Catégorie : Amérique du Sud

  • Brûlées – Ariadna Castellarnau

    Quelque part, à certains moments. Est-ce le monde qui meurt ou l’humanité qui s’éteint, à grand feu ? On ne le sait pas trop, et ce n’est pas très important. Les animaux disparaissent, les gens tombent malades, la terre est infertile, et l’on brûle pour purifier. Dans ce monde plongé en pleine apocalypse au long cours, nous allons suivre quelques vies pendant un instant. Il y en a qui essaient de garder un minimum de contrôle en décidant quand ils mourront, d’autres qui suivent les maigres règles qui restent pour créer une nouvelle normalité, certain·es se regroupent, certain·es partent, reviennent, espèrent.

    Qu’espérer dans un monde que l’on sait fini ? Qu’attendre quand les gens autour de soi meurent ou disparaissent ? Au fil des différents portraits, c’est une toile de désespoir maitrisé, de désarroi intériorisé qui se tisse. De ce qui s’est passé on ne sait rien, la cause en est inconnue, et l’on est plongé dans ce marasme sans repère et aux valeurs bouleversées. Les liens familiaux ou amicaux n’ont plus de sens, le quotidien se résume à un long chemin, une attente vide en quête de nourriture ou d’un lieu protecteur. Il y a malgré tout quelques touches de lumière. Des tentatives de regroupements, de retrouvailles, de création. Celles-ci seront parfois vaines et stériles, car la survie seul·e est plus aisée, parfois source de désillusion. Mais avoir vécu dans l’illusion pendant un temps peut permettre de repousser une échéance que l’on sait inéluctable. Et même cela peut glisser entre les doigts.

    La nuit vient et Rita et l’homme n’ont toujours pas décidé qui des deux mangera la dernière pêche au sirop. C’est une décision importante, non seulement car c’est la dernière, mais aussi parce qu’ils ont également convenu qu’une fois la boîte terminée ils se laisseraient mourir de faim.
    Rita fait danser la pêche avec la pointe d’une fourchette.
    – Tu vas la manger ou pas ? demande-t-il.
    – Je ne sais pas. On ne devrait pas la tirer au sort ?
    – Qu’importe qui la mange. Ce n’est que symbolique.
    – Mourir de faim n’a rien de symbolique.

    On pourrait prendre ce livre comme un recueil de nouvelles, mais au fil des rencontres que l’on fait se dessine des communs, des personnages que l’on retrouve, qui se croisent et repartent dans d’autres temps. La chronologie ici est décousue et n’a pas de sens, car ce monde n’a pas de sens ni d’ordre, malgré les quelques tentatives des protagonistes d’en recréer un.
    Il y a pourtant une sorte de jouissance chez certain·es dans cet effondrement, des pulsions qui remontent, un désir ardent de vie, de mort, de destruction qui les poussent à continuer vers ce qui les tire, quoi que ce puisse être, d’allumer et traverser ces feux purificateurs qui illuminent les contrées de toutes parts et qui, faute de délivrer le monde du mal, défrichent une nouvelle terre, ouvrent de nouveaux horizons dans un rideau de cendres incandescentes.

    Traduit de l’espagnol par Guillaume Contré
    Éditions de l’Ogre
    165 pages

  • Le Troisième Reich – Roberto Bolaño

    Udo Berger, un jeune Ouest-allemand, part en vacances en Espagne avec sa chère et tendre Ingeborg. Il retrouve, sur la Costa Brava, les paysages et l’hôtel de son enfance, toujours tenu par la belle Frau Else et son mari. La plage, le soleil, les boîtes de nuit, l’endroit semble parfait pour occuper de jeunes gens dans le désœuvrement suave des congés. Mais Udo a l’esprit occupé par autre chose. C’est un joueur de Wargame, et il travaille à la rédaction d’un article sur les stratégies à mettre en place pour l’un d’eux : le troisième Reich. Afin de travailler un peu son style, lui qui n’est pas un grand pratiquant de l’écrit, il décide de tenir son journal.
    Un jeune homme étonnant que cet Udo. Très assuré, presque arrogant, il porte un œil critique et jugeant sur tout ce et ceux qui l’entoure. A peine arrivé à l’hôtel qu’il terrifie et humilie une jeune femme de chambre pour obtenir la table sur laquelle installer son plateau de jeu. Tandis qu’Ingeborg se plonge dans la vie littorale, Udo se retire dans leur chambre d’hôtel, déplaçant chars russes et régiments de la Wehrmacht, rejouant des batailles déjà perdues, plongeant dans l’esprit de généraux vaincus et jugés.

    Lors de ses sorties, Ingeborg fera la rencontre d’un autre couple d’Allemands, Charly et Hanna. Ces quatre-là se retrouveront pour picoler et faire la tournée des boîtes, croisant sur leur chemin le Loup et l’Agneau, habitants du coin, et le Brûlé, loueur de pédalo défiguré, qui serait originaire d’Amérique latine et dont les brûlures ne seraient pas accidentelles.
    Entourés d’hommes soit mystérieux tel le Brûlé dont il ignore tout et qui ne livre rien, ou comme Charly et les deux Espagnols, brusques et violents qui se déploient dans l’alcool et semblent capables d’écraser les autres pour leur plaisir, Udo se réfugie dans son wargame et entame un jeu désespéré de séduction avec Frau Else, figure froide et distante, gérante, épouse d’un homme mourant, fantasme d’une adolescence qui s’éloigne.
    Puis un drame, évoqué, anticipé, évité avant de devenir réel, et c’est le monde qui bascule. Udo perd pied. Pour se raccrocher, il entamera une partie de Troisième Reich avec le Brûlé, qui incarnera avec force et vigueur les armées Alliées.

    Par la fenêtre pénètrent la rumeur de la mer mêlée aux rires des derniers noctambules, un bruit qui est peut-être celui que font les serveurs en rangeant les tables de la terrasse, de temps à autre celui d’une voiture roulant au pas sur le Paseo Maritimo et des bourdonnements sourds et inidentifiables provenant des autres chambres de l’hôtel. Ingeborg dort ; son visage est pareil à celui d’un ange dont rien ne trouble le sommeil ; sur la table de nuit, il y a un verre de lait auquel elle n’a pas touché et qui maintenant doit être tiède et, à côté de son oreiller, à demi recouvert par le drap, un livre de l’enquêteur Florian Linden dont elle n’a lu que deux pages avant de sombrer dans le sommeil. À moi, il m’arrive tout le contraire : la chaleur et la fatigue m’ôtent le sommeil. En général, je dors bien, entre sept et huit heures par jour, de onze heures du soir à sept heures du matin, même s’il est rare que je me couche fatigué.Le matin, je me réveille frais comme un gardon, avec une énergie qui ne faiblit pas au bout de huit ou dix heures d’activité. Autant qu’il me souvienne, il en a toujours été ainsi, et c’est dans ma nature.

    Roman de jeunesse de Bolaño découvert après sa mort, c’est pour ma part ma première incursion dans l’œuvre du grand auteur chilien.  Avec l’appréhension dû à ce que l’on peut entendre sur les romans écartés par l’auteur de son vivant et leur publication posthume, je me suis donc plongée dans les pensées d’Udo.
    Méthodique et tacticien, Udo rejoue à l’envi les batailles les plus meurtrières de la guerre pour mener l’Allemagne vers la victoire. Loin de toute pensée idéologique, seule semble compter pour lui la beauté de la stratégie bien menée. S’il lit et peut admirer certains généraux, ce n’est que pour leur connaissance de l’art de la guerre, en dépit de tout le reste. Mais le nazisme, contrairement à ce qu’il semble croire, n’a pas disparu avec la fin de la guerre. Les meurtrissures, les déchirures et l’insoutenable mal qu’il a déchaîné continuent d’errer. Le Brûlé n’en serait-il pas une des victimes, prêt à tout pour rejouer cette guerre, lui aussi, et empêcher encore une fois leur victoire ? Peut-on anodinement rejouer des batailles sanguinaires menées par des généraux génocidaires ?

    Bolaño interroge, à travers Udo, notre rapport au mal, la fascination qui peut en découler et le décalage que l’on peut avoir par rapport à tout cela. Fascisme, nazisme, mais aussi la violence quotidienne et notre perception, notre réaction face à celle-ci. Dans la torpeur de l’été espagnol, tout cela nous enserre doucement, discrètement, insidieusement, jusqu’à l’étouffement.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio
    Christian Bourgois
    412 pages

  • Pleines de grâce – Gabriela Cabezón Cámara

    Cleopatra est une travestie qui œuvre dans la villa miseria d’El Poso, à Buenos Aires. Après avoir été tabassée et violée par les flics du coin, elle a une révélation et voit la Vierge (littéralement). Elle arrête la prostitution et veut réaliser la vision et les envies de la mère de Jésus : créer une communauté autonome dans la villa, avec l’aide des dealers, drogué·es, trafiquants, putes et autres laissé·es pour compte. Dans le bidonville d’El Poso, tout prend plus d’ampleur, tout est plus brillant, plus fou, plus vif. La vie, comme la chair. Cleopatra, connue comme la louve blanche, va réussir à embarquer dans son projet divin complètement improbable une bonne partie de la communauté de la villa et essayera d’en sortir quelques-uns de la drogue et de la prostitution, à défaut de la misère.
    Quand Qüity, journaliste du centre-ville, entend parler de cette illuminée et de son projet fou, elle se précipite à El Poso pour couvrir l’événement. Elle se retrouve emportée dans un monde flamboyant, d’une violence brute, ville au cœur d’une ville, dont tout le monde se fout. Elle va ressentir dans sa chair la brutalité de l’extérieur et de l’intérieur, l’abandon et la passion désordonnée et ingérable qui s’empare de cette communauté.
    Cleo et Qüity, tombées folles amoureuses l’une de l’autre, ont dû fuir en Floride, et nous raconte leurs histoires. Plongée en pleine misère, dans la violence crasse des bidonvilles de Buenos Aires, dans la brutalité insoutenable des flics et autres profiteurs de l’abandon. Plongée dans un monde à part.

    Pure matière affolée de hasard, voilà, pensai-je, ce qu’est la vie. C’est là-bas sur l’île que je me suis mise à l’aphorisme, presque à poil, sans une seule de mes affaires, pas même un ordinateur, à peine un peu d’argent et des cartes de crédit que je ne pouvais pas utiliser tant qu’on serait en Argentine. Mes pensées n’étaient que choses pourries, bouts de bois, bouteilles, tas de branchages, préservatifs usagés, morceaux de quai, poupées sans têtes, le reflet de l’amas de déchets que la marée abandonne lorsqu’elle se retire après avoir beaucoup monté. Je me sentais échouée et j’ai cru avoir survécu à un naufrage. Je sais maintenant que personne ne survit à un naufrage. Ceux qui coulent meurent et ceux qui s’en sortent vivent en se noyant.

    Pleines de grâce est comme une plaie ouverte. Ce roman palpite et saigne. Mais c’est une plaie que l’on s’est faite par amour, et on la contemple avec passion. Une plaie que l’on a eue en se battant, le couteau entre les dents, dans nos habits de lumière sur un air de cumbia.

    Gabriela Cabezón Cámara, dans ce roman qui est son premier mais qu’on peut déjà lire à nouveau avec le superbe Les aventures de China Iron (dont je t’ai parlé ici), nous balance sans ménagement dans la crudité de la villa. Entourés de ses personnages, complètement queer et tout aussi maltraités que nous, nous plongeons tête la première dans les aventures et discours extravagants de la mystique Cleopatra, prophète de son temps et de son lieu. Ce n’est pas un roman, c’est un poème, un chant. Cleo et Qüity nous scandent leurs paroles dans le creux de la poitrine, et l’on partage les coups, le feu, les désirs et la fièvre. On (re)trouve déjà ici l’envie de l’autrice de nous emporter dans la vie de personnages hors du commun, luttant contre un système oppressif et (puant le) renfermé pour mener leur vie et être selon leurs envies. La cruauté côtoie la joie la plus folle, l’amour débridé le mépris de classe. Mais dans la chaleur de Buenos Aires, la liberté dansant la cumbia gagne rarement contre la dureté métallique des balles.

    Pleines de grâce est une entrée spectaculaire dans la littérature queer, engagée et flamboyante de Gabriela Cabezón Cámara qui se lit d’un souffle, le cœur en suspens.

    (Magnifiquement) traduit par Guillaume Contré
    10/18 – Les éditions de l’Ogre
    188 pages

  • Notre part de nuit – Mariana Enriquez

    Juan quitte précipitamment Buenos Aires avec son fils Gaspard, 6 ans. Nous sommes en 1981 et les dictatures militaires se succèdent en Argentine. Mais c’est un autre danger que tente de parer Juan. Médium, il œuvre pour une société occulte qui vénère une divinité ténébreuse, l’Obscurité, que lui seul parvient à invoquer. Et il le sait, son fils a lui aussi ce terrible don. Il sait aussi la vie que cela lui réserve : souffrance, dépossession, exploitation, et comme seule libération une mort précoce.
    Atteint d’une grave maladie cardiaque et sentant constamment le souffle froid de la mort sur sa nuque, Juan veut à tout prix protéger son fils de l’enfer qui lui tend les bras s’il devait un jour le remplacer. C’est un bras de fer qui s’engage entre le père et l’Ordre, qui est prêt à tout pour garder sa puissance et obtenir la promesse de l’Obscurité : la vie éternelle.

    Cet Ordre, pourtant, c’est aussi un peu sa famille. Après avoir été acheté à ses parents par l’une des familles dirigeantes, les Reyes-Bradford, il épousera Rosario, leur fille unique. Puissants propriétaires terriens, piliers du capitalisme argentin proches de la junte militaire, exploitants de maté et exploiteurs des populations locales guaranis, les Reyes-Bradford manœuvrent d’une main de fer dans un gant de chair sanguinolente l’Ordre, aux côtés de Florence Mathers. Dans leur sillage, une traînée sombre de corps et de disparitions. Juan les connaît donc intimement, mais peut aussi compter sur certains alliés. Reste à voir si lui, l’ombre planante de sa femme morte dans des circonstances bien suspectes, leur fils Gaspard et ses amis parviendront à survivre dans ce monde entre deux mondes, dans lequel règne une divinité sombre aussi affamée qu’indomptable.

    Une telle lumière ce matin-là et le ciel limpide, à peine une tache blanche dans le bleu brûlant, plus semblable à une traînée de fumée qu’à un nuage. Il était déjà tard, il fallait partir, demain il ferait aussi chaud ; et s’il pleuvait, si l’humidité du fleuve accablait Buenos Aires, il serait incapable de quitter la ville.
    Juan avala sans eau un comprimé contre le mal de tête et entra dans la maison pour réveiller son fils, qui dormait sous un drap. On part, lui dit-il, le secouant doucement. Le garçon se réveilla sur-le-champ. Les autres enfants avaient-ils le sommeil aussi léger, étaient-ils autant sur leurs gardes ?

    Nous suivrons, à différentes époques, les protagonistes de cette histoire folle et monstrueuse. De manière achronologique, Mariana Enriquez nous dévoile par touche les pièces de ce puzzle horrifique. Nous y croiserons Juan et Gaspard, accompagnés chacun de leur bande d’ami·es/proches, qui pour certain·es paieront cher leur attachement à cette famille. Mais aussi Rosario, née au cœur de l’Ordre, artère dirigeante battante, épouse et mère de médiums qui doivent être tués à la tâche pour la cause ultime, et qui devra choisir son camp, entre sa famille de sang et celle de cœur. Ce sont également les vies des trois ami·es de Gaspard qui s’engouffrent dans cette trame gluante et dévorante, avec la ferveur et la fidélité de celles et ceux qui savent leurs vies liées à jamais, sans savoir pourquoi mais sans le remettre en doute. Et chaque étape, complétant la précédente (ou la suivante), nous amène doucement mais violemment vers leur destin.

    On touche ici à la perfection, à tous les niveaux. Mariana Enriquez (Ce que nous avons perdu dans le feu) nous dresse un tableau incroyable de la société argentine, de la fin des années Perón jusqu’au retour de la démocratie, puis les années SIDA. Elle parvient à nous instiller l’atmosphère de chaque époque, les ressentis et la vie des différentes parties et peuples du pays tout au long de cette période violente qui a détruit l’Argentine et les Argentins à petit feu. Avec brio, elle mêle à tout cela une histoire horrifique qui tisse des liens avec les mouvements ésotériques britanniques de la fin du XIXème siècle tout autant qu’avec les croyances et traditions des peuples indigènes et notamment guaranis. On retrouve un peu de King dans la bande d’amis gasparienne, cette amitié incassable et aventureuse prête à tout, si jeune et si sérieuse, balancée des séismes dictatoriaux aux tréfonds mystiques d’une puissance abyssale, les deux dévorants qui se présente sur son chemin ; de la violence d’une enfance lacérée vers une jeune vie d’adulte qui n’aura jamais cicatricée.

    En nous contant tout cela, toute cette incommensurable histoire, par le chemin qui lui plaît, en se détachant du temps, Mariana Enriquez nous emmène loin dans la tête de ses personnages, déchirés de toute part par une réalité impalpable qui les dépasse et les emporte. Sans faux suspense ou autre effet affecté, elle dessine pour nous et déroule les intrications de sa narration avec fluidité, pour un émerveillement constant. Son texte, cru, violent et si beau, réserve à chaque page de superbes moments de littérature, faisant briller l’horreur d’une beauté inacceptable.

    Sous les jacarandas en fleurs dans les rues de Buenos Aires, sur les berges du Paraná, dangereusement tranquille après les chutes d’Iguazú, le Mal rôde, sous une forme ou une autre et le combattre se paie toujours avec du sang. Nous sommes faits pour l’obscurité et portons chacun notre part de nuit, nous sussure Juan. Et dans cette obscure nuit, parmi toutes, une étoile brille et sa lumière éclabousse les ombres pour les magnifier.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet
    760 pages
    Éditions du sous-sol

  • Les aventures de China Iron – Gabriela Cabezón Cámara

    Connaissez-vous Martin Fierro ? Figure littéraire argentine, il est l’incarnation du gaucho, le cow-boy argentin qui fait tourner ses bolas dans la pampa, seul parmi ses bêtes dans des kilomètres carrés de vastes espaces désertiques.
    Martin Fierro a été recruté pour aller combattre les indigènes. Il déserte et, à son retour chez lui, sa femme s’est fait la malle avec ses enfants. Martin en profite donc pour aller combattre les injustices de son pays, parce que quitte à être hors-la-loi autant y aller à fond.

    Et sa femme alors ? Où s’en est-elle allée ? C’est à elle que s’intéresse Gabriela Cabezón Cámara. Martin Fierro enrôlé, qu’advient-il d’elle ?

    Ici, Mme Fierro a 14 ans. Mariée de force à son gaucho de mari, elle lui a donné 2 enfants. Et lorsque l’armée l’emporte loin d’elle, elle y voit le chemin vers la reconquête de sa liberté. Laissant ses enfants à un couple de vieux du pueblo, elle part aux côtés de la britannique Elizabeth, Lisa, Liz, une rousse flamboyante qui part, elle, récupérer son écossais de mari indûment enrôlé de force dans l’armée argentine et, au passage, l’estancia qu’ils sont censés gérer.
    Pendant ce voyage, Mme Fierro va se construire un nom, d’abord, s’approprier ce sobriquet de China et le modeler à son image, tout comme le nom de son mari. Puis son corps, puis sa vie. En compagnie de Liz et d’Estreya le chiot, puis de Rosa, le gaucho solitaire croisé sur le chemin, elle va découvrir la pampa et ses habitants, humains, animaux, minéraux.

    Je te le dis tout de go, lectrice, lecteur de mon cœur, je n’ai pas lu la geste épique de Martin Fierro le gaucho. Déjà parce que les gestes épiques c’est pas trop ma came, je l’admets, et ensuite parce que je préfère sa femme, au gaucho. Et toi aussi, tu vas voir.

    China ne sait pas grand-chose du monde, ça elle le sait, mais elle le sent comme personne. Elle déborde d’amour, de curiosité et d’envie de comprendre, elle se gorge de la beauté et de la sensualité de ce qui l’entoure. Elle découvrira l’amour, le beau, l’enivrant, dans les bras de sa Liz. Avec elle, elle apprendra aussi la culture britannique, ces lointaines contrées humides et grises, fantasmatiques enveloppées de son smog mystérieux. Elle rencontrera d’autres hommes, le doux et atypique Rosa, d’abord, puis le colonel Hernandez, maître désobligeant d’une estancia. Enfin les indigènes, qui épousent ce paysage onirique et transperçant et l’habitent en communion.

    Initiation, découverte, fantastique, queer, ce roman se glisse par le chas de nombreux genres et nous les glisse tous entre les lèvres. Par son écriture d’une poésie chaude et charnelle, l’autrice nous imprègne des paysages incroyables et changeant de l’Argentine. Mais dans son voyage, China Iron n’est pas une jeune fille naïve à la recherche d’un but. L’esprit acéré, elle comprend très vite le monde qu’elle découvre, ses rapports de force, ses contraintes et ses espaces de liberté. Elle prend à gorgées pleines les plaisirs et la beauté des gens, des sites, des ciels qui la font danser comme elle crache aux pieds de ceux qui asservissent, contraignent, dominent et ignorent.

    C’était l’éclat. Le chiot sautillait, lumineux, parmi les pattes poussiéreuses et usées des rares habitants qui traînaient encore là-bas : la misère encourage la fissure, elle égratigne lentement, à l’air libre, la peau de ceux qu’elle a fait naître ; elle en fait du cuir sec, la craquelle, impose une morphologie à ses créatures. Ce n’était pas encore le cas du chiot, il irradiait la joie d’être en vie, d’une lumière n’ayant pas encore souffert la triste opacité d’une pauvreté qui, j’en suis convaincue, était davantage un manque d’idées que de quoi que ce soit d’autre. 

    Les aventures de China Iron est un merveilleux conte qui interroge la place des mythes dans nos sociétés et qui, dans une explosion de rage vivifiante, de mots, d’éclairs et de morceaux de ciel, dissémine la passion et la liberté dans le moindre interstice du monde et de nos êtres. Et Saint-Nectaire sait qu’on en a bien besoin.

    Traduit par Guillaume Contré
    Éditions de l’Ogre
    246 pages

  • Des oiseaux plein la bouche – Samantha Schweblin

    Ça commence par deux mecs un peu loubards (surtout un), qui s’arrêtent casser la dalle dans un routier. Mais le tenancier ne semble pas disposé à les servir. Dans un état second car sa femme gît au sol et lui, trop petit ne peut pas atteindre le frigo, au grand dam de ses clients.
    Ça continue sur une autre route. Une jeune mariée, après avoir répondu à un besoin pressant, s’aperçoit que son cher et tendre ne l’a pas attendu. Derrière les toilettes, elle découvre qu’elle n’est pas la seule à avoir subi cet abandon et se demande s’il vaut mieux succomber au désespoir avec ses compagnes d’infortune ou bien s’en arracher pour retrouver la vie.
    On croisera aussi cette jeune fille qui, après le divorce de ses parents et à leur grand désarroi, comment à se nourrir uniquement de moineaux vivants. Cet homme complètement affolé après avoir tué sa femme et avoir dissimulé son corps dans une valise qui se retrouve propulsé grand artiste contemporain par d’autres sans doute plus fous que lui, ou encore cet artiste-peintre un peu psychopathe sur les bords qui se lie d’amitié avec un dentiste et doit, pour lui, s’émanciper de son sujet de prédilection tout en découvrant le plaisir de s’attacher à un autre être humain.

    On trouve de tout dans ce bouquet de nouvelles toutes plus étranges et dérangeantes les unes que les autres. Parfois légèrement à côté du réel, suffisamment pour nous déstabiliser et nous interroger sur le sens de ce que nous vivons avec les personnages, et parfois c’est le regard même du personnage qui souligne l’improbable et le décalage de situations qui devraient être normales. Comme ce jeune homme qui doit faire ses preuves pour rejoindre un gang de Buenos Aires, ou ce petit garçon qui voit ses parents s’éloigner et sa mère se refermer sur elle-même.

    En se tournant vers la route, Felicidad comprend son destin. Il ne l’a pas attendue et, comme si le passé était palpable, elle croit distinguer au loin le faible reflet rouge des feux arrière de la voiture. Dans l’obscurité plane de la campagne, il n’y a que la désillusion et une robe de mariée. Assise sur une pierre près de la porte des toilettes, elle en arrive à la conclusion qu’elle n’aurait pas dû traîner, qu’il aurait mieux valu qu’elle se presse davantage. Elle trouve bizarre d’être là, à faire tomber les petits grains de riz accrochés aux broderies de sa robe, en rase campagne, sans autre perspective que les champs, la route et, au bord de la route, des toilettes pour femmes. 

    Des femmes désespérées

    Avec ses nouvelles, Samantha Schweblin interroge les rapports familiaux, les non-dits et les échanges vide de sens qui tuent, doucement, les relations humaines. Ces petits éléments parfois anodins prennent ici la dimension dévorante d’un gouffre sans fond (parfois littéralement, avec les nouvelles « Le creuseur » et « Sous terre »). Elle montre aussi les contradictions et l’absurdité de notre rapport à la société et aux normes, notre angoisse quand celles-ci disparaissent et notre peur, au moment de les retrouver, de comprendre leur incongruité.

    236 pages
    Traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon
    Éditions du Seuil

  • Trafalgar – Angélica Gorodischer

    Trafalgar Medrano est un voyageur de commerce vivant à Rosario, en Argentine. Habitué du café le Burgundy, il y retrouve régulièrement ses amis pour tailler le bout de gras. Car dans sa profession, on se balade pas mal et on en voit, des choses étonnantes et des gens étranges. Multi-produits, Trafalgar n’a de limite que ce que ses clients peuvent acheter et remplit le coffre de sa guimbarde de bois, de kaolin, d’ampoules, de matériel de lecture… Bref, tant que ça s’achète, ça vend !

    Et les amis de Trafalgar adorent quand il raconte ses histoires. Si la réserve de café et de cigarettes brunes est suffisante, alors il n’y a plus qu’à le laisser parler et n’en pas croire ses oreilles. Car Trafalgar travaille dans une vaste zone, qui dépasse la région de Rosario et l’Argentine. Il livre dans tout l’univers, sur des planètes et auprès de peuples que lui seul connaît et dont personne n’a jamais entendu parler. Une planète sans aucune lumière tant son soleil est faible, une autre est dirigée d’une main de fer par mille femmes, celle d’après est comme la Terre, mais quelques 500 ans plus tôt.

    C’est donc à chaque fois avec beaucoup de curiosité, d’impatience et un soupçon de moquerie, quand même, pour les manières et les habitudes de Trafalgar, que ses amis attendent ses récits. Et ce sont elles et eux, donc, qui vont nous les conter à leur tour. Au premier rang de ses fréquentations, l’autrice elle-même, Angélica Gorodischer, et quelques autres. Le récit initial étant raconté pas un tiers plutôt que Trafalagr (à une exception), la narration prend des libertés et les échanges avec Trafalgar, son comportement, son rapport aux autres et à sa vie prennent autant d’importance que l’anecdote qu’il confie devant ses cafés. C’est non seulement le récit qui compte, mais aussi la manière dont il est partagé, les rituels qui l’accompagne.

    « À dix heures moins le quart, la sonnette a retenti. C’était un jeudi d’un de ces insidieux printemps typiques de Rosario : le lundi, ç’avait été l’hiver, le mardi l’été, le mercredi ça s’était couvert au sud et dégagé au nord, et maintenant il faisait froid et tout était gris. Je suis allée ouvrir et c’était Trafalgar Medrano.
    – On est mal, lui ai-je dit, je n’ai pas de café
    – Ah non, m’a-t-il répondu, garde tes menaces pour toi. Je vais en acheter. Au bout d’un moment, il est revenu avec un paquet d’un kilo. Il est entré et s’est assis à la table de la cuisine tandis que je faisais chauffer de l’eau. Il a dit qu’il allait pleuvoir et je lui ai dit encore heureux qu’on ait fait tailler les troènes de Chine la semaine précédente. La chatte est arrivée et s’est frottée contre ses jambes. »
    Des navigateurs

    Ces récits présentés comme des nouvelles se lisent comme un roman (et il nous est demandé de conserver l’ordre des histoires pour la lecture, ce serait en effet dommage de s’en priver !) et joue avec toutes les facettes de la science-fiction. Gorodischer connaît son sujet et nous le montre avec talent et humour. Le voyage dans le temps, l’exploration de ruines, le gouvernement matriarcal, les multivers… Elle parsème également ses récits de références aux auteurs classiques et aux thématiques communes de la science-fiction et joue avec tout cela, tordant, détournant renversant les poncifs et y jetant Trafalgar, ses clopes, son café (et son intérêt très marqué pour les belles femmes) pour voir ce qui se passe.

    On gardera en tête que Trafalgar a été écrit en 1979, pendant la dictature. S’il était déjà aisé de voir quelques critiques et analyses sociales dans les récits voyageurs, cela devient d’autant plus fort pris sous cet angle. Des sociétés de castes meurtrières, des morts qui empêchent l’évolution d’une société, une reine en fuite pour d’obscure raisons, la conquête de l’Amérique Centrale et du Sud par les espagnols… On peut lire beaucoup sous les aventures rocambolesques de Trafalgar, donnant une dimension poignante et profonde à ces nouvelles truculentes.

    J’avais cette autrice en tête depuis un bon moment, et c’est une vraie belle découverte. Malheureusement peu traduite par chez nous, remercions La Volte grâce à qui nous pouvons découvrir cette grande dame de l’imaginaire et des lettres argentines.

    215 pages
    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré
    La Volte

  • Douze contes vagabonds – Gabriel García Marquez

    Les douze contes qui composent le recueil ont été écrits à des périodes différentes et ont connus des vies antérieures. Scénarios, récits pour la presse, ces contes auront vagabondé du bureau de l’écrivain à sa corbeille, se seront perdus dans sa mémoire et dans son bureau avant de venir se poser mystérieusement sur nos tables de chevet.

    Ils vagabondent sur le globe, en Europe. Point d’Amérique latine dans ces contes, au premier abord, on se balade de Paris à Rome, en passant par Genève et Barcelone. Mais ces villes du vieux continent sont arpentées, découvertes, habitées par des latino-américains. Un ancien président d’un pays caribéen à la recherche d’un diagnostic, une vieille femme à la recherche du Pape, deux jeunes garçons à la recherche de l’aventure et de la liberté… Les protagonistes des contes vagabondent, eux aussi, dans les rues, dans leurs pensées ou dans leurs vies et Garcia Marquez nous laisse dans leur sillage. Lui aussi explore, sous ce format conte, il s’amuse au récit de fantôme, d’angoisse, à la poésie, au drame et passe de l’un à l’autre avec une facilité enivrante. Les histoires banales prennent une dimension céleste, les faits divers se parent d’une sourde beauté et les drames d’une insondable poésie.

    Un soir, en rentrant à la maison, nous trouvâmes un énorme serpent de mer cloué par le cou au chambranle de la porte. Noir et phosphorescent, il évoquait un maléfice de gitans avec ses yeux encore vivants et ses dents de scie dans ses mâchoires écarquillées. J’avais neuf ans à l’époque, et j’éprouvai une terreur si vive devant cette apparition de délire que ma voix se brisa.

    Chaque protagoniste vit un arrachement, un déracinement, qu’il soit culturel, familial ou géographique, son environnement proche est bouleversé pour un temps (de vacances) ou pour la vie. Cet arrachement, plus ou moins violent selon sa cause, vient se heurter à un événement inédit, baroque, abscons, ou se retrouve juste confronté à la vacuité de la vie et cherche du sens parce qu’il faut bien en trouver, pour pouvoir avancer.
    Avec un certain humour, décalé et moqueur, Garcia Marquez nous confronte, nous aussi, à cette absurdité, cet étonnement des petites choses quotidiennes et des grands bouleversements. Ce sont bien souvent les premières, d’ailleurs, qui nous chamboulent le plus.

    Je noterai particulièrement les 4 derniers contes du recueil, Tramontane, L’été heureux de Mme Forbes, La lumière est comme l’eau et La trace de ton sang sur la neige, qui terminent dans une éclaboussure de poésie et d’émotion cette balade fantasque, qui donne envie de suivre d’autres chemins !

    159 pages
    Traduit par Annie Morvan
    Le livre de Poche

  • Cochrane vs Cthulhu – Gilberto Villarroel

    Napoléon vient de revenir de son exil sur l’île d’Elbe et tient à prendre sa revanche et à montrer au reste de l’Europe (et surtout aux Anglais), de quel bois il se chauffe. Dans sa stratégie de défense du littoral, le fort Boyard, destiné à protéger l’arsenal de Rochefort, semble tenir une place importante. Mais lorsque des artefacts mystérieux sont retrouvés pendant les travaux, c’est un danger bien plus grand que les Anglais qui émerge de la brume…

    Le capitaine Eonet, en charge de la garnison du fort, attend de pied ferme les experts envoyés par l’Empereur pour étudier ces étranges découvertes. Cependant, ces fameux experts sont précédés par une prise de choix : Lord Thomas Cochrane, de la Royal Navy. Ennemi farouche de l’empire français et marin aussi efficace que brutal, il s’est fait un nom au charbon dans le cœur des soldats français après avoir été l’instigateur du tragique épisode des brûlots, dans cette même rade, qui a vu partir en flammes une partie de la marine française. Cette prise surprise est pour Eonet une bénédiction. Seulement, d’autres dieux vont venir se mêler à la rencontre, et les deux ennemis vont devoir dépasser le mépris et la rage qui les tenaillent pour survivre aux prochains jours.

    Tu aimes l’aventure ? Les héros, les vrais, en bottes de cuir, chemise déchirée, cheveux hirsutes et courage démesuré ? Parfait.
    Tu aimes les grosses bêbêtes, surtout à tentacules ? Encore mieux !
    Tu n’as jamais entendu parler de Cthluhu ? C’est pas grave, eux non plus.

    Personnage peu connu, me semble-t-il, dans nos contrées, Thomas Cochrane est pourtant célèbre non seulement sur sa terre britannique natale, mais également en Amérique latine, pour sa participation et son soutien lors des guerres d’indépendances péruvienne et chilienne. Il est l’incarnation parfaite, avec son camarade d’infortune le breton Eonet, de l’aventurier dumasien. Honnête, courageux, dur et brave. Villaroel renoue avec beaucoup de talent avec cette tradition du roman héroïque et nous livre une aventure aux petits oignons, passionnante et cinématographique en diable. Sens de l’honneur, sacrifice, méchants très détestables, amitié improbable mais indéfectible, tout est là !

    Les aficionados des créatures lovecraftiennes se feront plaisir avec cette réécriture de l’Appel de Cthulhu et la mise en scène de ce mythe dans les eaux de l’Atlantique. Les non-connaisseurs ne seront pas pour autant perdus et chacun y trouvera son content, entre les fans de reconstitution historique ou les accros au fantastique.

    Loïc Eonet, capitaine des Dragons de la Garde Impériale de Napoléon 1er, terminait sa collation, composée de deux tranches de pain de campagne dur, de soupe de légumes, de reste de saucisson, d’un morceau de fromage et d’un pichet de vin rouge de Bordeaux, quand un soldat appela à la porte de la cellule de pierre où il avait installé son quartier général et l’informa que les sentinelles annonçaient l’arrivée d’un bateau. Eonet prit aussitôt son sabre réglementaire, mit sa capote, se couvrit la tête de son bicorne et sortit dans la cour, en faisant résonner sur les pavés les talons de ses bottes de cavalerie. 

    Un bon page-turner qui nous propose des héros comme on n’en fait plus beaucoup, avec talent et panache ! Une deuxième aventure du Lord est d’ores et déjà disponible, et, paraît-il, encore meilleure !

    Traduit par Jacques Fuentealba
    Aux Forges de Vulcain / Pocket
    480 pages

  • Ce que nous avons perdu dans le feu – Mariana Enriquez

    On commence par l’étrange relation entre une femme et le jeune fils d’une junkie dans un quartier chaud de Buenos Aires, sous l’égide de Gauchito Gil. On continue avec un hôtel anciennement école de police pendant la dictature argentine ; ensuite une bande de jeunes filles, fin des années 80, qui se perdent dans la drogue, l’alcool, se réveillant, comme leur pays, avec la gueule à l’envers plus qu’à l’envi, entourées de fantômes. Après, une maison hantée ; un virelangue entêtant dans la caboche d’un guide touristique spécialiste des tueurs en série ; l’ambiance lourde et chargée de la frontière paraguayenne et d’un couple en tension ; de l’auto-mutilation en classe ; Vera le crâne abandonné. Enfin, un voisin louche qui réveille des culpabilités ; une procureure et une murga d’outre-tombe ; un confiné volontaire et une épidémie d’immolations par protestations.

    Douze nouvelles pour découvrir l’univers de Mariana Enriquez, sous sa magnifique couverture. Des nouvelles qui nous emmène dans différents quartiers de Buenos Aires et quelques lieux d’Argentine, à différents moments de l’histoire du pays. Par les histoires étranges de ses personnages, on se retrouve immergé dans l’incertitude et la violence d’une société qui ne sait plus à quel saint se vouer et cherche du sens dans des cultes traditionnels et la sainte trinité drogue-alcool-sexe. Le glauque du quotidien se noie doucement dans un fantastique latent, qui se mêle aux situations et le rend parfois plus tangible que la réalité.

    La première, c’était la fille du métro. Certaines d’entre nous n’étaient pas d’accord ou, du moins, relativisaient son talent, son pouvoir, sa responsabilité : d’après elles, elle n’avait pas déclenché les bûchers toute seule. Seule, pourtant, elle l’était : cette fille-là n’officiait que sur six lignes de métro et personne ne l’accompagnait. Mais elle était inoubliable.

    Avec des personnages parfois paumés, souvent délaissés, elle nous présente différentes facettes d’une société éclatée, morceaux de miroirs éparpillés qui ne reconstitueront jamais une image unique et qui cachent, en arrière-plan, les démons dramatiquement humains qui se dissimulent dans l’ombre des monstres.
    Violence conjugale, familiale, sociétale, perte de repère, abandon, féminisme et lutte de pouvoir, Mariana Enriquez aborde des thèmes très contemporains et nous les propose crus, avec toute leur simplicité brutale, nous faisant ressentir physiquement ses mots et ses histoires, faisant de nous des spectateurs actifs de la déliquescence et des luttes de ses personnages.


    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet
    Les éditions du Sous-Sol

    238 pages