Catégorie : Océan Indien

  • Le feu du milieu – Touhfat Mouhtare

    Gaillard, jeune comorienne de la ville d’Itsandra, est servante (esclave). Elle grandit entourée de Tamu sa mère adoptive et Fundi Ahmad, son maître qui leur enseigne, à elle et ses amies, le Coran. Alors qu’elle ramasse du bois dans le bois d’Ahmad, elle rencontre Halima, jeune fille de son âge mais d’une autre classe sociale, bien plus élevée, qui fuit un mariage forcé. Les deux filles se rapprochent, et alors qu’elle décide d’accepter son destin, Halima confie un objet emballé à Gaillard, avec comme consigne de ne jamais le perdre, et de ne jamais l’ouvrir.

    C’était au mois de Muharram, durant la période des récoltes. Je n’ai jamais su nommer correctement les deux vents qui soufflent sur mon île, lequel est le kashkazi, lequel est le kusi. L’ordre de leur nom m’a toujours échappé, même à cette époque de mon onzième anniversaire ; je me souviens seulement que durant l’année, nous traversions toujours deux saisons, celle des pluies et celles de bourgeons qu’un vent frais caressait, et qu’à cette seconde saison, Tamu était toujours sévèrement enrhumée. Sous la brise, les feuilles des manguiers se frottaient les unes contre les autres comme les ailes des grillons, celles des palmiers ployaient lentement à gauche puis à droite, et j’aimais voir les leso voleter au-dessus des chevilles de mes camarades.
    La veille du jour de l’an, nous étions parties chercher du bois dans la forêt bordant la cité d’Itsandra, le bois d’Ahmad. Il n’avait pas plu depuis un mois. Le bois était sec juste ce qu’il fallait pour prendre feu. Le sol de sable et de roche s’enfonçait sous la plante de nos pieds calleux. Nous marchions du pas sûr et déterminé des enfants à qui l’ont a confié une mission qui leur donne de l’importance. Nous étions cinq à accomplir cette tâche : Mlima, Ramla, M’maka, Olympe et moi.

    Issue de la troisième génération d’esclaves, Gaillard grandit donc sous la protection de Tamu, qui l’a sauvée de la mort lorsqu’elle était bébé. Auprès d’elle, elle apprend les histoires et croyances anciennes, celles des peuples soumis et esclavagisés à l’arrivée de peuples arabes musulmans. Elle est également une élève attentive et investie de l’enseignement de son maître, Fundi Ahmad, qui lui apprend à lire le Coran et à comprendre son sens secret.
    Une dizaine d’années plus tard, les chemins de Gaillard et de Halima vont se recroiser. Le mystérieux et précieux présent sera une des pièces d’une quête qui va mener Gaillard à interroger sa place, ses origines et son existence même, au carrefour des cultures, de l’histoire, des traditions et des rapports de domination.

    Lectrice, lecteur, mon brasier, quelle superbe aventure mystique et humaine nous est proposée là ! Entourée de figures fortes qu’elle admire, Gaillard se dévoue et aime passionnément, avec fidélité et un brin de naïveté. Elle apprendra en grandissant et en se découvrant que non seulement les desseins des gens que l’on aime et respecte ne sont pas toujours nobles, mais qu’elle-même est plus complexe et plus importante que ce qu’elle croit. Faire la part des choses, aimer sans s’aveugler, accepter les défauts, les failles, l’humanité de ses amies, son aimée, ses mentors tout en acceptant sa propre importance, sa place dans les vies en fractale qui éclatent et se déploient. A travers un voyage initiatique qui va la mener à plonger en elle-même et dans l’altérité la plus totale, Gaillard va se saisir entièrement des fils de destins multiples qui oscillent entre la réalité et les mythes, la religion et les traditions, et comprendre les lois qui régissent son monde. Ces fils, veines ardentes d’un avenir dont elle devra avoir la force de se draper afin d’exister pleinement.

    Un roman puissant et émancipateur, lucide, rêveur, empli de larmes sableuses, râpeuses, chaude comme le Kalahari, chaude d’espoir.

    Le bruit du monde
    348 pages

  • Riambel – Priya Hein

    Noémie vit à Riambel, une ville du sud de l’île Maurice. Elle et sa mère vivent dans un kan kréol, une cité (bidonville) appelé Africa Town. De l’autre côté de la route, il y a les anciens domaines des colons, maisons de maîtres et quartiers d’esclaves. C’est là que travaille la mère de Noémie, pour la famille De Grandbourg, comme domestique.

    Je suis l’arrière-petite-fille issue d’un viol de plantation. Mon noir-d’ébène-légèrement-plus-clair présente une nuance. Je suis la fille d’esclaves créoles et de quelque chose de bien plus sinistre. Une lignée de domestiques et de maîtres blancs qui maltraitaient leurs travailleurs. J’ai une ascendance masculine blanche en moi. Involontairement. La blancheur que je porte n’était pas un choix. Les barons du sucre cupides ont pris ce qu’ils voulaient -des femmes et des filles sur lesquelles ils avaient un pouvoir absolu- et ont négligé ensuite de déclarer leurs enfants. Comment peuvent-ils nier leur passé morbide alors que nous -les bâtards du colonialisme- sommes là pour leur rappeler leur héritage. Nous portons la vérité sur nous. Aussi claire que la lumière du jour. Le ciel bleu au-dessus de nous ne ment pas. Nous sommes la preuve vivante d’une histoire sombre qui ne peut être étouffée. Regardez-moi et dites-moi que l’histoire ne m’a pas entachée.

    Le décor est posé, le ton est mis. Noémie a 15 ans, des espoirs qui poussent de partout mais qui sont déjà étouffés par sa très grande lucidité sur ce dont sera fait son avenir. Car cette route qui sépare sa ti lakaz de la grande demeure bourgeoise des De Grandbourg est aussi la fracture entre deux classes sociales et deux peuples. Une fracture qui, légalement, historiquement, ne devrait plus exister. Mais les ravages de l’esclavage ne se sont pas arrêtés à son abolition, bien que désormais le travail soit payé, à peine assez pour survivre, mais, hé, hein, bon, les anciennes mœurs n’ont pas vraiment changé. La mère de Noémie, qui cravache dur, dévouée à la famille qu’elle sert depuis si longtemps, n’est pas mieux traitée (voire moins bien) que le chien. Le racisme, dans ce qu’il a de plus insidieux, est le quotidien des deux femmes et de toute la communauté créole. À l’école, Noémie ressent la colère et la rancœur de ses enseignants. Envers qui ? Leurs élèves qu’ils considèrent comme trop mauvais pour leur enseignement ? Un système dont ils savent qu’il condamne ces jeunes à une vie misérable ?
    Pour Noémie, le destin semble assez tracé. Aider sa mère puis, qui sait, la remplacer, plus tard, au service des De Grandbourg. Encaisser jour après jour les humiliations mesquines, les remarques hautaines, les regards méprisants des blan sur la vilin tifi kreol. Sa conscience, Noémie l’a construite seule, via les gifles de la vie. La mort de sa sœur, le départ de son père, le quotidien de sa mère. Tout lui tombe dessus comme une fatalité. Seule une femme, Miss Maggie, une anglaise blanche bénévole à l’école montre un peu de considération pour ces enfants et les regardent au-delà de leurs limites. Elle parle féminisme, droits humains, patriarcat, herstory… Mais tous ces mots, tous ces concepts seront-ils suffisants pour permettre à Noémie de casser la lourde histoire esclavagiste de l’île, qui perdure et les broie, elle et sa famille, ses camarades, et toute la population créole ? Car pendant que l’injustice et la violence de la situation déchire notre jeune héroïne, les De Grandbourg et leurs semblables se délectent de leur domination, de leur fortune et des plages de sable blanc, qui sont leur par leur seule volonté et celle du fouet.

    Riambel est un premier roman qui vient renverser l’imaginaire idyllique de Maurice en nous rappelant que, là-bas comme ailleurs, la violence de l’histoire esclavagiste et de la colonisation ne s’est pas arrêtée après une loi, mais s’est enfoncée tellement profondément dans les gènes que les blancs ne s’arrêtent plus de se croire maîtres et supérieurs, possédant encore le droit de vie ou de mort sur celles et ceux qui ne sont pourtant plus leur propriété. Priya Hein nous raconte cette histoire brutale sans ménagement et avec poésie, nous accordant, dans la violence de la vie de Noémie, quelques répits culinaires improbables et bienvenus, peut-être l’une des dernières choses que les blancs n’arracheront pas.

    Traduit de l’anglais (île Maurice) par Priya Hein et Haddiyyah Tegally
    Éditions Globe
    207 pages

  • La grippe coloniale – Hu-Chao-Si, Appollo

    Le Port – 1919

    Après 5 ans d’une guerre dont tous espéraient qu’elle serait la dernière, le « Madona » ramène chez eux environ 1600 poilus, des Créoles qui regagnent après toutes ces années la colonie française de la Réunion. Évariste, Grondin, Voltaire et Camille, troufion, tirailleur, officier, projettent dans la douceur de l’hiver approchant leurs projets de vie et leurs rêves, leurs ambitions pour eux et leur île. Mais cette quiétude sera de courte durée. Le « Madona », en plus des enfants de la Réunion, a amené dans sa cale la grippe espagnole…

    Variation sur le même thème… Depuis début 2020, il est étrange de lire une œuvre parlant maladie et pandémie, les choses ne résonnent plus de la même manière. Ici, nous remontons un siècle en arrière, avec la première pandémie de ce siècle, la grande, celle qui est restée dans les mémoires, la grippe espagnole. Le sachiez-tu, lectrice, lecteur, cette grippe était a priori aussi espagnole que moi et les premiers cas auraient été détectés aux États-Unis et en France. On estime le nombre de morts entre 20 et 100 millions. Voilà pour la parenthèse wikipédia, revenons à nos moutons !
    Nos 4 survivants des tranchées espèrent donc retrouver une vie calme et paisible, sur leur île, à l’époque colonie française. L’arrivée de la grippe espagnole, dont tout le monde pensait qu’elle oublierait la Réunion, vient bouleverser non seulement la vie des Réunionnais, mais aussi l’équilibre entre les populations de l’île, mettant en exergue, comme souvent dans les situations de crise, les différences sociales et le racisme, à l’époque plutôt bien implanté dans la société. (Oh, wait…)

    Les deux tomes vont nous raconter l’arrivée de l’épidémie sur l’île, les tentatives d’alerte et les dénégations des gestionnaires, pour qui tout ça n’est finalement qu’un problème de pauvres, puis la fuite, désespérée, de la population vers les cirques et les Hauts, lieux de protection dans les mémoires, qui ont accueillis les esclaves en fuite ou les pirates à la recherche d’un salut. Enfin, la vie avec la maladie, la lutte quotidienne, l’organisation et les fissures dans la société, qui éclatent quand chacun croit devoir écraser l’autre pour survivre. Décidément… quel jour on est déjà ?

    Évariste, créole sans histoire, si ce n’est que sa sœur a épousé un boutiquier Chinois, ce qui ne passe pas très bien, aidera le Dr Souprayen, un Malbar qui luttera tant que faire se peut contre la maladie et pour limiter au mieux sa propagation. Camille, lui, fils de l’aristocratie revenu défiguré, se perdra dans la vanité de sa classe et d’un monde qu’il voit fini. Grondin, l’increvable, colmate ses traumas de guerre avec des traumas épidémique. Voltaire, le cafre envoyé avec les tirailleurs sénégalais parce que français d’accord, mais noir quand même, et revenu héros de guerre, rêve et veut se battre désormais pour une véritable émancipation des peuples colonisés et anciens esclaves, pensant que cette guerre et ses ravages, son « plus jamais ça » pourra changer les choses.
    Idéalisme et résignation, la vie et la lutte contre la grippe espagnole dans la colonie réunionnaise résume bien l’état d’esprit de l’entre-deux guerres. Avec cette représentation de la vie coloniale, les deux auteurs dressent un tableau très intéressant pour comprendre, un siècle après, les dynamiques d’une société en mouvement, encore figée dans ses certitudes de colonisateurs, de propriétaires, de blancs, gardant tant que faire se peut mainmise sur les organisations sociales et coupant les jambes des tentatives d’envolées de celles et ceux qui veulent faire résonner les vibrations changeantes du monde.

    Avec beaucoup de talent et ce qu’il faut d’émotion pour nous serrer les tripes quand il faut, Huo-Chao-Si et Appollo racontent le séisme causé par une terrible épidémie qui ravage la planète et fige la Réunion dans la terreur, mais aussi la vague, sous-marine, de l’avancée inexorable du monde, de son écartèlement sous des à-coups diamétralement opposés impulsés par les idéologies naissantes ou mourantes.

    Une très belle bande-dessinée, miroir de notre époque, et qui m’a permis d’en apprendre beaucoup sur l’histoire de la Réunion, bien trop méconnue.

    Vents d’Ouest
    Deux tomes