Le « desocupado lector« , qui semble si sensible, le « En un lugar de la Mancha, de cuyo nombre no quiero acordarme […] » si imposante, à la manière du Call me Ishmaël de Moby Dick ? Clair, et pourtant gigantesques.
Les autres, quels choix avaient-ils fait ?

Traduire un bouquin comme celui-ci doit être, j’imagine, l’apogée et l’abîme d’une carrière, la roche tarpéienne, le Capitole, tout ça, quoi. Car tout le monde vous attend au tournant, surtout celles et ceux qui ont déjà un avis sur ce qu’il convient de faire et comment traiter un texte aussi mythique, qui n’appartient à personne, sinon à tout le monde, mais un peu plus à eux, parfois. Garder le texte le plus proche possible de ce qu’il était à l’époque ou le rapprocher de nous. Donner toutes les informations de contexte, de langage, d’histoire, toutes les références de l’époque pour que nous comprenions bien qui, d’où, de quoi et comment on nous parle ? Chacun peut trouver sa traduction du Quichotte, selon ses besoins et son moment. Je lirai peut-être un jour une autre traduction, mais celle d’Aline Schulman retrouvera sa place dans ma poche pour le tome 2 (avec toujours la jolie couverture), et je sais que ce choix était le bon, car j’ai très très hâte de m’y mettre.

Mais pour le moment, j’ai retardé cet achat (j’espère qu’ils ne changeront pas la couverture d’ici là), car j’ai toujours une petite voix, dans le creux de l’oreille, qui me murmure « Sí, en español, no importa si no lo entiendes todo« . Alors, comme grâce à Aline Schulman, j’ai un peu moins peur des aventures de l’hidalgo, depuis quelques temps je regarde mon étagère et je le vois, ce gros livre au dos rouge estampillé Edición conmemorativa IV centenario Cervantès. Plein de notes de bas de pages. Lui aussi, il a une jolie couverture.

Continuará

Pour lire sur les/la traduction de Don Quichotte, une revue non exhaustive de ce que j’avais trouvé à l’époque. Je n’ai pas réussi à remettre la main sur tous les articles, malheureusement.
Je conseille vraiment l’entretien entre Aline Schulman et Gustavo Guerrero (directeur du domaine latino-américain à la NRF), qui est passionnante.

épisode 1 : Affronter ses propres moulins

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