Catégorie : Fantastique

  • Le cornet acoustique – Leonora Carrington

    Marion Leatherby a 99 ans, a priori toutes ses dents et sa tête aussi. Elle vit au Mexique chez son arrière-petit-fils et sa famille, dans une petite chambre au rez-de-chaussée, près des poules et des chats. Une vie ma foi tranquille, ponctuée de petits rituels, comme les visites à sa chère amie Carmella. Un beau jour, Carmella lui offre un cornet acoustique (parce que si le reste va bien, l’ouïe, un peu moins). Armée de ce magnifique engin, Marion va vite découvrir que sa famille en a un peu ras-le-bol de se coltiner la vieille, et a décidé de la placer dans un hospice…

    Le jour où Carmella me fit cadeau d’un cornet acoustique, elle aurait pu prévoir les conséquences de sa générosité. Carmella n’est pas ce que j’appellerais une fille malicieuse ; il se trouve seulement qu’elle possède un curieux sens de l’humour.
    Le cornet, dans son genre, était un bel appareil. Sans être vraiment moderne, il était très joli avec ses incrustations de motifs floraux d’argent et de nacre, et il se recourbait splendidement comme la corne d’un bison. La beauté n’était pas la seule qualité de ce cornet ; il amplifiait le son à un point tel que, même pour moi, la conversation courante en devenait parfaitement audible.

    Adieu les rêves de voyage en Laponie, les poules et les chats, Marion déménage donc à Santa Brigida, dans l’étrange hospice du Dr Gambit et sa femme, appelé Le puits de la lumière fraternelle. Occupé par une dizaine de vieilles dames qui vivent dans des maisonnettes en forme de gâteau d’anniversaire, de tour, ou d’igloo… le lieu tient tout autant de la maison de retraite que de la secte, le bon docteur et sa femme cherchant à hisser leurs pensionnaires vers un idéal de pureté à travers une ascèse imposée qui ne réjouit que peu Marion. Mais l’endroit est également dominé par le regard peint d’une nonne étrange, un peu lubrique et peu catholique à première vue, Doña Rosalinda Alvarez Cruz de la Cueva, d’El convento de Santa Barbara de Tartarus. Au fil des jours, Marion commence à comprendre les tensions, les jeux de pouvoirs et les mesquineries qui régissent les rapports dans cette étrange maison, et ne tarde pas à comprendre que de mystérieuses aventures lui tendent les bras.

    Leonora Carrington, je t’en avais parlé, pour ses contes (tu peux lire ça ici, si tu veux) , qui étaient déjà une petite merveille de surréalisme, perturbant, vert mousse et parfois envahissant, laissant sur la peau la sensation d’un voile de moisissure qui se rappelle à soi, dans toute son aberration et sa fascination.
    Avec Le cornet acoustique, Leonora Carrington fait des aventures d’une vieille dame et de ses compagnes d’hospice une lutte pour les libertés : celle qui est au-delà des murs de l’hospice, celle qui extirpe du dogme abrutissant de la pseudo-religiosité du Dr Gambit et ses affidées, celle qui met à bas le pouvoir, celle qui fait sortir de soi pour enfin se rencontrer. Avec beaucoup d’humour et de dérision, elle embringue ses héroïnes du quatrième âge vers une transformation totale, une révolution cosmique qui réunira de vieux et vieilles ami-es, des entités ancestrales et des produits de luxe sous l’œillade complice d’une nonne honnis. Et qui sait, peut-être qui si Marion ne peut pas aller en Laponie, c’est la Laponie qui pourrait venir à elle ^^

    Traduit de l’anglais par Henri Parisot
    Préfacé par Annie Le Brun et Daria Schmitt
    Gallimard – L’imaginaire

  • La maison aux pattes de poulet – GennaRose Nethercott

    Bellatine et Isaac Yaga ne se sont pas vus depuis longtemps, depuis que le grand frère a quitté le domicile familial, et sa petite sœur, pour aller vivre la vie de hobo sur les routes et chemins de fer des États-Unis. Lui écume le pays en bonimenteur de foire, elle s’est établie tout juste comme menuisière dans le Vermont. Un beau jour, un courrier bien étonnant les rassemble sur le port de New York. Une arrière-arrière-grand-mère ukrainienne, la dernière génération avant la migration aux États-Unis, leur a légué quelque chose à tous deux, ses plus jeunes héritiers. C’est avec, au choix, horreur, stupeur et amusement, que les deux Yaga découvrent sur les docks new-yorkais une caisse immense et, dedans une maison de type forestière, dressée sur deux puissantes pattes de poulet.

    Voyez : c’est Kali tragus, le soude-bouc, ou chardon de Russie. Une plante qui tient de la masse échevelée, des fleurs vertes qui se font aussitôt feuilles de la même couleur. Tige striée de rouge et de violet comme un poignet couvert d’ecchymoses. Les feuilles, donc, sont bordées d’épines aussi acérées que des aiguilles à coudre. Ne les maniez qu’avec des gants -ou ne les touchez pas, c’est préférable. Si les épines vous déchirent la peau, faites celui ou celle qui n’a rien senti. L’époque n’aime pas les geignards. Il y a de pires blessures que celle que vous inflige le chardon. Vraiment pires, bien pries.
    Le chardon de Russie se gorge de vie dans les climats les plus arides. Il prospère en terre inquiète -s’épanouit dans des lieux d’anormale violence. Dans les blés incendiés. Les champs assoiffés. Les terres fertiles ravagées par la maladie. Rien de cela ne l’empêche de survivre. De croître et de se multiplier. Croître, oui, de dix centimètres à près d’un mètre. Après sa mort, il se brise à ras du sol et voyage par le monde, semant ses graines en tout lieux. Le chardon se déplace comme une bête vivante, virevolte et valse dans le vent d’été, lèche la poussière et danse le shimmy dans les espaces désarticulés.

    Isaac et Bellatine sont des descendants de Juifs ukrainiens qui ont fui les pogroms et gagné, comme des milliers d’autres, une terre promise (parce qu’il paraît qu’en Amérique, il n’y a pas de chats). Mais de cette histoire, si ce n’est un nom de famille peu anglophone, un judaïsme pas très prégnant et un théâtre de marionnettes familial aux histoires teintées de folklore slave, ils ne savent pas grand-chose. L’arrivée impromptue de cette maison centenaire dans leur vie moderne les plongera brusquement dans ce passé, car la maisonnette est traquée par un danger qui semble venir de loin.

    Lectrice, lecteur, chardon qui échappe à ma peau, si tu as la flemme de lire plus avant, arrête-toi là et va chercher ce livre, parce que vraiment c’est un plaisir sans fin. L’histoire est passionnante, l’écriture superbe et le tout très intelligent et touchant. Voilà. Tu peux aller dans ta librairie/bibliothèque la plus proche.
    Sinon, pour creuser un peu plus, quand même, c’est ci-après.

    Il se nommerait Ombrelongue, celui qui recherche la maison. Homme au charme un peu suranné et à l’accent russe aussi désuet que plaisant, il aborde avec amabilité les inconnus avant de les envoûter, faisant ressortir leurs peurs les plus grandes et les rages enfouies. Violence, aveuglement et pulsion sont ses étendards à travers les années et les continents. Mais pourquoi court-il donc après cette maison qui court ? Est-ce une traque ou des retrouvailles ? Bellatine et Isaac, rejoints par Rummy, Sparrow et Shona, membres d’un groupe de folk underground, puis par Winifred, vont devoir apprendre à se faire confiance, découvrir l’histoire de leur famille et des histoires qui peut-être les entouraient dans le silence depuis longtemps.

    La référence à Baba Yaga est évidente, de l’isba jugée sur ses deux pattes de poulet au nom de famille de nos héros. Mais plus qu’une référence à une légende en particulier, c’est à tout ce qu’elle pourrait synthétiser et représenter que s’attache, me semble-t-il, GennaRose Nethercott. C’est à un folklore slave ici intégré et partagé par les communautés juives d’Europe centrale et de l’Est, et qui s’imprègne à son tour de l’histoire de ces shtetls qui ont vu les flammes des pogroms ravager leurs vies, avant que le tambours ne changent de rythme et d’origine mais pour le même destin poussé par la même haine.
    L’histoire de nos héritiers alterne avec l’histoire de l’isba, contée par elle-même et se jouant un peu de nous. Saurons-nous identifier le vrai du faux, le folklore de l’histoire, l’horreur imaginée de l’horreur réelle ? Qu’est-ce qui aura le plus de poids et au final le plus d’importance ? L’histoire de Baba Yaga est multiple (on en parle d’ailleurs pour et dans ce livre-ci) et ses symboliques variées, selon qui conte et ce qu’il veut dire. Il faut aussi parfois passer par des souvenirs, des histoires, des racontars, pour retrouver la trame d’un récit perdu dont l’ombre flotte seulement au milieu de bout de contes, de bouts de mémoires qui s’étiolent car plus personne ne les garde. La petite isba, dernier souvenir d’un shtetl détruit est désormais la seule gardienne de son histoire et de celle de ses habitants, mais aussi de ce que les hommes se font entre eux, de cette rage aveugle, cette violence brute qui, par un tour de passe-passe aussi incompréhensible qu’insupportable, est capable d’être oublié et de se répéter, ad lib.
    Le shtetl de Gedenkrovka porte en son nom le souvenir dont il a besoin pour continuer à vivre, il appelle à lui les témoins, les héritiers qui pourront se rappeler et dire que la violence la plus sourde, celle qui finit dans un océan de flammes, commence bien avant les premiers cris et les premières armes.

    C’est un hommage aux contes, au folklore, aux histoires qui disent tout pour que l’on oublie rien et qui sont souvent les premières qui doivent être tues lorsque le bruit des bottes et les claquements de talons deviennent trop forts. Avec beaucoup d’humour et de larmes, GennaRose Nethercott et sa poésie nous offre ici un roman absolument superbe, qui se dévore d’un coup et reste longtemps dans l’estomac, la peau et le cœur. On remercie et on rend grâce (on ne le fait jamais assez) au merveilleux travail de traduction d’Anne-Sylvie Homassel, parce que des livres comme ça on ne voudrait pas passer à côté, et nous avons la chance d’avoir des traducteurices qui nous les rendent à leur mesure. Merci.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel
    Éditions Albin Michel Imaginaire
    523 pages

  • Zona cero – Gilberto Villarroel

    Gabriel est un journaliste habitué aux zones de guerre. Mais alors qu’il est sur la plage de Pichilemu, face au Pacifique et dos à Santiago, à observer des surfeurs courir sur la page et plonger dans les vagues, tandis que sa compagne, Sabine, il apprend au téléphone qu’elle est enceinte, il n’imagine pas que tout son univers s’apprête à devenir l’une de ces zones de guerre. Car soudain, la terre se met à trembler, la mer se retire, et l’enfer surgit.

    C’était une chaude nuit d’été à Pichilemu. Précédée par son ronronnement asthmatique, la Volkswagen de Gabriel Martinez se traînait sur le pavé brûlant de la rue principale de la ville en direction du bord de mer. Elle s’arrêta près du centre culturel Agustin Ross, un bâtiment qui abritait précédemment un casino du début du XXème siècle.
    Gabriel descendit de voiture et marcha le long du parc situé au pied du vieil édifice. De nuit, ses volumes en piteux état – alors que du temps de sa splendeur, le bâtiment se démarquait par son élégance- donnaient l’illusion d’un manoir gothique comme ceux que l’on trouvait sur les photogrammes des films d’horreur à petit budget.
    Il prit un chemin en pente qui conduisait directement à la plage. Il avait envie de se dégourdir les jambes et de fumer une cigarette au bord de l’eau avant de reprendre la route direction Punta de Lobos. Il y avait loué une cabane, son futur centre d’opérations pour couvrir un championnat international de surf.
    C’était un vendredi de pleine lune. Une étrange lune d’été, d’une couleur rouge sang, veinée de jaune, ce qui lui donnait un aspect inquiétant. Au moins, se consola Gabriel, la nuit était-elle déjà tombée.

    La suite sur le site des Nouveaux Espaces Latinos !

  • La maison hantée – Shirley Jackson

    Eleanor est conviée par le docteur Montague, qu’elle ne connaît ni d’Eve ni d’Adam, à passer quelques temps dans la demeure de Hill House, sise près du village de Hillsdale. En compagnie dudit docteur, de Theodora et de Luke Sanderson, héritier de la maison, elle va devoir noter les impressions, pensées et comportements étranges qu’elle observerait ou ressentirait. Car Hill House a mauvaise réputation, la maison serait hantée…

    Aucun organisme vivant ne peut demeurer sain dans un état de réalité absolue. Même les alouettes et les sauterelles rêvent, semble-t-il. Mais Hill House, seule et maladive, se dressait depuis quatre-vingts ans à flanc de colline, abritant en son sein des ténèbres éternelles. Les murs de brique et les planchers restaient droits à tout jamais, un profond silence régnait entre les portes soigneusement closes. Ce qui déambulait ici, scellé dans le bois et la pierre, errait en solitaire.
    Après des études de philosophie, le docteur John Montague s’était tourné vers l’anthropologie afin de mieux poursuivre sa véritable vocation : l’analyse des manifestations surnaturelles. Il tenait particulièrement à se faire appeler par son titre universitaire, espérant ainsi conférer un air de respectabilité à ses travaux jugés non scientifiques. La location de Hill House pour trois mois il avait coûté cher -autant en agent qu’en fierté-, mais il comptait bien être largement récompensé lorsqu’on ne manquerait pas de saluer la publication de son ouvrage sur les causes et les effets des perturbations parapsychologiques dans une maison que beaucoup déclaraient « hantée ».

    Nos quatre protagonistes se retrouvent donc volontairement isolés dans la maison sur la colline, éloigné d’un village qui semble ne pas vouloir avoir quoi que ce soit à voir avec la demeure et avec comme seul autre contact régulier Ms Dudley, la femme du gardien et elle-même cuisinière et femme de ménage, qui vient le matin, repart le soir, et est à cheval sur les horaires.
    Aucun des quatre ne se connaît, et nous sommes, lecteurices, au plus près d’Eleanor. La jeune femme vient de perdre sa mère après l’avoir soignée pendant onze ans. Elle déteste sa sœur et sa famille et semble avoir bien peu de raisons d’être heureuse. C’est donc une sacrée aventure qui l’appelle, et qu’elle rejoint avec autant de peur que d’excitation. Mais les quatre assistants du docteur n’ont pas été choisi au hasard, les deux jeunes femmes du moins ont déjà été victimes, ou témoins, de phénomènes paranormaux.

    Après avoir adoré Nous avons toujours vécu au château, je me délecte enfin du classique de l’autrice états-unienne. Shirley Jackson a le don de créer une ambiance pesante, mystérieuse et angoissante, dans laquelle elle vient perdre des personnages dont on ne sait trop, au fil de l’avancée de l’histoire, si l’on peut leur faire confiance. Eleanor, qui nous raconte finalement cette histoire, est une femme perdue et fragile, en même temps que narcissique et en quête de nouveauté. Prête à fuir sa vie, elle est d’abord dans une grande joie face à à ses nouveaux camarades. Mais les manifestations surnaturelles de la maison vont ébranler cet embryon de confiance qu’elle tentait de simuler et la faire plonger dans les plus grandes angoisses. Considérant malgré tout la maison comme son foyer, oscillant entre grande amitié et répulsion totale pour ses compagnons, Eleanor devient aussi étrange et insaisissable que Hill House.

    On a peur, on rit aussi, un peu car Shirley Jackson désamorce certaines situations avec des personnages burlesques, et vient parfois accentuer l’impression d’étrangeté avec un brin d’humour. Mais tout au long, on s’enfonce dans l’inquiétant et l’incompréhensible, sous le coup des esprits frappeurs, des tirades automatiques, des courants d’air et du regard perdu d’Eleanor. Un vrai grand classique !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Dominique Mols, révisée par Fabienne Duvigneau
    Éditions Rivages
    270 pages

  • Contes – Leonora Carrington

    De mystérieuses demeures isolées dans une forêt étrange et menaçante ; des chevaux qui parlent et convient une jeune femme à une fête ; une nature qui s’insinue dans les êtres ; des corps qui changent, mutent, se transforment ; des rêves éveillés ou des vies endormies… Bienvenue dans l’œuvre de Leonora Carrington !

    Un jour, vers midi et demi, alors que je me promenais dans un certain quartier, je rencontre un cheval qui m’arrête. -Venez, dit-il, j’ai des choses à vous montrer en particulier. Il désignait de la tête une rue étroite et sombre. -Je n’ai pas le temps, lui répondis-je, tout en le suivant malgré moi. Nous arrivons à une porte à laquelle il frappe de son pied gauche. La porte s’ouvre. Nous entrons. Je me dis que je vais être en retard pour le déjeuner. Il y avait là certains êtres en vêtements ecclésiastiques. -Montez donc l’escalier, me disent-ils, vous verrez notre joli parquet. Il est tout de turquoise et les lattes en sont assemblées avec de l’or. Étonnée de cette hospitalité, j’incline la tête et fais signe au cheval de me montrer ce trésor. L’escalier avait des marches monumentales, mais nous montons sans difficulté, le cheval et moi. -Vous savez, ce n’est pas si beau que ça, me dit-il à voix basse, mais il faut bien gagner sa vie, n’est-ce pas ? L’on vit tout à coup le parquet qui garnissait le bas d’une grande pièce vide. Ce parquet était d’un bleu éclatant, et les lattes en étaient assemblées avec de l’or. Je le contemple poliment ; le cheval, d’un air pensif : -Eh bien ! Voyez-vous, ce métier m’ennuie, je ne le fais que pour l’argent. En réalité, je n’appartiens pas à ce milieu-là. Je vous montrerai cela, le prochain jour de fête ! Je me dis qu’en effet, ce cheval n’est pas un cheval ordinaire et qu’il est facile de le remarquer.

    La maison de la peur

    Leonora Carrington est pour le moins une artiste à découvrir et redécouvrir. j’ai pour ma part fait sa connaissance grâce à mon vrai travail, et ça me rend très heureuse de l’avoir dans ma vie désormais, avec ses compagnes Remedios Varo ou Leonor Fini. Née en Angleterre d’une famille de riches industriels, elle vit en France, où elle rencontrera Max Ernst, puis par en Espagne et enfin au Mexique, où elle vivra le reste de sa vie. Écrivaine, peintre, sculptrice, Leonora Carrington a exploré tous les arts qui la transcendait et est l’une des figures majeures du surréalisme. Je ne peux que t’enjoindre à regarder un peu son travail pictural (et celui de ses contemporaines), qui me semble peu connu de par chez nous. Pour finir la présentation et le jeu du Who’s who, elle est devenue copine avec Frida Kahlo, une fois au Mexique.

    Elle a donc peint, mais aussi écrit, pas mal, des nouvelles, des récits, du théâtre. Ici je vais te présenter un recueil de ses contes, écrits entre 1937 et 1975, en trois langues : anglais, français puis espagnol, au fil de ses déplacements et de ses créations.
    L’œuvre de fiction de Leonora Carrington s’inscrit elle aussi dans un univers surréaliste largement inspiré de sa vie et de ses origines. On y trouve des jeunes filles dans des châteaux, des forêts épaisses, des chevaux qui parlent, des hommes inquiétants. Tout est assez inquiétant, d’ailleurs, dans ces contes-là. Inquiétant et drôle, car souvent l’étrange et le terrifiant vont de paire avec une dérision et une légèreté qui prennent le contrepied de nos premières impressions et nous enserrent un peu plus dans une perte de repère et d’équilibre. Les personnages principales de ses histoires croisent à l’improviste des animaux qui leur font des propositions étonnantes, des événements impromptus organisés par des personnes mystérieuses. Chacune est poussée autant par la curiosité que par la peur et les sensations lors des péripéties qui traversent les nouvelles sont vécues comme dans un mauvais rêve. Les corps sont menteurs et illusoires, les paroles menteuses, dissimulatrices ou joueuses. On y vit en transe et on meurt sans étonnement.

    Dans une atmosphère à la fois fantasmatique et cauchemardesque, c’est un vrai chamboulement que de passer de nouvelle en nouvelle, une perte de repère addictive et un plaisir sans fin de pouvoir enfin découvrir l’univers ensorcelant de Leonora Carrington.

    Traduit de l’anglais (Angleterre) par Catherine Chénieux-Gendron et de l’espagnol par Karla Segura Pantoja – Préface de Marc Kober – Postface de Catherine Chénieux-Gendron
    Éditions Fage
    208 pages

  • Méduse – Martine Desjardins

    Sa famille la surnomme Méduse depuis longtemps, depuis que ses sœurs, mesquines et méchantes, sont revenues d’une visite familiale, sans elle, à l’aquarium de la ville. Méduse, elle qui porte sur son visage une difformité tellement insupportable qu’on l’oblige à les dissimuler derrière ses cheveux épais et écailleux. Lasse de la voir avec eux, ses parents l’emmènent à l’Athenaeum, un institut pour jeunes filles comme elle, difformes, anormales.

    Je n’ai jamais versé une larme de ma vie. Ni de tristesse, ni de colère, ni de détresse, ni de douleur – encore moins de rire ou de bonheur. Pas la moindre petite larme de crocodile.
    Je ne t’écris pas ça pour me vanter d’être dépourvue de sentiments, ou particulièrement stoïque face à l’adversité. L’explication de mon aridité oculaire est davantage d’ordre physiologique : je souffre en effet d’une atrophie congénitale des glandes lacrymales, lesquelles produisent juste assez de liquide pour humecter mes conjonctives, mais pas assez pour former des larmes. Même les poussières, l’air froid, la fumée, les oignons épluchés et le gaz lacrymogène me laissent l’œil plus sec qu’un puits tari. Ainsi, je ne connaîtrai jamais la consolation de pleurnicher sur mon triste sort, de brailler comme un veau quand je me cogne l’orteil contre un meuble, d’inonder mes joues après avoir été humiliée, d’essorer mon mouchoir devant un mélodrame de chaumière.
    L’autre nuit, tu m’as exhorté à te confier pourquoi j’ai si honte de mes yeux, cette carence lacrymale est la première chose qui me soit venue à l’esprit. De toutes les tares contre nature qui affectent mes Difformités, c’est sûrement la moindre ; pourtant, je n’ai pu me résoudre à te la divulguer.

    Et même dans ce lieu, Méduse est mise au ban. Plutôt que d’être intégrée comme une pensionnaire, la directrice, horrifiée par ce que Méduse appelle, entre autres, ses Difformités, la laisse entre comme personnel de maison, prenant soin que ne lui incombe que des tâches pour lesquelles elle sera à quatre pattes, les yeux tournés vers le sol. Au fil du temps, entre l’observation et la lecture furtive, Méduse apprend et découvre petit à petit le pouvoir de ses yeux, regard puissant et dévastateur.

    Mais quels sont-ils, ses yeux qui pétrifient, foudroient et font trembler toustes celleux qui les croisent ? Méduse n’en a jamais rien su, ne s’étant jamais vu dans un miroir. Elle existe et se pense dans le regard méprisant, dégoûté, rabaissant et humiliant que lui renvoie sa famille. Ses parents, humiliés eux-mêmes d’avoir engendré une telle créature, et ses sœurs, rejetant l’enfant étrange et la faisant leur souffre-douleur. Et loin de trouver dans l’institut un havre de paix, elle se retrouve créature parmi les créatures, maltraitée par la directrice, qui éprouve malgré tout pour sa pupille une curiosité malsaine. L’institut est sous la protection de « bienfaiteurs », 13 hommes aux fonctions importantes dans la ville, qui aiment venir passer du temps avec leurs 13 protégées.
    La lutte de Méduse pour sa dignité et son émancipation est celle de toute personne, et notamment des femmes, dans la réappropriation de leur corps. Écrasée par ce que lui renvoie les autres en reflet, Méduse doit d’avoir trouver la force et les moyens de s’élever en contre avant de trouver sa propre incarnation, sa beauté, son existence avec ce qu’elle est. Constellé de références et de jeu de mots sur les yeux, mot que n’utilise jamais Méduse pour qualifier les siens, lui préférant une myriade de qualificatifs plus marquants les uns que les autres (Difformités, Ordurités, Révoltanteries, Éhontitudes…), le texte est une fine toile d’araignée littéraire qui se trame et se solidifie à mesure que Méduse s’empare de son pouvoir, de son être pour elle-même, et qui se referme petit à petit sur celleux qui veulent la cacher, l’abaisser, la moquer, l’utiliser pour leur propre plaisir.

    Réécriture poétique, gothique et moderne du mythe de Méduse, le roman est aussi enchanteur par son style que rageur par son propos. Martine Desjardins nous propose le récit initiatique de la libération par elle-même d’une jeune femme, et renverse le mythe pour poser Méduse en personnage fort et émancipateur, qui après des années de sévices et d’humiliation parvient à s’échapper de l’image d’elle-même que les autres lui impose pour imposer qui elle veut être.
    Un propos très fort et intelligemment mené servi par un style incroyable, fait de métaphores tissées, d’images délicates et sombres dans un décor envoûtant, tout en nuances de lacs et d’ombres de forêts, de recoins ténébreux et de mansardes. Un grand, beau et fort roman de cette rentrée.

    L’Atalante
    206 pages

  • Son corps et autres célébrations – Carmen Maria Machado

    La vie sexuelle et amoureuse d’un couple perturbé par l’étrange et intouchable ruban nouée autour du cou de l’épouse ; la liste des amant-es d’une femme alors que le monde est touché par une maladie contagieuse et mortelle ; la recension par le menu de douze saisons de New York unité spéciale ; des femmes qui deviennent transparentes avant de disparaître ; une perte de poids aux conséquences déchirantes ; une résidence artistique aux allures de retour dans le passé ; une soirée, des bleus, une caméra et des dialogues dans des pornos que personne n’entend, sauf elle.

    (Si vous lisez cette histoire à voix haute, vous êtes prié de prendre les voix suivantes :
    MOI : enfant, voix aigüe, sans intérêt ; devenue femme, même chose.
    LE GARÇON QUI DEVIENT UN HOMME PUIS MON MARI : forte, sans le faire exprès.MON PÈRE : aimable, tonitruante ; celle de votre père ou de l’homme qui vous auriez aimé avoir pour père.
    MON FILS : petit, voix douce, un rien zézayante ; adulte, la même que mon mari.
    LES AUTRES FEMMES : voix interchangeables avec la mienne.)

    Au départ, je sais avant lui que je le veux. Ça ne se fait pas et c’est pourtant ce que je vais faire. Je suis avec mes parents à une soirée chez des voisins et j’ai dix-sept ans. Dans la cuisine, je bois un demi-verre de vin blanc avec la fille de la maison, adolescente elle aussi. Mon père ne remarque rien. Tout est lisse comme une peinture à l’huile encore fraîche.Le garçon est de dos. Je vois les muscles de son cou et de ses épaules, son corps légèrement comprimé dans la chemise boutonnée, façon travailleur qui se serait habillé pour aller danser. Pourtant, j’ai l’embarras du choix. Je suis belle. J’ai une jolie bouche. Des seins qui débordent de mes robes, innocents et pervers. Je suis une fille bien, de bonne famille. Il a quelque chose d’un peu rugueux, à la manière des hommes parfois, qui me donne envie. Et il donne l’impression d’avoir la même envie.

    Pour reprendre le titre de l’une des nouvelles, ce sont ici huit textes comme huit bouchées, huit saveurs qui se glissent dans ton œil, lectrice, lecteur, ma célébration, pénètrent dans ton système nerveux, se coulent sur ta peau et l’électrisent, entre inquiétude et excitation.
    Carmen Maria Machado explore les corps féminins sous toutes leurs coutures, formes, injonctions, violences et désirs. Dans Le point du mari, la narratrice se marie jeune avec un homme qu’elle aime, à qui elle se donne, semble-t-il, avec délectation, accepte beaucoup, y compris le fameux point du mari après son accouchement. Mais celui-ci ne voyant que ce qui lui manque, est obsédé par ce ruban au cou de son épouse, qu’il ne peut toucher. Encore et encore il y revient, malgré les demandes de sa femme. Et cette obsession deviendra celle de leur fils, en grandissant. Huit bouchées raconte le besoin d’une femme de perdre du poids sous la pression de ses sœurs et de la société. Mais l’opération qu’elle subit, sil elle lui donne la silhouette dont tout le monde rêve, glisse aussi dans les tréfonds de sa vie et de sa maison le corps rejeté, haï, fantôme abandonné qui pèsera toujours sur sa vie.
    En résidence conduit une autrice dans une maison isolée, à Devil’s Throat, pour une résidence d’artistes. Alors que les peintres, photographes, sculpteurs et poétesses profitent du lieu et se gargarisent de leurs œuvres, notre autrice se rappelle le lieu comme le camp scout annuel pendant lequel elle s’est découverte et a vécu humiliation et mépris. Le passé se décalque sur le présent et s’y mêle, peut-être au point de l’y garder prisonnière.
    Particulièrement monstrueux est sans doute la pièce maîtresse de ce recueil. Ici, Carmen Maria Machado s’empare de la célèbre série New York unité spéciale, qui raconte les enquêtes sur les crimes sexuels de deux détectives, et la tord, la creuse, soulève les corps et les âmes. Les deux détectives voient apparaître leurs doubles parfaits et maléfiques, l’une est hantée par les jeunes victimes des viols qui imbibent son quotidien et habitent son être tandis que l’autre se perd dans les secrets de sa femme et ses propres désirs. Exercice incroyable s’il en est, elle fait de cette série stéréotypique dans sa construction un objet complètement métaphysique et fantastique, dérangeant et pénétrant.

    Les huit nouvelles explorent les désirs et la place du corps, celui qu’on arrache, qu’on caresse et embrasse, repousse, lacère, violente. Elles racontent aussi ce que le corps et l’âme se donnent et se confient, les effets des uns sur les autres. Tout autant littéraire, féministe et politique, Carmen Maria Machado interroge ici le couple, hétéro ou lesbien, la famille, le regard de la société sur le corps des femmes et son rapport à la violence qu’on lui inflige. Les narratrices racontent leur histoire et les histoires qui les ont bercées, rappelant combien la violence sur les femmes et leur corps est ancrée (et encrée) dans les contes, les légendes urbaines et les comptines.

    Fantastique, tragique, horrifique, noire, grinçante, Carmen Maria Machado met ses mains partout et sort de la glaise des histoires marquantes et singulières, de ces perturbations obsessionnelles dans la chair auxquelles on revient toujours.

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Papot
    Éditions Points
    305 pages

  • Widjigo – Estelle Faye

    Jean Verdier, jeune lieutenant de la jeune république française, est envoyé à la recherche du noble Justinien de Salers afin de le mettre aux arrêts. Nous sommes en 1793, et les particules n’ont pas bonne presse. Lorsqu’il trouve enfin sa cible, enfermé au sommet d’une tour en pleine tempête, le vieil homme lui demande une nuit dernière nuit avant de l’emmener, pour lui raconter son histoire. Car plus jeune et rejeté par son père, Justinien est parti pour le Canada, où il s’est retrouvé confronté à de bien cruelles aventures.

    Basse-Bretagne, 1793
    À chaque pas, la vase accrochait les semelles cloutées des Bleus, qui devaient libérer leurs pieds de son étreinte, dans un concert de chuintements liquides évoquant des sanglots. Avec la marée descendante, la côte empestait l’algue et la pourriture, en accord avec ce printemps malade où la jeune Révolution s’enlisait dans la guerre civile et le sang. Au-delà des écueils laissés à découvert, l’océan moutonnait, fouetté par le noroît. Le vent gerçait les lèvres des hommes et portait les embruns jusque sur la colonne de soldats. A l’horizon, une barre de nuages d’encre tranchait entre le gris des vagues et celui du ciel. Une tempête approchait.
    À la tête des soldats de la République, Jean Verdier, un lieutenant de vingt ans à peine, qui, avant la levée en masse, n’avait jamais quitté Paris, releva la pointe de son bicorne et examina le donjon.
    Ultime vestige d’une forteresse depuis longtemps arasée par les flots, la tour se dressait sur un récif affleurant à peine au-dessus de la surface, un îlot la plupart du temps, que les grandes marées d’équinoxe changeaient quelques heures par an en presqu’île. Un escalier taillé à même la roche menait à l’édifice, les premières marches rongées par le sel et recouvertes d’un épais manteau de coquillages.
    Jean couva d’un regard mauvais l’austère bâtisse de granit piqueté de criste-marine, au sommet de laquelle criaient des goélands. Leur proie les attendait là-bas, calfeutrée entre ces hauts murs. Justinien de Salers, ci-devant marquis des Eaux-Mortes.

    Quarante ans plus tôt, Justinien de Salers mène donc une vie de dépravé dans les rues de Paris. Son père l’envoie donc au Canada, où il continuera de fréquenter tripots et bars et de diluer son maigre argent dans l’alcool. Récupéré par un riche commerçant en fourrure, celui-ci lui demande de participer à un voyage en direction de Terre-Neuve à la recherche d’une expédition géographique disparue. C’est donc en compagnie de Clément Veneur, botaniste, le jeune Gabriel, unique membre de l’expédition géographique à être rentré, Marie, une voyageuse, coureuse des bois, autochtone, qu’il embarque en direction de l’île. Mais le bateau essuie une terrible tempête, et les survivants se retrouvent jetés sur une plage de Terre-Neuve, livrés à eux-mêmes. Le groupe de Justinien est au complet, en compagnie d’un trappeur, d’un officier anglais et d’un pasteur et sa fille. Mais rapidement, Justinien ressent au fond de lui qu’ils ne sont pas seuls, et une présence fantomatique et menaçante accompagne le trajet des naufragés.

    Plongés dans une forêt peu accueillante en fin d’hiver, nos naufragés vont devoir affronter l’hostilité de la nature, du climat et d’eux-mêmes. Chacun arrive avec ses peurs et ses secrets, ses croyances et ses dangers. Dans une ambiance de brume lourde et de verglas, poursuivi par des monstres qui vivent peut-être parmi eux, la survie passe avant tout par une confrontation avec soi qui sera peut-être la plus difficile.

    Lectrice, lecteur, mon insaisissable errance, malgré la chaleur, prends un plaid, car ce roman risque de te glacer le sang. Estelle Faye, que je découvre enfin, brille ici de plusieurs manières. Déjà par son grand talent pour nous envelopper dans une atmosphère des plus inquiétante. Que l’on soit dans la forêt de Terre-Neuve ou au sommet de la tour avec Verdier et son prisonnier, la paix et la quiétude sont balayées bien loin et nous restons sur un qui-vive constant, dans un air habité par les légendes et les peurs de chacun. Et bien sûr par son talent de narratrice. Prenant du début à la fin, Widjigo développe non seulement son intrigue mais aussi ses personnages. Estelle Faye nous entraîne dans la psyché de ces naufragés que la nature et l’abandon poussent dans leurs derniers retranchements.

    Mêlant vengeance, magie et expiation, Widjigo est un formidable roman fantastique et une plongée dans l’obscurité des monstres qui veillent au creux de nos poitrines.

    Albin Michel Imaginaire
    249 pages

  • Mon cœur bat vite – Nadia Chonville

    Alors que le soleil se couche sur la mer Caraïbes, Édith soulève du plat du pied la poussière qui recouvre le plancher d’une case. Le lendemain, elle se rendra au procès de son frère, Kim. Car cinq ans plus tôt, Kim a tué, il a tué plusieurs personnes, dont le fils de sa sœur. Et avant d’affronter ce procès, pour tenter de comprendre, ou du moins de savoir, de tenter de cerner les causes de ces gestes aberrants, Édith fait appel à ses ancêtres et revient cinq ans, quinze ans, cent ans en arrière pour retracer l’histoire de son frère et de sa famille, tirer sur les fils de sang qui mène à la mort de son fils.

    D’abord, Kim caresse la bouteille. Il glisse ses doigts infinis sur le corps droit et anguleux du verre trempé, où l’or brut gît. Ses yeux noirs transpercent les profondeurs liquides et enlèvent aux anges la part dérobée. Du pouce, il saut le bouchon. Sa main fermement saisit ce corps et fait glisser ses eaux incandescentes dans un verre froid. Alors la cascade de soleil emporte dans son lit la douleur de Kim, sa fièvre, son cœur en dérive, et dans la musique chatouilleuse de l’alcool sur la glace s’abîme le reflet de son souvenir. Il respire, et une heure s’étire entre ses narines sans oser ni parler ni soupirer. Restent juste la clameur ciselée du temps qui passe et les commandements que le rhum glisse à son oreille.
    L’alcool lui dit : fais-moi danser, Kim. Berce-moi dans le creux généreux de tes paumes. Fais vibrer sur mes eaux tes lèvres brunes et charnues, tes narines saillantes, et ferme les yeux. Kim abaisse les paupières et l’alcool lui dit : grimpons ensemble sur la cime de tes errances. Je te ramènerai aux flancs du morne vert où tout a commencé. Nous réveillerons le silence qui tu as enterré là. Partons creuser ensemble les hauteurs du morne qui domine la mer et l’océan. Plonge tes mains là, dans la terre des tiennes, là où l’odeur moite du sang répandu dans l’humus étire en longs soupirs les cris des martyrs.
    Le verre de Kim est vide, mais le rhum lui parle encore, et la nuit de Kim murmure ainsi en mélancolie sans lui souffler jamais d’à nouveau remplir ce verre.

    Édith et Kim auraient pu ne pas grandir malheureuses. Leur mère a toujours été travailleuse, et le départ du père lorsqu’elles avaient une quinzaine d’années, n’a pas été pour déplaire. Mais pesait déjà sur elles plusieurs poids. Celui de la société, de la violence des hommes, de leur histoire familiale, qui rassemble en un fagot importable tout cela. Elles descendent d’Ayo, arrivée sur un bateau négrier et qui libérait d’une vie d’esclave les fruits des amours salvatrices ou des viols coloniaux. La lignée s’étend jusqu’à nous, sorcières en contact avec les esprits, connaisseuses des plantes, des remèdes guérisseurs comme des infusions létales. Mais cette lignée de femmes porte en elle l’histoire coloniale de la Martinique. Esclavage, femme à soldats, violence, racisme… Jusqu’à l’inceste, le corps du père, lourd sur celui d’Edith, et Kim qui ne sait qu’en faire. En grandissant, Kim se sentira de plus en plus étrangère à ce corps féminin, et taira toujours que, comme sa grande sœur, il peut entendre ses aïeules. Devenu le frère, le garçon imprévu d’une lignée uniquement féminine depuis des décennies, il ne peut plus supporter la violence sans fin et sans limite qui écrase les femmes de sa famille et décide de la purger dans le sang.

    Lectrice, lecteur, scintillement de mes larmes sur l’écume, c’est une voix à nulle autre pareille que nous présente ici la formidable maison Mémoire d’encrier (que je ne me lasse pas de découvrir). Nadia Chonville, autrice martiniquaise, nous conte ici par le menu et avec une poésie d’une brutalité tissée dans la dentelle et les herbes séchées la violence coloniale et patriarcale, le poids encore trop présent de la conquête, la séparation sociale entre les îles et la France, qui renvoie bien ses enfants des Antilles à ce qu’ils étaient originellement, selon elle. Elle nous parle de l’histoire de ces femmes qui ne peut se départir de celle de cette violence, inhérente et imbriquée, fatalement, qui a imbibé les âmes comme le chlordécone pourrit les sols. Elle raconte les liens qui restent, au-delà des temps, les traditions et la magie, pour transmettre aux suivantes la force et la connaissance des précédentes. Mais cela doit être appris, suivi, et Kim, lorsqu’il était encore assignée fille, n’a jamais voulu dire que lui aussi, avait dans l’oreille ses puissantes ancêtres. Et la colère ancestrale se mêle à la rage contemporaine.

    Assignation. C’est peut-être l’un des mots à retenir de ce roman si renversant. Si celle de Kim en tant que fille dans son enfance est la plus littérale, elle est accompagnée de tant d’autres, qui se coupent et se mêlent. L’assignation à partir en métropole pour les jeunes insulaires, l’assignation à être l’épouse, la mère, la bonne chrétienne et la serviable voisine, la femme soumise et silencieuse, la fille pas pute. La pute. L’homme violent. Le bon Noir. Le révolté. La sorcière. La femme à protéger. Kim, comme Édith, comme leurs aïeules, leurs voisin·es, leurs ami·es sont enroulé·es dans des bobines de fils collants et brûlants des rôles qu’on leur assigne et dont iels doivent démêler ce qui les constituent et tenter de s’extraire du reste, d’imposer leurs êtres multiples, complexes.

    Mon cœur bat vite est un roman d’une poésie brûlante, douleur vive, prégnante et régénératrice qui nous révèle une voix puissante des Antilles.

    Éditions Mémoires d’encrier
    201 pages

  • Ring Shout, cantique rituel – P. Djèlí Clark

    Maryse Boudreaux, Cordelia Lawrence, alias Chef, et Sadie Watkins sont trois jeunes femmes d’une vingtaine d’année apparemment bien sous tout rapport. Sauf que. Déjà elles sont noires, ce qui à Macon, Géorgie, en 1922, est plutôt un problème. Ensuite elles apprécient de se promener armées. Sadie a toujours sa chère carabine à ses côtés, Chef est une spécialiste des explosifs (en savoir-faire ramené de son temps dans les tranchées françaises), et Maryse possède une épée, qui chante et tue les démons. Et les démons qu’elles pourchassent, entourées de la communauté de Nana Jean et des Shouters, ont infiltré le KKK.

    Z’avez déjà assisté à un défilé du Klan ?
    À Macon, ils ont pas autant de panache qu’à Atlanta. Mais les cinquante mille et quelques habitants de cette ville comptent assez de membres pour qu’ils arrivent à organiser leurs bouffoneries quand l’envie leur en prend.
    Cette parade-là, elle tombe un mardi, le 4 juillet -c’est-à-dire aujourd’hui.
    Y en a toute une grappe qui se pavanent sur Third Street, attifés de cagoules pointues et de robes blanches, et pas un pour se couvrir la figure. J’ai entendu dire qu’après la Guerre civile les premiers klanistes ils se cachaient sous des taies d’oreiller et des sacs de farine pour faire leurs mauvais coups ; ils allaient jusqu’à se barbouiller la goule manière de passer pour des gens de couleurs.
    Notre Klan à nous, celui de 1922, il se fiche bien de se planquer.
    Des hommes, des femmes et même des bèbes. Ils baguenaudent là-dehors, tout sourires, comme si qu’ils partaient en pique-nique du dimanche. Ils allument tout plein de feux d’artifice -feux de Bengale, pétards à mèche, fusées et d’autres qui font un bruit de canons. Une fanfare rivalise avec ce tapage et tout le monde en bas, parole, frappe dans ses mains un temps sur deux. Entre les cabrioles et les drapeaux qui s’agitent, on en oublierait presque que c’est des monstres.
    Sauf que moi, les monstres, je les chasse. Et je sais en reconnaître quand j’en vois.

    Lectrice, lecteur, quel plaisir de retrouver P. Djèlí Clark. Je t’en avais déjà parlé avec le très bon recueil Le tambour du Dieu noir (insérer le lien et le titre ici) qui nous emmenait en Égypte et à la Nouvelle-Orléans pour des aventures fantastiques mêlant avec brio traditions et langues locales. On ne change pas une recette pareille, et Ring Shout nous plonge donc dans le Sud des États-Unis des années vingt, dans toute sa splendeur.

    Femme prophétique traumatisée par un drame familiale atroce, Maryse est armée d’une épée magique qui porte en elle les voix des peuples soumis, écrasés, éradiqués. Elle possède le don de voir parmi les humains des monstres. Pas des monstres métaphoriques hein, des vrais, avec des dents, des griffes et des yeux rouges terrifiants. Et ces monstres, dont le dessein ne peut qu’être funeste, n’en doutons pas, se glissent et recrutent dans les rangs du Ku Klux Klan. On distinguera donc les klanistes, membres humains du KKK, et les Ku Kluxes, la version upgradée, démoniaque. Leur arrivée coïnciderait avec la sortie du film Naissance d’une nation, qui aura servi de combustible à la haine qui imprégnait déjà le pays. Maryse est en contact avec des haints, des esprits dont on ne sait pas vraiment quel est leur degré de bienveillance, mais qui la guide dans son combat contre les Ku Kluxes et leur plan de domination du monde.
    Avec ses compagnes de guérilla, une ancienne soldate de la 1ère guerre mondiale membre du régiment des Harlem Hellfighters, et une fine gâchette, Maryse chasse les Ku Kluxes. Mais elles sont également accompagnées de toutes une communauté menée par Nana Jean, une Gullah qui organise son petit monde dans cette lutte contre les forces du mal, et Molly Hogan, une scientifique choctaw qui tente de comprendre comment bien se débarrasser des Ku Kluxes. Il y a aussi Oncle Will et son groupe de Shouters, un rituel datant de l’esclavage, qui servait autant à se retrouver qu’à chasser les esprits, et se donner la force de survivre, et Emma, immigrante juive allemande marxiste qui professe l’intersectionnalité des luttes.

    On retrouvera ici tous les meilleurs ingrédients d’une fantasy urbaine qui va piocher autant chez Lovecraft (référence ici autant littéraire qu’historique, se profilant comme une autre menace) que dans les contes et légendes qui ont bercé ses protagonistes, et qui portent et donnent du relief au discours politique de l’auteur. Si la forme ultime et maléfique du racisme est représentée par les Ku Kluxes, ces monstres surnaturels, les klanistes, leur version humaine et historique, n’en sont finalement que les prémisses, la représentation d’hommes débordant de haine qui cherchent à en devenir cette incarnation monstrueuse, tandis que l’Horreur suprême, elle n’a finalement que faire de ces alliés de circonstance, elle qui rêve d’asservir l’humanité dans son ensemble.

    P. Djéli Clark, merveilleusement traduit par Mathilde Montier, nous plonge dans ce Sud ségrégationniste et dans cette communauté noire variée par sa connaissance des différents dialectes de ces membres. De l’anglais afro-américain au créole afro-américain-gullah-geechee, il nous montre l’immense variété des langues et le déplacement des populations esclavagisées, des pays d’Afrique aux Caraïbes jusqu’aux différents états continentaux des États-Unis. Le rapport et l’utilisation de ces dialectes ainsi que certains points de vocabulaire, notamment l’utilisation (ou non) du N-word est d’ailleurs très bien expliqué par l’auteur dans un avant-propos fort intéressant.

    Une formidable réussite, donc, qui nous plonge dans l’histoire récente des Etats-Unis et toute son horreur en mettant magnifiquement en avant les cultures afro-américaines et les questionnements politiques du racisme systémique états-uniens.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier
    Éditions L’atalante
    170 pages