Catégorie : Bande-dessinée

  • Épouvantail – Pelaez, Sénégas

    Lily vit dans une ferme avec son père, sa belle-mère, Minette, Chevrette et les Poulettes. Sa maman, dixit son paternel, est partie faire des spectacles de magie sur des bateaux autour du monde, mais un jour, bien sûr elle reviendra. En attendant, Lily râle sur belle-maman, et aime bien aller papoter avec l’épouvantail qui surveille le champ, vers l’étang.

    J’ai fait un cauchemar. Un de ceux qui se nourrissent des vivants. Il me tournait le dos. Immobile. Il se rapprochait. Je glissais lentement au-dessus du sol…
    … Et soudain, dans le silence assourdissant de l’obscurité.. Il s’est retourné. Les coutures de son sourire ont sauté. Ses yeux faits de deux boutons se sont allumés d’une lueur jaune. Je ne pouvais pas bouger. Ses bras de bois se sont soudain agités et à leurs extrémités ont proliféré des serpents de doigts, entortillés telles les racines d’un arbre mauvais. Son manteau s’est ouvert sur un cep de treille noueux et putrescent qui ondulait comme une vis sans fin. Son sourire écartelé par les lames de ses dents affûtées lui mangeait le visage. Je ne pouvais détacher mon regard de ses yeux de lune fauve. Il chantait..
    Promenons-nous dans les bois, pendant que le loup n’y est pas

    L’épouvantail, c’est le dernier souvenir de sa mère, à Lily. Et sa mère était magicienne, une vraie, à tendance un peu sorcière, même, ce qui faisait jaser au village.
    L’épouvantail, un beau, un vrai bien en paille, bien malpoli aussi, et ronchon, c’est un peu le seul ami de Lily. Mais elle n’est pas la seule à s’intéresser à lui. Quelques temps plus tôt, le père de Lily a sauvé un homme d’un accident de voiture tragique. La femme y est restée, dans l’étang, et le survivant est hanté par l’épouvantail, qui trônait au-dessus d’eux, dans son champ. Et cette histoire intrigue bien tant le capitaine de la gendarmerie, qui ne cesse de s’en gratter la tête et l’âme.

    Alors là, lectrice, lecteur, mon camembert, on est dans un album au moins aussi beau et bien que le très beau et bien Trois ombres, de Cyril Pedrosa (et j’avais grave kiffé Trois ombres). Tout en noir et blanc et en traits, le dessin et l’histoire oscille entre conte fantastique et enquête policière, entre peur et amusement. La petite Lily se retrouve aux prises avec un épouvantail ma foi assez flippant, dont on ne sait quels sont ses intentions. Et tandis que le capitaine de la gendarmerie observe la petite famille de loin, persuadé que quelque chose cloche avec cet accident de voiture, le père et la belle-mère tente de comprendre comment protéger et parler à leur petite, sauvage et attristée.

    Les planches sont sublimes, donnant le ton d’une page à l’autre de la dimension fantastique, onirique, terrifiante ou humoristique, le dessin joue à merveille sur les textures et donne un toucher fou et une ambiance qui nous englobe et nous plonge dans cette histoire d’apparence complexe et dont les fils se nouent et se dénouent avec surprise, émotion et tremblements.

    Une très très belle BD (dont tu peux lire un extrait sur le site de Dargaud, pour découvrir les merveilleux dessins) qui te fera une lecture parfaite pour les dimanches automnaux qui s’installent.

    Éditions Dargaud

  • Fun Home – Alison Bechdel

    Alison est étudiante lorsque son père meurt, écrasé par un camion. Elle pense suicide, bien que la thèse de l’accident reste l’officielle. Quelques temps avant, elle avait annoncé à ses parents qu’elle était lesbienne. Et, dans la foulée, elle avait appris que ce père au caractère si complexe était lui aussi homosexuel. C’est un tourbillon vertigineux sur son enfance et le rapport au père qui s’ouvre alors, pour tenter de comprendre cet homme autoritaire et cultivé.

    Alison Bechdel est d’abord connue pour son fameux test de Bechdel, visant à déterminer la représentation de femmes, et donc le potentiel niveau de sexisme, dans un film via trois questions. Mais elle est surtout l’autrice d’une œuvre graphique importante tant par son rayonnement que sa reconnaissance. Avec Fun Home, elle se livre à l’exercice de l’autobiographie, qui prend ici l’apparence d’une analyse poussée de son enfance et surtout, tu l’auras compris, de son père.
    Alison grandit dans une petite ville de Pennsylvanie avec ses frères et ses parents. Ils vivent dans une vieille maison de style néo-gothique patiemment et minutieusement retapée par le paternel, passionné par les arts décoratifs et vouant un certain culte à l’esthétisme. Professeur d’anglais le jour, il est également à la tête de la petite entreprise familiale de pompes funèbres de la ville, le Funeral Home. Bruce Bechdel est un homme aussi dur et impatient avec ses enfants et sa femme qu’il se montre attentionné et méticuleux lorsqu’il s’agit de meubler, retaper, se vêtir, assortir. Homme de peu de mots, ceux-ci sont souvent durs et amers et seule la beauté des choses et de sa maison semble lui apporter un quelconque plaisir. Et la littérature. Bruce est passionné de littérature, art qui deviendra bientôt le meilleur moyen pour sa fille de créer un lien avec lui.

    Cette autobiographie graphique est une œuvre d’une richesse et d’une complexité rare. Alison Bechdel creuse, déterre et revient sur différents éléments marquants de son enfance et de son adolescence, les décrivant et analysant à l’aune des nouvelles découvertes qu’elle fait et de son regard évoluant avec l’âge et la prise de conscience de qui elle est elle-même. La révélation de l’homosexualité de son père la fait replonger d’une part dans les souvenirs qu’elle pouvait avoir de lui avec des hommes (parfois bien jeunes) qui passaient donner un coup de main pour les travaux, les emmenaient camper elle et ses frères, mais aussi sur son rapport au genre, à sa féminité et sa masculinité et celle de son père.
    Homme de lettres, Alison Bechdel utilise les auteurs et œuvres favorites de son père pour tenter de mieux le cerner. De Proust à Joyce et de Wilde à Fitzgerald en passant par Camus, ces livres lui donnent de multiples clefs de lecture qui tracent un chemin dans les fourrés de la jungle paternelle, et par-là même, dans le décryptage de leur vie et leur relation. Raconté avec un dessin tout aussi précis et minutieux que l’est son enquête et son analyse quasi-psychanalytique, Fun Home est une immersion totale dans les secrets d’une famille d’apparence banale qui contient, bien enfermées, bien étouffées, beaucoup des souffrances contemporaines.

    Œuvre forte et rigoureuse, Fun Home dresse le portait d’une famille et d’une époque en plein bouleversement, dont on ne sait pas ce qu’il en sortira, mais qu’il convient de continuer à explorer toutes les facettes, celle du genre, de la sexualité et de l’expression de soi à travers et sous l’influence des autres.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lili Sztajn et Corinne Julve
    Éditions Points
    240 pages

  • Peau d’homme – Hubert/Zanzim

    Bianca, jeune fille noble, vient de se voir choisi un époux. Ce sera Giovanni, fils d’Agnello. Bien mis de sa personne et riche, bien entendu, toutes ses amies félicitent la damoiselle de cet appariement, elle qui se morfond de devoir passer sa vie avec une homme qu’elle ne connaît pas.
    Mais heureusement, Bianca a pour elle une marraine qui lui révèle un secret qui lui permettra de frayer aux cotés de son promis comme son égal, et ainsi découvrir l’homme qu’il est. Une peau d’homme, qu’elle enfilera pour devenir Lorenzo, beau jeune homme à la peau hâlée, au regard doux et aux traits fins. C’est dans ces atours qu’elle va donc rencontrer enfin son promis et le monde des hommes. Les hypocrisies, les faux semblants et les plaisirs interdits.

    Quelle aventure, lectrice, lecteur, mon amour interdit ! Cette plongée dans l’Italie renaissante est d’une fraîcheur, d’une force et d’une intelligence vive.
    La jeune Bianca sent que le modèle sociétal et marital en vigueur va à l’encontre de ses besoins et de ce qu’elle est. La soumission de la femme à l’homme, selon les préceptes des saintes écritures, le mariage de raison plutôt que d’amour, la négation du désir féminin et la culpabilisation de tout désir, de toute sensualité, par son propre frère entres autres, Fra Angelo, prêtre et prêcheur que l’Inquisition aurait été ravi d’accueillir dans ses rangs. En plongeant en homme dans le monde, elle découvrira les codes qui dictent leur conduite aux hommes, leurs croyances, leur ignorance dû à leur arrogance, mais aussi leurs faiblesses et leur tendresse.  Alors que son futur puis époux va tomber amoureux de son alter-ego au membre viril, Bianca va tenter de lui montrer que la vie et les désirs d’une femme ne sont pas ceux qu’il imagine.
    Avec un mélange de candeur et de témérité, Bianca veut montrer à son époux et aux bigots de sa ville, de plus en plus nombreux par bêtise ou craintes des foudres promises par Fra Angelo, ce qu’amour et désir veulent dire, ce que leur liberté permet.

    Une bande-dessinée pleine de rebondissements qui explore les multiples facettes du rapport à l’amour, à la sensualité et au désir d’une société enfermée dans une religiosité mortifère et un patriarcat forcené, avec beaucoup de malice et d’intelligence. Peau d’homme est un étendard féministe, queer et anti-patriarcal d’un enthousiasme enragé communicatif. Les planches, alternant construction simple et balade labyrinthiques dans les rues de la ville, rendent à merveille le cheminement des personnages et les profondes réflexions et chamboulement qui les traversent.

    Un indispensable qui se lit, se relit, se prête et s’oublie au bon endroit pour passer la bonne parole !

    Éditions Glénat
    160 pages

  • Un poulpe à la gorge – Zerocalcare

    L’enfance, l’âge des amitiés, des blessures et des défis à la con. Zero et son ami Secco en sont de grands pratiquants dans la cour de l’école Voltaire, tandis que les surveillants se galochent et sous le regard critique et blasé de leur copine Sarah. Un crâne humain, découvert lors d’une de ces expéditions, va provoquer bien des remous dans la petite école et dans la jeune caboche déjà pleine de tornades de questions du jeune Zero, des questions et des mystères qui auront un écho jusqu’à l’âge adulte.

    Lectrice, lecteur, ma douce, je ne t’ai pas encore parlé de Zerocalcare par ici. Et pourtant, dans mon peu de culture BD, il a une place juste à côté de Riad Sattouf et Marjane Satrapi. L’auteur italien qui a grandi dans le quartier de Rebibbia à Rome, punk, anarchiste, engagé dans le tissu social et culturel de son quartier tant aimé, n’a pas son pareil pour conter les petites histoires du quotidien et en faire des fresques épiques et décalées, pour illustrer les tourments existentiels, des plus futiles (s’il en existe vraiment) aux plus tortueux. Avec beaucoup d’humour et d’émotion il nous raconte ses histoires et les vies qui sillonnent la sienne.
    Il développe ici en trois temps la prégnance des histoires d’enfance, de ces aventures que l’on se créé et qui modèlent nos jeunes vies sans que l’on se doute de la résonnance qu’elles auront plusieurs années plus tard. La culpabilité d’une dénonciation honteuse, les secrets enfouis, les peines cachées. Zerocalcare se tient (et nous tient) en équilibre sur le fil de l’humour noir, de la dérision et du mal-être. Il tire sa peine, plein de remords, de regrets et de doutes, cherchant dans son enfance et sa jeunesse un peu de joie, ou la source de ses questionnements incessants.

    Bourrée d’humour et de tendresse, Un poulpe à la gorge nous décrit autant les tourments intérieurs hérités des bêtises de l’enfance que des réflexions plus complexes sur l’évolution des relations au fil du temps, et la perception de la vie elle-même par un jeune homme qui essaie de comprendre le monde avec ce qu’il leur donne, à ses ami-es, son quartier, et à lui.

    Merci au beau travail de traduction de Brune Seban, qui nous fait profiter du dialecte romain pour nous laisser au plus près de l’œuvre !

    Traduit de l’italien par Brune Seban
    Editions Cambourakis
    207 pages

  • Nuit couleur larme / The black holes – Borja González

    Cristina, Gloria et Laura, trois copines d’une ville ennuyante, montent un groupe de punk. Bien dans l’esprit, aucune d’elles ne sait jouer d’un instrument. Passionnée par Stephen Hawking, Laura baptise le groupe Black Holes et en compose les paroles, obscures et impénétrables.
    Pendant ce temps (ou pas… ou si ?) au XIXè siècle, la jeune Teresa tente tant bien que mal de se dresser contre les conventions sociales et se passionne pour l’écriture de nouvelles et poèmes fantastiques et horrifiques.

    Teresa tient une librairie spécialisée dans l’occultisme et la magie dans une ville particulièrement insipide. Elle semble n’avoir qu’une cliente récurrente, la jeune Matilde, qui lui tape un peu sur les nerfs d’ailleurs. Un soir, elle s’enfonce dans les profondeurs de la forêt pour y invoquer un démon. C’est la démone Laura, qui s’incarne, quelque peu déçue de ne pas être au Japon, et lui propose de réaliser un de ses vœux. Mais Teresa ne sait pas vraiment ce qu’elle veut.

    J’aime beaucoup flâner à la bibliothèque pour les bandes dessinées. N’y connaissant pas grand-chose, j’y trouve toujours des œuvres intrigantes et que je n’aurais pas forcément tenté autrement (en bref : vive la bibliothèque !). C’est donc forte de cette promesse de mystère que j’ai emprunté d’abord Nuit couleur larme (franchement, un titre pareil, ça s’emprunte forcément), puis The black holes de Borja González, et que je t’en parle conjointement aujourd’hui.

    Je ne sais pas exactement quels sont les liens volontaires entre ces deux albums, je n’ai pas tant cherché parce que ça me plaisait de les tisser moi-même.

    Je peux déjà te parler, lectrice, lecteur, ma nuit, de ces très beaux dessins. Les deux albums ont comme particularité de ne pas nous proposer de visages pour les protagonistes. Aucune de nos héroïnes n’a de traits, nous les reconnaîtrons par leurs vêtements, leurs attitudes, leurs cheveux, leur caractère… Pour autant, si cela surprend au premier abord, très rapidement ces expressions, ces visages, nous les imaginons, les créons, ou nous en détachons. Les planches sont très simples, les décors ont un côté dépouillé qui vient renforcer l’impression d’étrangeté qui se dégage au fil des histoires, et l’auteur joue sur les couleurs pour nous emmener d’une ambiance à une autre, d’une temporalité à l’autre.

    La Teresa qui tente d’échapper à son destin pour écrire ses histoires fantastiques est-elle la même que celle qui tient une librairie occulte et écrit un fanzine d’horreur ? Laura la démone pourrait-elle être Laura la punk ? Et Cristina, la jeune femme dont on apprend la disparition au début de Nuit couleur larme, serait-elle l’amie de Gloria et Laura, la troisième des Black Holes ? Beaucoup de passerelles entre les temps, entre les cieux, entre les tomes se dessinent sur ces deux albums. Prise individuellement, chaque histoire porte son lot d’étrangeté et de poésie. Nuit couleur larme nous propose de rentrer doucement dans la vie de Teresa et cette tristesse agressive qu’elle ne parvient pas à éclairer. Est-elle à la recherche de sa place dans un monde qui n’est pas complètement le sien ? The black holes oscille entre la fougue d’un trio blasé et la peur d’une jeune femme étouffée, enfermée. Borja González raconte l’isolement, la solitude, l’incompréhension. Mais aussi l’art, les liens, la force des deux. Les racines s’emmêlent et se mêlent aux rues, pour mieux dissimuler les créatures, humaines ou autres, qui observent et dansent la valse qui se déroule dans ces bois.

    Si les histoires, quelque peu obscures, peuvent être perturbantes, je t’invite malgré tout à t’y laisser aller, te laisser porter. D’une part par les dessins et l’atmosphère envoûtante qui s’en dégagent, et d’autre part pour la poésie, le mystère, justement, ce sentiment d’incertitude, dont l’ombre nous montre en filigrane les points de convergence entre les vies, entre les temps, entre elles et nous.

    Traduit de l’espagnol par Christilla Vasserot
    Dargaud
    122 pages / 142 pages

  • Les grands espaces – Catherine Meurisse

    Ferme les yeux. Sens sur ta peau l’air qui vibre, sous tes pieds le craquement des feuilles atténué par la douceur de l’herbe. Du bout des doigts, effleure les hautes herbes, qui picotent la pulpe et s’accrochent à tes manches. Tu sens dans ton cou la caresse râpeuse des branches qui se glissent sous ton col et ta bouche s’emplit de cette odeur de bois, un peu humide, qui s’alourdit déjà de la chaleur du soleil. Et dans ta tête, ce vertige de verts, marrons, bleus, jaune, la perspective troublante des bois, l’immensité des champs.

    Catherine Meurisse a grandi à la campagne. Ses parents les emmènent, elle et sa sœur, loin de la ville. Pour eux c’est leur chance, une nouvelle vie, de nouvelles possibilités. Une ferme à retaper, de nouveaux camarades, à deux pattes et à quatre, et des boutures, partout, tout le temps !
    Catherine et sa sœur sont passionnées par tout ce qui les entoure. Les fouilles archéologiques des deux gamines mettent au jour des fers à cheval, des fossiles de coquillage et autres merveilles qu’elles exposent avec fierté, prenant exemple sur Pierre Loti et son musée d’enfant. Sensibilisées par leurs parents à la protection de cette nature dénaturée par l’agriculture intensive mais aussi à sa force et ses ressources, elles la font leur et s’en imprègnent empiriquement et mentalement, par la lecture et les arts. On trouve dans le jardin familial le rosier de Marcel Proust à côté des arbres d’enfance des parents. La bouture ici est autant une question d’horticulture que de transmission. Au pied de Swann, le platane centenaire, Catherine se nourrit de ces grands espaces multiples et contradictoires, se construit dans cette campagne qui lutte pour conserver une authenticité maltraitée par les rendements agricoles et la vision idéalisée d’urbains qui viennent y chercher des instants authentiques venus d’images surannées.

    Ce magnifique album est un mélange parfait de poésie, de rêves d’enfant et de réalisme mordant. Catherine Meurisse nous y présente, dans de magnifiques planches, les décors de son enfance, des paysages champêtres et forestiers, la naissance du jardin familial qui se peuple des anecdotes et des histoires qui nourrissent la famille. Ce beau tableau, terrain de jeu et de découverte d’une enfant pleine de fantaisie, n’est pas aveugle des torsions et des mensonges amenés par les politiques publiques, par ce paradoxe d’une vie rurale essentialisée et diminuée, vidée et dénaturée. La propagande traditionnaliste du Puy du Fou camouflée derrière un spectacle grandiose se heurte heureusement aux groupes folkloriques locaux et à l’arrivée d’une troupe roumaine, après la chute du rideau de fer, prouvant aux fillettes que l’histoire est en mouvement et que la culture et les traditions se partagent et se lient encore mieux en-dehors des murs d’un parc.
    Elle mêle avec humour les merveilles de ses souvenirs d’enfance avec son regard adulte, sur cette découverte de Futuroland (actuel Futuroscope) et sa vision d’un futur déjà dépassé, ou de l’inauguration d’un parc d’activités de plein-air et le délicat mépris des institutions pour ces gens loin de tout.
    Mais le cœur de cet album est ce mariage sublime de la nature et de la culture. Car chez Catherine Meurisse, les deux se nourrissent et grandissent ensemble. Elle découvre à travers les œuvres littéraires et les tableaux du Louvre des représentations sublimes de paysages par de grands noms de la peinture et y retrouve ses paysages, son quotidien. Il n’existe pas de fossé entre son monde campagnard et la Grande galerie du Louvre, car les œuvres qu’elle abrite résonne de la même beauté que celle qui l’émerveille chaque jour et qu’elle appréhende par chaque pore de sa peau.

    Avec beaucoup d’humour et de sensibilité, Catherine Meurisse nous invite dans son jardin d’enfance, source de sa passion pour le dessin et les arts. Ce jardin, les parents de Catherine et Fanny l’ont voulu pour leurs filles autant que pour eux-mêmes. Transmettre ce besoin d’espace et cette proximité avec la nature est tout aussi important que de partager la représentation de cette nature par la littérature. Car l’une comme l’autre contiennent un peu de nous, de nos histoires et de nos rêves, nos croyances et nos souvenirs, et constituent l’héritage le plus riche, le plus universel et le plus personnel.

    90 pages
    Dargaud

  • Dessiner encore – Coco

    Quand j’ai entendu aux infos, ce 7 janvier 2015, qu’il y avait eu une attaque contre Charlie Hebdo, je n’ai pas tout de suite pris la mesure du drame. Je repensais aux attaques précédentes contre l’hebdomadaire, violentes, mais sans morts, tout en me préparant un énième thé. Et puis le journal a continué, et j’ai compris que non, ce n’était pas pareil. Cette fois, ce n’était pas une nouvelle tentative d’intimidation, de faire peur. Cette fois, nous avions basculé dans l’abîme. Je me rappelle, le lendemain au réveil, des silences pleins de larmes dans la matinale de France Inter, retour indicible à la réalité, et des jours suivants, embués, embrumés. Et des mois suivants. Noirs, sanglants, terrifiants et incompréhensibles.
    Ce 7 janvier, Coco a survécu. Alors qu’elle quitte la conférence de rédaction pour aller chercher sa fille à la crèche, elle se retrouve sous le canon des kalachs des assassins, et devra les mener jusqu’aux bureaux. Une place inimaginable.

    Dans Dessiner encore, elle raconte donc ses attentats. Mais pas que. Elle nous raconte aussi son Charlie, la place de ce journal dans son parcours, l’apprentissage auprès de ces grands noms du dessin satirique, les conférences de rédaction au milieu de ce groupe bruyant et débatteur, qui refaisait le monde en le bousculant de la pointe du crayon. La présence de Cabu à l’autre bout de la table de rédaction, les premiers reportages confiés par Charb, et la pression constante autour du journal. Car Charlie, ce n’est pas n’importe quel journal. Impertinent indispensable pour certains, raciste, insultant, bête pour d’autres, les qualificatifs ne manquent pas, comme les débats, récurrents, sur les unes, les caricatures et autres productions du canard. Coco raconte tout cela, à travers le prisme de sa survie. La place de Charlie dans sa vie et dans la vie du pays, dans l’espace médiatique, politique, traçant, de dessins en polémiques, le chemin bientôt ensanglanté vers le 7 janvier.

    Comment reprendre sa vie quand on a vu ses collègues, ses amis mourir, et qu’un hasard monstrueux nous laisse debout ? Coco, depuis les attentats, est submergée par une lame de fond qui la frappe, l’emporte, la plaque au sol. Elle essaie de comprendre, de trouver du sens à l’insensé. Dans ce beau pavé, elle partage son chaos intérieur dans des planches d’une grande profondeur. La peur, l’enfermement dans le traumatisme et les tentatives diverses pour en sortir, les moments de légèreté passés qui se battent désormais avec les fantômes ressortent de ses pages, en noir et blanc et bleu puis dans d’éclatantes planches aux traits simples et aux couleurs saisissantes qui tentent de faire surface, comme Coco tente de flotter sur cette mer traumatique. Au fil des échanges avec son psy, elle essaie donc de cerner son 7 janvier et tout ce qui s’y rattache, d’accepter cette faille qui sera toujours là et apprendre à y funambuler.

    Pour celles et ceux qui, comme moi, ne connaissaient de Coco que son crayon satirique, c’est également une superbe découverte d’une autre facette artistique de la dessinatrice. Elle propose un travail très poétique et imagé, qui nous embarque d’autant plus dans sa lutte intérieure.

    Un témoignage nécessaire dans un livre dur et poignant à la beauté apaisante.

    353 pages
    Les Arènes BD

  • La grippe coloniale – Hu-Chao-Si, Appollo

    Le Port – 1919

    Après 5 ans d’une guerre dont tous espéraient qu’elle serait la dernière, le « Madona » ramène chez eux environ 1600 poilus, des Créoles qui regagnent après toutes ces années la colonie française de la Réunion. Évariste, Grondin, Voltaire et Camille, troufion, tirailleur, officier, projettent dans la douceur de l’hiver approchant leurs projets de vie et leurs rêves, leurs ambitions pour eux et leur île. Mais cette quiétude sera de courte durée. Le « Madona », en plus des enfants de la Réunion, a amené dans sa cale la grippe espagnole…

    Variation sur le même thème… Depuis début 2020, il est étrange de lire une œuvre parlant maladie et pandémie, les choses ne résonnent plus de la même manière. Ici, nous remontons un siècle en arrière, avec la première pandémie de ce siècle, la grande, celle qui est restée dans les mémoires, la grippe espagnole. Le sachiez-tu, lectrice, lecteur, cette grippe était a priori aussi espagnole que moi et les premiers cas auraient été détectés aux États-Unis et en France. On estime le nombre de morts entre 20 et 100 millions. Voilà pour la parenthèse wikipédia, revenons à nos moutons !
    Nos 4 survivants des tranchées espèrent donc retrouver une vie calme et paisible, sur leur île, à l’époque colonie française. L’arrivée de la grippe espagnole, dont tout le monde pensait qu’elle oublierait la Réunion, vient bouleverser non seulement la vie des Réunionnais, mais aussi l’équilibre entre les populations de l’île, mettant en exergue, comme souvent dans les situations de crise, les différences sociales et le racisme, à l’époque plutôt bien implanté dans la société. (Oh, wait…)

    Les deux tomes vont nous raconter l’arrivée de l’épidémie sur l’île, les tentatives d’alerte et les dénégations des gestionnaires, pour qui tout ça n’est finalement qu’un problème de pauvres, puis la fuite, désespérée, de la population vers les cirques et les Hauts, lieux de protection dans les mémoires, qui ont accueillis les esclaves en fuite ou les pirates à la recherche d’un salut. Enfin, la vie avec la maladie, la lutte quotidienne, l’organisation et les fissures dans la société, qui éclatent quand chacun croit devoir écraser l’autre pour survivre. Décidément… quel jour on est déjà ?

    Évariste, créole sans histoire, si ce n’est que sa sœur a épousé un boutiquier Chinois, ce qui ne passe pas très bien, aidera le Dr Souprayen, un Malbar qui luttera tant que faire se peut contre la maladie et pour limiter au mieux sa propagation. Camille, lui, fils de l’aristocratie revenu défiguré, se perdra dans la vanité de sa classe et d’un monde qu’il voit fini. Grondin, l’increvable, colmate ses traumas de guerre avec des traumas épidémique. Voltaire, le cafre envoyé avec les tirailleurs sénégalais parce que français d’accord, mais noir quand même, et revenu héros de guerre, rêve et veut se battre désormais pour une véritable émancipation des peuples colonisés et anciens esclaves, pensant que cette guerre et ses ravages, son « plus jamais ça » pourra changer les choses.
    Idéalisme et résignation, la vie et la lutte contre la grippe espagnole dans la colonie réunionnaise résume bien l’état d’esprit de l’entre-deux guerres. Avec cette représentation de la vie coloniale, les deux auteurs dressent un tableau très intéressant pour comprendre, un siècle après, les dynamiques d’une société en mouvement, encore figée dans ses certitudes de colonisateurs, de propriétaires, de blancs, gardant tant que faire se peut mainmise sur les organisations sociales et coupant les jambes des tentatives d’envolées de celles et ceux qui veulent faire résonner les vibrations changeantes du monde.

    Avec beaucoup de talent et ce qu’il faut d’émotion pour nous serrer les tripes quand il faut, Huo-Chao-Si et Appollo racontent le séisme causé par une terrible épidémie qui ravage la planète et fige la Réunion dans la terreur, mais aussi la vague, sous-marine, de l’avancée inexorable du monde, de son écartèlement sous des à-coups diamétralement opposés impulsés par les idéologies naissantes ou mourantes.

    Une très belle bande-dessinée, miroir de notre époque, et qui m’a permis d’en apprendre beaucoup sur l’histoire de la Réunion, bien trop méconnue.

    Vents d’Ouest
    Deux tomes

  • Anaïs Nin sur la mer des mensonges – Léonie Bischoff

    Anaïs et son époux Hugo vivent à Paris depuis quelques années déjà. Lui banquier, elle femme de banquier, ils débordent tous deux d’une folle énergie créatrice. Mais Anaïs étouffe. Tiraillée entre son amour pour son mari, ce besoin de création, des désirs grandissants et inavouables, Anaïs cherche désespérément sa place et sa vie et lutte contre elle-même, contre le désir qu’elle suscite, inlassablement chez les autres, contre son passé et ses secrets, quitte à se noyer.

    Anaïs Nin fait partie de ces noms qui résonnent entourés d’images, de fumées et de mystères dans mon esprit. Elle fait également partie des ces autrices et auteurs qui m’impressionnent beaucoup et que je n’ai jamais lu. Cette magnifique bande-dessinée est donc une introduction parfaite au personnage, sa vie, ses œuvres et ses questionnements.
    Connue comme la première femme ayant publiée des œuvres érotiques, Anaïs Nin est surtout l’autrice insatiable de journaux intimes. Elle y confie depuis sa jeunesse son quotidien et ses réflexions. Arrivée à Paris, cette jeune femme brillante, ouverte et belle va rencontrer et lier amitié avec de nombreux·ses auteurices, se passionner pour la psychanalyse et vivre des amours passionnées avec notamment Henry James et sa femme June. Sa liberté sexuelle fait d’ailleurs partie de son aura et elle apparaît comme une figure de l’amour libre et du désir sans frein.

    Je suis le miroir du désir des hommes. Et les personnages que j’incarne pour eux allument le feu de leur créativité

    Cette somptueuse bande-dessinée (je reviendrai juste après sur ce côté-là avec mes peu de mots) m’a permis de découvrir une Anaïs Nin beaucoup plus complexe que celle que j’avais pu imaginer (comme c’est étonnant…). Passionnée et débordante, elle souhaite par-dessus tout écrire un roman, faire sortir d’elle ce qui l’étreint et partager avec les autres ces choses qui dansent et vibrent en elle. Mais sauter le pas est chose complexe, et la vie mondaine et bourgeoise de Paris n’aide pas à s’exprimer. L’attentisme de son époux la rend malade et elle se bat contre elle-même, contre ce qu’elle prend pour un égoïsme dévorant, contre une sensualité à fleur de peau qu’elle n’ose aborder. Sa rencontre avec Henry Miller sera un tournant dans sa carrière d’écrivaine et leur relation l’étincelle qui déliera son poignet et son esprit. Mais plus encore la rencontre avec June Miller sera importante dans son cheminement.
    Femme pleinement ancrée dans son époque, elle fréquentera tant les écrivain·es que les psychanalystes ou les peintres et tracera son chemin de vie, moral, sentimental, en slalomant entre les conventions sociales d’une première moitié du XXème siècle qui effleure l’ivresse de la liberté, mais où résonne, au loin, quelque marche funeste. Anaïs Nin sait que pour être pleinement vivante, en accord avec elle-même et le miroir que lui renvoie ses journaux intimes, elle doit se libérer des attentes qui pèsent sur elle, qu’elle peut parfois aussi s’imposer, et se laisser guider par son instinct. C’est seulement ainsi qu’elle pourra, peut-être, unir ses désirs et le monde.

    Je t’ai dit que c’était beau, lectrice, lecteur ? Tu n’imagines même pas. Avec un dessin qui semble très minimaliste, peu de traits, et une palette de couleurs restreintes, Léonie Bischoff créé un monde. D’une grande finesse et d’une folle profondeur, les dessins viennent souligner les pensées d’Anaïs, ses questionnements, ses plongées désespérées et illustre magnifiquement sa souffrance et la dualité qui la déchire. Chaque page nous immerge un peu plus dans la psyché d’Anaïs et nous aide à la comprendre à l’accompagner, et à la désirer, un peu, nous aussi !

    Un sublime album, qui vaut autant le détour pour son dessin incomparable que pour la superbe manière de nous emmener aux côtés d’une femme complexe et libératrice en gardant les nuances et la profondeur de sa vie et de ses pensées. Et c’est très beau. Je vous l’ai déjà dit que c’était beau ?

    190 pages
    Casterman

  • Coming in – Élodie Font, Carole Maurel

    Quand on est homosexuel·le, en général, le grand moment, celui qui est décisif, qui fait peur, qui construit, c’est le coming out. Ce temps, souvent multiple, où l’on s’annonce au monde à voix haute. Quelles seront les réactions de la famille, des ami·e·s, puis-je le dire à mes collègues/camarades, comment gérer les émotions des autres en plus des miennes ? Mais pour en arriver à ce point fixe de nos vies, encore faut-il déjà se le dire à soi.

    Les amies d’Élodie le savent bien, elle est lesbienne, c’est évident. D’ailleurs, il n’y a pas que ses amies qui le pensent. Beaucoup d’autres filles lui ont fait la remarque. Mais qu’est-ce qu’elles en savent ? Comment pourraient-elles mieux connaître les désirs, les envies d’Élodie qu’elle-même ? Ce trouble à la vue de certaines femmes n’a rien d’ambigu. Cette envie d’être toute proche de cette fille, celle-là, ce n’est qu’une amitié profonde, fusionnelle peut-être, mais rien de plus. Élodie aime les garçons, et un jour elle en trouvera un bien, un beau, et avec viendront le chien, la maison, la barrière et bien sûr les enfants. Pourtant, l’amour hétérosexuel semble lui glisser entre les doigts, et décidément, cette fille, celle-là…

    Poursuivant la démarche entamée par son excellent podcast éponyme, Élodie Font, sous le dessin léger et lumineux de Carole Maurel, creuse cette partie bien silencieuse et pernicieuse de l’acceptation de soi qu’est le coming in. Car pour être capable d’assumer ce que l’on est devant les autres, encore faut-il en avoir conscience et accepter de laisser de la place à cette partie de soi que l’on maintenait étouffée très très loin. Il peut y avoir beaucoup de raison à cela. Penser que l’on doit renoncer à ce que le monde entier nous tend comme une vie normale et dire en cela que nous ne le sommes pas, normales. Croire qu’il va falloir se conformer à l’image déformée de ce qu’on nous dit être une lesbienne, car c’est bien connu, quand on est homo, il faut rentrer dans un moule caricatural pour rassurer les bonnes gens et se faire reconnaître facilement. Il faut réussir à sortir de ces peurs imposées, pour ensuite se dire, à soi, que la vie sera légèrement différente, peut-être, mais qu’elle sera la nôtre, vraiment, entièrement. C’est violent, c’est douloureux, c’est intense. C’est une nouvelle naissance pour exister à soi et vivre, finalement.

    Le récit d’Élodie Font, subtil et sans fard, raconte avec beaucoup d’émotions ce parcours qui parlera à beaucoup. Magnifiquement illustré par les dessins de Carole Maurel, qui joue sur les textures et les couleurs pour exacerber les pensées, les doutes et les vagues d’émotions qui renversent la narratrice. Profond et drôle, Coming in prend au ventre et montre que s’accepter c’est un combat, parfois long, compliqué, qui demande de la force, mais qui doit être mené pour avoir la chance de se rencontrer.

    Pour prolonger : le podcast original, sur Arte Radio
    On peut aussi écouter Élodie Font avec Klaire fait Grr, toujours sur Arte Radio, avec la merveilleuse série des Mycose the night, et aussi toute seule dans le très intéressant et fouillé Double vie (toujours sur Arte radio, parce que c’est bien, Arte Radio)

    143 pages
    Payot graphic / Arte Éditions