Ring Shout, cantique rituel – P. Djèlí Clark

Ring shout

Maryse Boudreaux, Cordelia Lawrence, alias Chef, et Sadie Watkins sont trois jeunes femmes d’une vingtaine d’année apparemment bien sous tout rapport. Sauf que. Déjà elles sont noires, ce qui à Macon, Géorgie, en 1922, est plutôt un problème. Ensuite elles apprécient de se promener armées. Sadie a toujours sa chère carabine à ses côtés, Chef est une spécialiste des explosifs (en savoir-faire ramené de son temps dans les tranchées françaises), et Maryse possède une épée, qui chante et tue les démons. Et les démons qu’elles pourchassent, entourées de la communauté de Nana Jean et des Shouters, ont infiltré le KKK.

Z’avez déjà assisté à un défilé du Klan ?
À Macon, ils ont pas autant de panache qu’à Atlanta. Mais les cinquante mille et quelques habitants de cette ville comptent assez de membres pour qu’ils arrivent à organiser leurs bouffoneries quand l’envie leur en prend.
Cette parade-là, elle tombe un mardi, le 4 juillet -c’est-à-dire aujourd’hui.
Y en a toute une grappe qui se pavanent sur Third Street, attifés de cagoules pointues et de robes blanches, et pas un pour se couvrir la figure. J’ai entendu dire qu’après la Guerre civile les premiers klanistes ils se cachaient sous des taies d’oreiller et des sacs de farine pour faire leurs mauvais coups ; ils allaient jusqu’à se barbouiller la goule manière de passer pour des gens de couleurs.
Notre Klan à nous, celui de 1922, il se fiche bien de se planquer.
Des hommes, des femmes et même des bèbes. Ils baguenaudent là-dehors, tout sourires, comme si qu’ils partaient en pique-nique du dimanche. Ils allument tout plein de feux d’artifice -feux de Bengale, pétards à mèche, fusées et d’autres qui font un bruit de canons. Une fanfare rivalise avec ce tapage et tout le monde en bas, parole, frappe dans ses mains un temps sur deux. Entre les cabrioles et les drapeaux qui s’agitent, on en oublierait presque que c’est des monstres.
Sauf que moi, les monstres, je les chasse. Et je sais en reconnaître quand j’en vois.

Lectrice, lecteur, quel plaisir de retrouver P. Djèlí Clark. Je t’en avais déjà parlé avec le très bon recueil Le tambour du Dieu noir (insérer le lien et le titre ici) qui nous emmenait en Égypte et à la Nouvelle-Orléans pour des aventures fantastiques mêlant avec brio traditions et langues locales. On ne change pas une recette pareille, et Ring Shout nous plonge donc dans le Sud des États-Unis des années vingt, dans toute sa splendeur.

Femme prophétique traumatisée par un drame familiale atroce, Maryse est armée d’une épée magique qui porte en elle les voix des peuples soumis, écrasés, éradiqués. Elle possède le don de voir parmi les humains des monstres. Pas des monstres métaphoriques hein, des vrais, avec des dents, des griffes et des yeux rouges terrifiants. Et ces monstres, dont le dessein ne peut qu’être funeste, n’en doutons pas, se glissent et recrutent dans les rangs du Ku Klux Klan. On distinguera donc les klanistes, membres humains du KKK, et les Ku Kluxes, la version upgradée, démoniaque. Leur arrivée coïnciderait avec la sortie du film Naissance d’une nation, qui aura servi de combustible à la haine qui imprégnait déjà le pays. Maryse est en contact avec des haints, des esprits dont on ne sait pas vraiment quel est leur degré de bienveillance, mais qui la guide dans son combat contre les Ku Kluxes et leur plan de domination du monde.
Avec ses compagnes de guérilla, une ancienne soldate de la 1ère guerre mondiale membre du régiment des Harlem Hellfighters, et une fine gâchette, Maryse chasse les Ku Kluxes. Mais elles sont également accompagnées de toutes une communauté menée par Nana Jean, une Gullah qui organise son petit monde dans cette lutte contre les forces du mal, et Molly Hogan, une scientifique choctaw qui tente de comprendre comment bien se débarrasser des Ku Kluxes. Il y a aussi Oncle Will et son groupe de Shouters, un rituel datant de l’esclavage, qui servait autant à se retrouver qu’à chasser les esprits, et se donner la force de survivre, et Emma, immigrante juive allemande marxiste qui professe l’intersectionnalité des luttes.

On retrouvera ici tous les meilleurs ingrédients d’une fantasy urbaine qui va piocher autant chez Lovecraft (référence ici autant littéraire qu’historique, se profilant comme une autre menace) que dans les contes et légendes qui ont bercé ses protagonistes, et qui portent et donnent du relief au discours politique de l’auteur. Si la forme ultime et maléfique du racisme est représentée par les Ku Kluxes, ces monstres surnaturels, les klanistes, leur version humaine et historique, n’en sont finalement que les prémisses, la représentation d’hommes débordant de haine qui cherchent à en devenir cette incarnation monstrueuse, tandis que l’Horreur suprême, elle n’a finalement que faire de ces alliés de circonstance, elle qui rêve d’asservir l’humanité dans son ensemble.

P. Djéli Clark, merveilleusement traduit par Mathilde Montier, nous plonge dans ce Sud ségrégationniste et dans cette communauté noire variée par sa connaissance des différents dialectes de ces membres. De l’anglais afro-américain au créole afro-américain-gullah-geechee, il nous montre l’immense variété des langues et le déplacement des populations esclavagisées, des pays d’Afrique aux Caraïbes jusqu’aux différents états continentaux des États-Unis. Le rapport et l’utilisation de ces dialectes ainsi que certains points de vocabulaire, notamment l’utilisation (ou non) du N-word est d’ailleurs très bien expliqué par l’auteur dans un avant-propos fort intéressant.

Une formidable réussite, donc, qui nous plonge dans l’histoire récente des Etats-Unis et toute son horreur en mettant magnifiquement en avant les cultures afro-américaines et les questionnements politiques du racisme systémique états-uniens.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier
Éditions L’atalante
170 pages

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