Catégorie : Fantastique

  • Fantaisies guérillères – Guillaume Lebrun

    Nous sommes en l’an de grâce quatorze cents et des brouettes, et la guerre de Cent ans bat son plein. Le royaume de France ne ressemble pas à grand-chose, Charles VI le Fol vrille toujours plus du ciboulot, et entre deux intrigues de cour, on s’emmerde un brin. Yolande d’Aragon, en tout cas, tourne un peu en rond. L’épouse de Louis d’Anjou, homme pieu s’il en est, n’en peut plus de cette guerre interminable et des querelles entre Armagnacs et Bourguignons. Après avoir casé sa fille Marie avec Charles le Dauphin, elle décide de prendre en main la prophétie qui évoque l’arrivée d’une jeune vierge amenant au couronnement dudit Charles futur VII, parce qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même.
    Notre chère Yolande se fait donc éducatrice de quinze pucelles, rebaptisées Jehanne 1, 2, 3… 15, pour enfin faire advenir la prophétie.

    Laisse-moi me présenter comme il se doit :
    my name is Yolande,
    and I am from Aragon,
    née sur les terres du royaume de France quatorze siècles après Jésus-Christ, répandue au sortir du ventre par des hurlements de joie, déjà bien esbardaillée des choses du monde, instruite en diableries, quatre fois reine, deux fois comtesse, dame de Guise, duchesse et maîtresse incontestée de mes sujets hérités de mienne épopée angevine, mariée à Louis, dit Loulou, belle-mère et liée par le sang au Grand Bastard de France, je me montre si douce avec lui qu’il me nomme tantine. Alors que j’étais enfin en âge de pouvoir sécher les vêpres, une grande guerre civile s’est déclenchée. Sache que c’est pur hasard si je me tiens du côté des Armagnacs plutôt que celui des Bourguignons. J’eusse pu être en inverse et le vivre aussi bien. Nonobstant, il faut reconnaître que tout avait mal commencé pour les gens de la classe mil trois cents quatre-vingts. Car, bien avant la scission fatale dont je te parle, le royaume était plongé et jusqu’à l’aine en grande bataille. Contre les traîtres d’ascendance englishoise. Eux aussi héritiers du trône de France, par directe lignée d’Isabelle la Louve, en survivance des roys maudits, et voulant comme tout le monde leur place au banquet : ce qui donna lieu à quatre-vingts-dix ans de négociations outre-Manchettes à coups de flèches et d’épées.

    Nous voilà donc avec une duchesse pas piquée des hannetons, quinze Jehanne en gestation et des conflits et intrigues en veux-tu en voilà. Et si tu savais, lectrice, lecteur, ma dulcinée, ce qui t’attend, tu n’en croirais pas tes mirettes. Alors accroche-toi à tes chausses et reprends du café.
    Je ne veux pas t’en dire trop sur l’intrigue générale de ce roman décoiffant (#cliché1) parce que je ne suis pas comme ça, je veux que tu vives toi aussi cette incapacité à poser ce livre devant la folie de cette histoire. Pas de raison que je sois la seule avec des cernes, bordel.

    C’est un sacré tableau que nous dresse l’auteur, de ce début de XIVème siècle que l’on voit souvent très austère et morne (et masculin, hein). Yolande d’Aragon se joue des conventions pour mener à bien ses plans, Jehanne future d’Arc se pâme devant les poitrines corsetées (ou pas, d’ailleurs), des soldats tombent en amour entre eux et les hommes de pouvoir n’ont guère dans le cerveau que de la confiture, probablement empoisonnée, d’ailleurs, par notre chère Yolande.

    Guillaume Lebrun nous embarque donc dans une relecture complètement barrée (#cliché2) de l’histoire de Jeanne d’Arc, personnage figé et complexe s’il en est, d’une manière absolument formidable. Tu le constates toi-même avec cet incipit, il commence par nous proposer une langue fort peu commune, mélangeant anglicisme, ancien français et argot contemporain. Aussi originale que musicale, cette langue tisse le rythme du récit et nous entraîne dans la sarabande endiablée de l’épopée jehannesque de Yolande et sa troupe de prophétesses en devenir. Pas radin sur les clins d’œil, il parsème le tout de références culturelles improbables, et réussit le tour de force de ne pas nous perdre ni nous lasser et d’intégrer parfaitement le tout à la trame globale de son histoire.

    Roman foutraque (#cliché3), féministe, queer, amoureux des genres et profondément historique, Fantaisies guérillères donne à notre Jeanne nationale un visage autre que borgne et rend à Yolande d’Aragon sa place dans l’histoire de France. Alors ne boude pas ton plaisir, lectrice, lecteur, ma très chère, et plonge dans la guerre de Cent ans la bave aux lèvres, la poitrine nue et la lame acérée !

    Christian Bourgois
    320 pages

  • Le chien noir – Lucie Baratte

    Il était une fois une jeune fille de 16 ans, la princesse Eugénie, fille du roi d’un puissant royaume. Son père, le terrible roi Cruel, était un homme tyrannique et violent. Un beau jour, il décide de la marier au mystérieux roi Barbiche, seigneur d’une contrée lointaine. La jeune Eugénie part avec son nouvel époux, un homme aussi flamboyant que sombre, à la barbe noire bestiale et fournie et aux yeux de feu. En chemin, au cours d’un terrible orage qui fait trembler la forêt, elle sauve un jeune chien noir, qui deviendra son compagnon dans sa vie de malheur et de solitude.

    Il était une fois, une fois plus vieille, une fois plus sombre, dans un pays forcément très loin d’ici, un roi si cruel qu’on le croyait descendant d’un ogre. Il avait épousé une femme belle et froide comme la nuit qui lui avait donné une fille belle et gaie comme le jour. Puis la reine mourut, succombant paraît-il aux méchancetés de son mari.
    Bien des années après ce drame, la petite princesse était devenue jeune fille. L’éclat de sa beauté troublait tous ceux qui s’attardaient à la contempler. De longs cheveux d’un noir intense, lisses, lourds et épais, entouraient un visage ovale aux lignes pures. Ses yeux, comme ceux des grandes héroïnes, vous contaient le monde dans ses reflets vert et or. Un sourire, et le rose de ses joues attirait votre attention sur l’exquise douceur promise par la finesse de sa peau. Et c’est dans ce même instant que vous baissiez le regard, gêné par votre curiosité à la vue de la grande tache ténébreuse qui coulait, régulière, le long de son visage, de l’œil gauche au bas de la joue.

    Nous les connaissons toutes et tous, ces contes, ces histoires racontées encore et encore, dans leur version Andersen/Perrault/Grimm/Disney. Leurs rebonds, leurs ressorts n’ont plus de secrets pour nous, ce qui fait de l’exercice de leur réécriture quelque chose d’aussi amusant que risqué.
    Lucie Baratte reprend ici en grande partie Barbe-Bleue, mais aussi un peu de La Belle et la Bête. Allons à l’essentiel, j’ai été presque tout à fait convaincue, si ce n’est la fin, qui m’a laissé sur la mienne. Je ne te dévoilerai rien ici, lectrice, lecteur, mon doux rêve, mais j’ai espéré jusqu’au bout un dénouement qui n’irait pas dans ce sens-là, justement, pour la tendre Eugénie. Une issue libérée de tout homme et elle-même seule héroïne de sa propre liberté. C’est un parti-pris, faisons donc avec.
    Une fois cela dit, il serait à mon avis dommage de se priver de cette lecture, car le texte est absolument superbe. Lucie Baratte connaît ses contes sur le bout des doigts et reprend avec souplesse et délectation leurs rythmes, leurs tics et leurs archétypes. On trouvera d’autres références, toutes amenées avec malice et intelligence : qui la reconnaît s’en amusera, et qui non ne s’en trouvera pas lésé. Les quelques anachronismes glissés ça et là le sont également avec beaucoup de justesse et sans trop en faire, la beauté du geste servant tout autant le sens du récit et ajoute même un nouveau niveau à cette réinterprétation.
    Tout cela nous est conté avec une langue d’une noirceur poétique incroyable. Les mots et les phrases se murmurent à nos oreilles, confidences sombres et envoûtantes d’histoires oubliées à force d’être répétées et qui se réveillent à l’appel de la formule incantatoire bien connue Il était une fois.

    Une belle réécriture qui déroule toute la palette des noirs, de la nuit au charbon en passant par la Chine et le corbeau, un conte de fée gothique et moderne raconté dans le souffle d’une mélopée fascinante.

    Éditions du Typhon
    185 pages

  • Les vilaines – Camila Sosa Villada

    Dans le parc Sarmiento de Córdoba, quand le soleil se couche et la lune s’allume derrière les arbres, on entend des clic-clac, des rires, des sifflements, des gémissements et des coups, des cris, des pleurs. La nuit, le parc appartient aux prostituées trans de la ville. Parmi elles, Camila, qui a fui son village de province pour enfin naître à elle-même et vivre au milieu de sa nouvelle famille de trans, ses sœurs, toutes arrivées là avec leurs bagages, leur(s) histoire(s) et leurs bleus qu’elles cachent sous un maquillage éclatant. Elles vivent dans la grande maison rose de tante Encarna, la mère de toutes les trans du parc. Âgée de 178 ans, une poitrine gonflée à l’huile de moteur et le corps comme une carte routière de la violence argentine, la tante veille sur son troupeau et accueille les brebis égarées. Un soir, dans le parc, au milieu des arbres, des grottes, des seringues et des capotes, ce sont des cris différents qu’attrape l’oreille aiguisée de tante Encarna. Blotti dans les buissons, sous les ronces, c’est un bébé qui pleure.

    La nuit est profonde : il gèle dans le parc. De très vieux arbres qui viennent de perdre leurs feuilles semblent adresser au ciel une prière indéchiffrable, mais essentielle pour la végétation. Un groupe de trans fait sa maraude. Elles sont protégées par la futaie. Elles semblent faire partie d’un même corps, être les cellules d’un même animal. C’est comme ça qu’elles bougent, comme si elles formaient un troupeau. Les clients passent dans leurs voitures, ralentissent quand ils voient le groupe, et, parmi les trans, en choisissent une qu’ils appellent d’un geste. L’élue accourt. C’est comme ça que ça se passe, nuit après nuit.
    Le parc Sarmiento se trouve au cœur de la ville. C’est un vaste poumon vert, avec un zoo et un parc d’attraction. La nuit, les lieux deviennent sauvages. Les trans attendent sous les arbres ou devant les voitures, elles promènent leurs charmes dans la gueule du loup, devant la statue de Dante, la statue historique qui donne son nom à l’avenue. Chaque nuit, les trans surgissent du fond de cet enfer, mais personne n’écrit à ce sujet, elles jaillissent afin de faire renaître le printemps.

    La tante Encarna emportera ce petit enfant dans son sac à main. Il sera baptisé Éclat des Yeux. Les trans, elles, continuent leurs vies, avec ce petit être improbable en plus et une tante Encarna habitée par son nouveau rôle de mère.
    Camila va nous présenter toutes ces filles en talons, robes moulantes et armures de fer. Elle va aussi nous raconter son histoire. Touche par touche, elle nous révèle une photographie sur laquelle les passants bien-pensants les regardent les yeux en feu et la bave aux lèvres ; sur laquelle les clients ont la main à la braguette, le cœur brûlant et le pied leste ; sur laquelle la sororité n’est pas juste un concept, mais une question de vie et de mort, aussi. La jeune María, sourde-muette, Natalí la louve-garou, Laura la femme enceinte, la seule née femme du groupe. Il y a aussi les Hommes sans Tête, arrivés meurtris par la guerre d’un pays lointain et qui errent, inoffensifs et perdus. Et Camila, donc, qui a laissé derrière elle un père alcoolique et une mère écrasée par son absence de place. À Córdoba, elle va étudier, et faire le trottoir. Elle raconte sa part de coups, des coups de chance, des coups de foudre et des coups de couteau, la maison rose de tante Encarna, la magie de Machi Trans, prêtresse de toutes les trans. Elle nous parle d’amour, de haine, de douleur, de repossession, de (re)naissance et de vie.

    On se doute que dans ce roman, la part autobiographique est grande. La vie de Camila Sosa Villada aurait pu trouver une incarnation dans un personnage d’Almodóvar. Mais elle est née en Argentine, et son histoire se pare de réalisme magique, de poésie et de mystère. Sur la crête d’une vague incessante, on glisse d’un morceau de vie à l’autre, la légèreté de certains moments balayée brutalement par le goût du sang qui coule entre les dents. Il y a beaucoup d’amour et de lucidité dans le roman de Camila Sosa Villada, beaucoup de tristesse et malgré tout, toujours, une grande rage d’espérance.

    Sous le patronage de la Difunta Correa, les trans du parc Sarmiento de Córdoba, tante Encarna et Éclat des yeux savent que chaque jour de plus est un miracle qui peut s’évaporer dans un souffle dont on ignorait qu’il serait le dernier.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
    204 pages
    Éditions Métailié

  • Les tambours du dieu noir – P.Djèlí Clark

    La Nouvelle-Orléans, 1880 (à peu près). Alors que la guerre de Sécession ne cesse pas vraiment, la Nouvelle-Orléans bénéficie d’un statut de territoire indépendant sur lequel l’esclavage n’a plus cours.
    La jeune LaVrille (Jacqueline, pour les taquins), orpheline de 13 ans, vit dans les rues de la ville en faisant délicatement les poches des passants. Un beau jour, elle surprend la conversation de soldats Confédérés et comprend que ceux-ci tentent de mettre la main sur une arme terrible : les tambours du dieu noir. C’est une course contre la montre qui va commencer pour LaVrille, Ann-Marie, la belle capitaine de dirigeable et sa troupe, pour arrêter les Confédérés avant qu’il ne soit trop tard.

    La Nouvelle-Orléans dort jamais, disait ma maman. Comme si la ville savait pas comment faire. Pour s’en mettre plein les mirettes, il suffit de prendre le funiculaire et de grimper au sommet d’un des grands murs, là où les dirigeables viennent s’amarrer toutes les heures. Ces immenses murailles de métal font le tour de la Big Miss. De là-haut, on voit la Nouvelle Alger sur la rive ouest, avec ses chantiers navals asphyxiés de fumées d’usine où les ouvriers grouillent comme des fourmis au milieu des squelettes de navires en construction. A l’opposé, y a les quartiers du centre-ville, piquetés de lampes à gaz qui scintillent comme des étoiles. On aperçoit le Mur est, près du lac Borgne, et celui au nord qui s’étire comme un croissant de lune autour du marais Pontchartrain – que la plupart des gens surnomment la Ville Morte.

    La Vrille est une jeune aventurière comme on les aime : vive, indépendante, connaissant les bas-fonds et les milieux interlopes de sa ville, et surtout la tête pleine de rêves. Frêle silhouette dansante dans les rues de Crescent City, elle ne craint rien que de devoir porter des jupes à froufrous, les soldats Confédérés, et les tempêtes noires. Car en plus des ouragans et autres cyclones, la Nouvelle-Orléans essuie une fois l’an des tempêtes terribles et quelque peu divines, écho incessant d’une arme utilisée par Haïti pour mettre en déroute les armées napoléoniennes vengeresses, les tambours de Shango, le dieu noir.
    Apprenant donc de manière fortuite les intentions des Confédérés, elle file mettre en branle son réseau et c’est accompagné d’Ann-Marie St Augustine, capitaine du dirigeable des Isles Libres Le détrousseur de Minuit, et son équipage, d’un réseau de nonnes surprenantes et d’Oya, la déesse des tempêtes arrivée d’Afrique avec ses ancêtres et qui lui tient compagnie, qu’elle tentera de sauver la Nouvelle-Orléans, et le monde !

    La Nouvelle-Orléans, de la magie, du steampunk, un bout de vaudou et des dirigeables, que demande le peuple ? Et bien pas grand-chose de plus, car cette novella va au bout des attentes qu’elle nous faisait ! Une histoire très bien menée, des personnages attachants et très bien posés en quelques lignes, un univers original et une écriture qui mêle créole caribéen et parler des rues néo-orléanaises. En une quatre-vingtaine de pages, P. Djèli Clark nous déroule son histoire avec vivacité, efficacité et sans fausse note. On se délecte de la traduction qui nous fait profiter de ce mélange des langues.

    Cette novella est suivie d’une autre, qui nous plonge dans une toute autre atmosphère, avec néanmoins quelques similitudes. L’étrange affaire du djinn du Caire nous emmène au début du XXème siècle dans une Égypte qui a vu revenir tout un tas d’êtres fantastiques parmi les humains. Agente du ministère de l’alchimie, des enchantements et des entités surnaturelles, Fatma el-Sha’arawi enquête sur la mort d’un djinn. Tout pousse à croire au suicide, mais divers éléments vont la pousser à chercher plus loin, et lever le voile sur une machination démoniaque.
    On retrouve ici, comme dans la précédente nouvelle, une bonne poignée de steampunk et de magie. L’arrivée de ces créatures puissantes a transformé le pays, lui donnant une nouvelle place dans le monde. La fusion des traditions locales, religieuses et folkloriques s’équilibrent parfaitement et notre protagoniste, Fatma el Sha’arawi, est posée en quelques lignes, forte, indépendante et moderne, une vision adulte, peut-être de ce que deviendra LaVrille ?

    Avec ces deux novellas, P. Djèlí Clark investit deux régions et cultures peu explorées et nous propose des histoires efficaces et prenantes peuplées de personnages attachants et d’idées magiques ! Une belle découverte qui en appelle d’autres ^^

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier
    L’Atalante
    137 pages

  • Nuit couleur larme / The black holes – Borja González

    Cristina, Gloria et Laura, trois copines d’une ville ennuyante, montent un groupe de punk. Bien dans l’esprit, aucune d’elles ne sait jouer d’un instrument. Passionnée par Stephen Hawking, Laura baptise le groupe Black Holes et en compose les paroles, obscures et impénétrables.
    Pendant ce temps (ou pas… ou si ?) au XIXè siècle, la jeune Teresa tente tant bien que mal de se dresser contre les conventions sociales et se passionne pour l’écriture de nouvelles et poèmes fantastiques et horrifiques.

    Teresa tient une librairie spécialisée dans l’occultisme et la magie dans une ville particulièrement insipide. Elle semble n’avoir qu’une cliente récurrente, la jeune Matilde, qui lui tape un peu sur les nerfs d’ailleurs. Un soir, elle s’enfonce dans les profondeurs de la forêt pour y invoquer un démon. C’est la démone Laura, qui s’incarne, quelque peu déçue de ne pas être au Japon, et lui propose de réaliser un de ses vœux. Mais Teresa ne sait pas vraiment ce qu’elle veut.

    J’aime beaucoup flâner à la bibliothèque pour les bandes dessinées. N’y connaissant pas grand-chose, j’y trouve toujours des œuvres intrigantes et que je n’aurais pas forcément tenté autrement (en bref : vive la bibliothèque !). C’est donc forte de cette promesse de mystère que j’ai emprunté d’abord Nuit couleur larme (franchement, un titre pareil, ça s’emprunte forcément), puis The black holes de Borja González, et que je t’en parle conjointement aujourd’hui.

    Je ne sais pas exactement quels sont les liens volontaires entre ces deux albums, je n’ai pas tant cherché parce que ça me plaisait de les tisser moi-même.

    Je peux déjà te parler, lectrice, lecteur, ma nuit, de ces très beaux dessins. Les deux albums ont comme particularité de ne pas nous proposer de visages pour les protagonistes. Aucune de nos héroïnes n’a de traits, nous les reconnaîtrons par leurs vêtements, leurs attitudes, leurs cheveux, leur caractère… Pour autant, si cela surprend au premier abord, très rapidement ces expressions, ces visages, nous les imaginons, les créons, ou nous en détachons. Les planches sont très simples, les décors ont un côté dépouillé qui vient renforcer l’impression d’étrangeté qui se dégage au fil des histoires, et l’auteur joue sur les couleurs pour nous emmener d’une ambiance à une autre, d’une temporalité à l’autre.

    La Teresa qui tente d’échapper à son destin pour écrire ses histoires fantastiques est-elle la même que celle qui tient une librairie occulte et écrit un fanzine d’horreur ? Laura la démone pourrait-elle être Laura la punk ? Et Cristina, la jeune femme dont on apprend la disparition au début de Nuit couleur larme, serait-elle l’amie de Gloria et Laura, la troisième des Black Holes ? Beaucoup de passerelles entre les temps, entre les cieux, entre les tomes se dessinent sur ces deux albums. Prise individuellement, chaque histoire porte son lot d’étrangeté et de poésie. Nuit couleur larme nous propose de rentrer doucement dans la vie de Teresa et cette tristesse agressive qu’elle ne parvient pas à éclairer. Est-elle à la recherche de sa place dans un monde qui n’est pas complètement le sien ? The black holes oscille entre la fougue d’un trio blasé et la peur d’une jeune femme étouffée, enfermée. Borja González raconte l’isolement, la solitude, l’incompréhension. Mais aussi l’art, les liens, la force des deux. Les racines s’emmêlent et se mêlent aux rues, pour mieux dissimuler les créatures, humaines ou autres, qui observent et dansent la valse qui se déroule dans ces bois.

    Si les histoires, quelque peu obscures, peuvent être perturbantes, je t’invite malgré tout à t’y laisser aller, te laisser porter. D’une part par les dessins et l’atmosphère envoûtante qui s’en dégagent, et d’autre part pour la poésie, le mystère, justement, ce sentiment d’incertitude, dont l’ombre nous montre en filigrane les points de convergence entre les vies, entre les temps, entre elles et nous.

    Traduit de l’espagnol par Christilla Vasserot
    Dargaud
    122 pages / 142 pages

  • Eltonsbrody – Edgar Mittelholzer

    Mr Woodsley, jeune peintre londonien, arrive à La Barbade pour quelques jours et quelques tableaux. Mais devant l’affluence des hôtels de la côte, il lui est proposé de se faire loger chez l’habitant. L’habitante, en l’occurrence, puisqu’il va toquer à la porte de Mrs. Scaife dans la grande et imposante demeure d’Eltonsbrody, sise en haut d’une colline balayée par les vents.
    La vieille et veuve Mrs. Scaife est ravie de son nouvel hôte, lui-même comblé de cette hôtesse excentrique mais adorable. Jusqu’à cette étrange soirée, pendant laquelle le comportement de la vieille dame prend une pente glissante et inquiétante, marquant le début d’événements mystérieux et terrifiants. Elle tient des propos au mieux provocateurs, voire menaçants, des odeurs étranges envahissent certaines pièces de la maison, le vent, qui déferle constamment sur cette colline, semble se glisser sous les portes, entre les pieds des chaises et jusque dans les jambes des pantalons. Les cinq domestiques de Mrs Scaife s’alarment eux aussi de ces phénomènes et de l’attitude de leur maîtresse. Et lorsqu’un drame arrive, tous pressentent que ce n’est que le début…

    J’ai lu nombre d’histoires horrifiques, tant factuelles que fictionnelles. Pour ces dernières, j’ai constaté que l’auteur manipulait généralement les faits de manière à ce que ses lecteurs puissent attendre la fin confortablement, assurés que tout tournerait bien pour les protagonistes probes et vertueux. En dépit de l’ambiance lourde et indigeste, en dépit de l’horreur sombre et ignoble menaçant tout le monde, les Bons s’en sortiront sains et saufs, tandis que les Mauvais seront justement châtiés. J’aimerais m’apprêter à écrire une histoire de ce genre – ce n’est malheureusement pas le cas. Les événements que je suis sur le point de relater pourraient constituer une fiction véritablement terrifiante, et, si j’étais bon journaliste (ou, mieux encore, romancier), je pourrais la colorer joliment et y adjoindre pléthore de frissons, puis réarranger les situations afin que les Bons et les Vertueux s’en sortent non seulement sains et saufs, mais puissent également vivre heureux et avoir beaucoup d’enfants.

    Une maison isolée et proche d’un cimetière qui craque sous les assauts du vent, des pièces fermées à clef, des traces dans la poussière et une vieille dame au sourire barbouillé de folie, tout est là pour nous faire passer quelques heures assez inquiétantes ! Le narrateur, Mr Woodsley, nous raconte a posteriori son séjour à La Barbade et cette rencontre avec l’horreur et la démence, lorsqu’il comprend doucement que son hôtesse pourrait bien être au mieux une folle inquiétante, au pire une meurtrière assumée. Sans jamais se laisser démonter et avec l’aide des domestiques, il va tenter de rassembler toutes les pièces du puzzle (et leurs os), de la mort du défunt mari une dizaine d’années plus tôt à cette odeur de formol et cette attente impatiente de la tragédie qui électrise toute la maisonnée.

    Et si nous creusions, grâce aux éléments biographiques, un peu sous ce (très bon) vernis gothique qui marche formidablement. En bonne trouillarde (tu l’aurais peut-être remarqué, lectrice, lecteur, ma passion, je suis facilement impressionnable) je regardais d’un mauvais œil mes volets cogner contre le mur tandis que je progressais dans ma lecture.
    Edgar Mittelholzer, nous explique la note des éditeurs, est un écrivain né au Guyana au début du XXème siècle, d’un père d’origine européenne et d’une mère créole à la peau claire. Lui naîtra avec la peau sombre, trop sombre pour l’époque. Il finira par quitter les Caraïbes pour Londres, où il rencontrera Leonard Woolf (le mari de), qui l’aidera à être publié, et deviendra ainsi le premier auteur caribéen à connaître le succès au Royaume-Uni. Il se suicidera en 1965.

    La vielle Mrs Scaife, blanche et pauvre, est la veuve du défunt Dr Scaife, noir et riche. Ce mariage de raison et d’amour donna un enfant, Mitchell, qui épousa une créole portugaise et eut un fils, Gregory. L’amour que porte Mrs Scaife à son petit-fils n’a d’égal que l’aversion qu’elle éprouve envers son fils et sa belle-fille. On peut retrouver dans ce portrait quelque chose de la vie de Mittelholzer, rejeté par ses parents car né trop noir alors que son ascendance lui permettait d’être plus blanc, plus présentable. On retrouve dans la société barbadienne décrite par l’auteur la ségrégation raciale bien ancrée de l’époque et les conséquences sociales qui en découlent. Les barbadiens sont pauvres, sans éducation et infantilisés, et la nuance des peaux cloue définitivement aux barreaux de l’échelle sociale.

    La mer caraïbe et les brises océanes charrient avec elles une odeur de putréfaction dont Mittelholzer n’a jamais pu se débarrasser et qu’il instille dans ce roman. Sous cette excellente couche de mystère et d’horreur surnaturelle, une autre horreur pointe, extrêmement réelle et infiniment plus meurtrière.

    Traduit de l’anglais (Guyana) par Benjamin Kuntzer
    Éditions du Typhon
    258 pages

  • Le serpent – Claire North

    Il existe, au cœur de la Sérénissime, une ancienne maison appelée Maison des Jeux. Les joueurs qui y entrent peuvent y perdre menues et grandes fortunes sur diverses tables de la Basse Loge. Certain·es, très peu, sont invité·es à rejoindre la Haute Loge. Là, le jeu est différent, et les enjeux plus grands.

    Thene, fille d’un marchand et d’une Juive, a fait un mariage bien peu heureux. Son époux Jacamo, frivole et joueur, dilapide la fortune de sa femme et la traite au mieux comme une inconnue, au pire comme la source de ses malheurs. Il l’emmène un jour avec lui à la Maison des Jeux. Tandis qu’il se ridiculise et boit, Thene joue. Remarquée, elle est invitée à rejoindre la Haute Loge où lui est proposé de prendre part à une partie dont l’enjeu pour les pions est le contrôle de la ville.

    1.
    La voilà enfuie, la voilà enfuie. Le denier tourne et la voilà enfuie.

    2.
    Venez.
    Observons ensemble, vous et moi.
    Nous écartons les brumes.
    Nous prenons pied sur le plateau et effectuons une entrée théâtrale : nous voici ; nous sommes arrivés ; que fassent silence les musiciens, que se détournent à notre approche les yeux de ceux qui savent. Nous sommes les arbitres de ce petit tournoi, notre tâche est de juger, restant en-dehors d’un jeu dont nous faisons pourtant partie, pris au piège par le flux du plateau, le bruit sec de la carte qu’on abat, la chute des pions. Pensiez-vous être à l’abri ? Croyez-vous représenter davantage aux yeux du joueur ? Croyez-vous déplacer plutôt qu’être déplacé ?
    Comme nous sommes devenus naïfs.

    Entrer dans ce livre, c’est soulever une lourde tenture de velours qui donne sur une pièce immense, toute de marbre et de colonnes, de rideaux et d’ombres baignant dans des volutes de brume. Une narratrice (ainsi en ai-je décidé en entamant le livre) nous guide dans cette histoire, témoin distant que nous sommes, et nous présente les personnages, les décors, le contexte. Les règles d’un jeu grandeur nature et très réel dans lequel nous allons accompagner Thene comme son ombre, nous glissant avec elle dans les recoins de la ville, l’observant depuis l’autre rive se battre et sinuer. Elle va jouer pour un autre, mais aussi et surtout pour elle, sa fierté, sa liberté, autant d’enjeux sans doute beaucoup trop grands, car comme le lui dit Argent lors de son arrivée à la Maison des Jeux « Au nom du ciel ne jouez pas pour le plaisir, pas encore ; pas alors qu’il existe tant d’enjeux moins important en lesquels investir »

    Pour gagner sa partie, Thene va être munie de cartes de tarot lui permettant de faire appel à d’autres personnes qui pourront lui apporter soutien et informations. Des personnes endettées d’une manière ou d’une autre auprès de la Maison des Jeux et qui peuvent y laisser la vie, si leur joueur place un mauvais coup. Jeu dans le jeu, Thene sent que sa place même dans la partie est un morceau d’une autre, qui se déroule ailleurs.

    Avec cette magnifique novella sur les manipulations politiques et les jeux de pouvoir, Claire North sait non seulement tisser son intrigue avec une finesse tranchante mais aussi nous y plonger par cette narration qui s’adresse directement à nous et nous place dans ce rôle étrange d’arbitre d’un jeu de pouvoir dont les règles se dévoilent au fur et à mesure que le jeu se déroule.
    Une novella qui entame superbement ce qui devrait être une trilogie passionnante !

    Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Michel Pagel
    Le Bélial
    154 pages

  • Ormeshadow – Pryia Sharma

    Le jeune Gideon Belman grandit à Bath avec ses parents, John et Clare. La ville, moderne et culturellement bouillonnante apporte à la famille la richesse intellectuelle et une certaine sophistication. Mais John, secrétaire particulier, est contraint de quitter son poste. Il emmène donc sa famille sur sa terre de naissance, dans la ferme d’Ormesleep. L’endroit est régi par Thomas, le frère de John, un homme dur, violent et fourbe. Dans cette nouvelle vie rude et brutale, Gideon trouvera une échappatoire dans les légendes familiales.
    Car Ormesleep et sa région, Ormeshadow, tiennent leurs noms de l’Orme, un promontoire rocheux qui plonge dans la mer. La légende dit que l’Orme est une dragonne endormie, sous bonne garde de la famille Belman, et qui s’éveillera le moment venu.

    Ce fut à cause du vieux gibet que commença la dispute, à plus de dix lieues d’Ormeshadow.
    Le point de départ du voyage était la glorieuse ville de Bath.
    « Pourquoi devons-nous partir ? demanda Gideon à son père.
    -Oui, s’interposa sa mère. Explique à Gideon les raisons de notre départ.
    -Nous allons nous installer chez mon frère, dans sa famille, à Ormeshadow.
    -Mais…
    -Gideon, le voyage sera long. Du calme, fils.
    -Effectivement, ajouta Clare. N’en parlons pas ».

    Ce furent les derniers mots que prononcèrent les parents de Gideon avant l’arrivée au gibet. Le garçon avait l’habitude des silences entêtées de sa mère et ne s’en inquiéta pas, en dépit de leur proximité sur la banquette de la diligence bondée. Les coussins étaient si aplatis, si élimés qu’ils n’offraient guère de confort dans le véhicule bringuebalant.
    Gideon sentit le bras de son père lui entourer les épaules, pour atténuer les secousses.
    « Je te montrerai l’Orme quand nous serons arrivés.
    -L’Orme ?
    -C’est un terme en vieil anglais qui signifie ver, ou dragon.
    -Les dragons n’existent pas.
    -Tu en es sûr ? »

    La collection Une heure-lumière du Bélial fourmille de trésors dans des écrins sublimes (vive Aurélien Police^^). Ormeshadow en fait sans aucun doute partie. Dans ce court roman, Priya Sharma réussit non seulement à nous proposer une Angleterre double, partagé entre une urbanité cultivée et intellectuelle et une vie rurale rude et austère, des personnages forts et profonds, le tout baignant dans la lumière trouble d’une légende perdue mais qui a laissé derrière elle quelques braises, dans le paysage, dans les mémoires, dans les maisons. La violence quotidienne, qu’elle soit verbale, psychologique ou physique, infligée par l’oncle Thomas à celles et ceux qui vivent sous son toit a posé une chape de plomb sur la vie de Gideon, précédemment rythmée par la douceur de son père et sa passion pour les livres et la culture. Alors qu’il rêvait pour son fils d’une vie riche et de grandes études, sa brutale chute sociale entraîne avec elle ses espoirs. Gideon, garçon discret mais perspicace, tente de faire profil bas et de comprendre ce qui se joue entre les 4 adultes qui forment désormais son foyer : Thomas le tyran et sa femme Maud, éteinte et soumise, John le doux idéaliste et Clare, emplie de ressentiments envers son mari. Entre eux, l’Orme et sa légende, synthèse de leur vision du monde et de leurs rêves, se dresse, immobile, immuable, en attendant son éveil.

    Une novella sombre nimbée d’une aura poétique superbe qui mêle avec brio un tableau de l’Angleterre victorienne dans son désenchantement et la beauté crépusculaire d’une légende presque arthurienne, salvatrice, dernier phare d’espoir sur le chemin d’un jeune garçon devenant adulte.

    Traduit de l’anglais (britannique) par Anne-Sylvie Homassel
    Le Bélial
    173 pages

  • Le jardin des silences – Mélanie Fazi

    Une belle-mère dangereuse, un tunnel qui apparaît mystérieusement au milieu d’une route, un jardin qui remue les souvenirs, des corneilles de Noël, des automates plus désirables que des humains, des dragons assassinés, un dieu à marier, et du givre paralysant…

    Voici, tout en vrac insensé, quelques éléments des douze nouvelles qui composent le recueil Le jardin des silences. Ces nouvelles portent toutes le miroir des pensées et ressentis intimes de leurs protagonistes. Du conte classique au conte gothique, Mélanie Fazi visite un large éventail de la littérature fantastique et nous présente douze histoires, douze portraits de femmes (principalement), d’hommes et d’enfants confrontées à une déchirure ou un changement dans leur quotidien.
    On y retrouve des éléments emblématiques du genre, comme l’humanisation d’automates, l’apparition de lieux mystérieux dans le quotidien, l’image du double ou encore l’irruption de créatures étranges, bien évidemment.

    « Petite, les visites du Ferme-l’œil m’intimidaient. Perché au bord de mon lit ou sur ma table de chevet, il racontait des histoires aussi prenantes que dérangeantes ou m’entraînait dans des promenades dont je ne savais ensuite si je les avais rêvées. Il les avait peut-être simplement semées dans ma tête en agitant un grand parapluie couvert d’images mouvantes. Au matin, il m’en restait des impressions tenaces. Des visions oniriques, des jeux de langages, des récits où princes et princesses triomphaient d’épreuves insensées.
    Ses histoires étaient parfois cruelles. J’ai appris depuis que la vie sait l’être aussi. »

    Swan le bien nommé

    Baignant dans une noire mélancolie, les personnages se débattent avec leurs peines, leurs regrets, leurs doutes et leur fragilité. Que ce soit un père gérant tant bien que mal la relation avec sa fille suite à son divorce, une jeune femme luttant contre la violence de son passé, ou cette autre, dépossédée petit à petit de sa vie, les relations familiales, le lien à l’autre, le lien à soi sont prédominants et emmènent les personnages dans les situations les plus périlleuses. Il faudra alors choisir, accepter, se confronter à l’incompréhensible, trouver les ressources et la force pour survivre, comprendre, ou se laisser entraîner dans l’obscurité.

    Quelques éclats de lumière s’échappent, avec Un bal d’hiver ou encore L’arbre et les corneilles, qui racontent les traditions, le deuil et le changement avec une émotion lumineuse. La superbe L’été dans la vallée, également, sur la détermination et les sacrifices parfois nécessaires à l’émancipation et la liberté, et la nouvelle finale, Les trois renards, texte musical dur et rayonnant sur l’isolement, la reconstruction. L’autrice nous propose également une immersion plus fantasy, avec Les sœurs de la Tarasque, dans laquelle de jeunes lycéennes attendent de savoir laquelle d’entre elles sera choisie par le dieu Dragon.

    « J’ai toujours préféré la dissonance à l’harmonie. Il peut naître de si belles choses du chaos. »

    Les trois renards

    Avec des postulats de départ parfois très simples, l’autrice déploie des merveilles et montre toutes les possibilités, sans fin, du fantastique. Le changement de vie, les moments de transition, le rapport au passé, au futur et au présent sont autant de moments parfois brutaux qui nous attrapent et nous tirent vers des monstres chimériques ou des endroits sombres et sans repères. Elle créé en peu de mots des atmosphères uniques, donnant à chaque nouvelle une saveur particulière, une musique personnelle qui nous trottera dans la tête une fois l’histoire terminée et ramènera avec elle son cortège de sensations et d’images.

    Un excellent recueil, donc, qui montre la vaste palette et le grand talent dans cet art merveilleux et fin de la nouvelle de Mélanie Fazi.

    Ici, la chronique de L’année suspendue, texte autobiographique incontournable de Mélanie Fazi!

    Folio SF
    320 pages

  • Notre part de nuit – Mariana Enriquez

    Juan quitte précipitamment Buenos Aires avec son fils Gaspard, 6 ans. Nous sommes en 1981 et les dictatures militaires se succèdent en Argentine. Mais c’est un autre danger que tente de parer Juan. Médium, il œuvre pour une société occulte qui vénère une divinité ténébreuse, l’Obscurité, que lui seul parvient à invoquer. Et il le sait, son fils a lui aussi ce terrible don. Il sait aussi la vie que cela lui réserve : souffrance, dépossession, exploitation, et comme seule libération une mort précoce.
    Atteint d’une grave maladie cardiaque et sentant constamment le souffle froid de la mort sur sa nuque, Juan veut à tout prix protéger son fils de l’enfer qui lui tend les bras s’il devait un jour le remplacer. C’est un bras de fer qui s’engage entre le père et l’Ordre, qui est prêt à tout pour garder sa puissance et obtenir la promesse de l’Obscurité : la vie éternelle.

    Cet Ordre, pourtant, c’est aussi un peu sa famille. Après avoir été acheté à ses parents par l’une des familles dirigeantes, les Reyes-Bradford, il épousera Rosario, leur fille unique. Puissants propriétaires terriens, piliers du capitalisme argentin proches de la junte militaire, exploitants de maté et exploiteurs des populations locales guaranis, les Reyes-Bradford manœuvrent d’une main de fer dans un gant de chair sanguinolente l’Ordre, aux côtés de Florence Mathers. Dans leur sillage, une traînée sombre de corps et de disparitions. Juan les connaît donc intimement, mais peut aussi compter sur certains alliés. Reste à voir si lui, l’ombre planante de sa femme morte dans des circonstances bien suspectes, leur fils Gaspard et ses amis parviendront à survivre dans ce monde entre deux mondes, dans lequel règne une divinité sombre aussi affamée qu’indomptable.

    Une telle lumière ce matin-là et le ciel limpide, à peine une tache blanche dans le bleu brûlant, plus semblable à une traînée de fumée qu’à un nuage. Il était déjà tard, il fallait partir, demain il ferait aussi chaud ; et s’il pleuvait, si l’humidité du fleuve accablait Buenos Aires, il serait incapable de quitter la ville.
    Juan avala sans eau un comprimé contre le mal de tête et entra dans la maison pour réveiller son fils, qui dormait sous un drap. On part, lui dit-il, le secouant doucement. Le garçon se réveilla sur-le-champ. Les autres enfants avaient-ils le sommeil aussi léger, étaient-ils autant sur leurs gardes ?

    Nous suivrons, à différentes époques, les protagonistes de cette histoire folle et monstrueuse. De manière achronologique, Mariana Enriquez nous dévoile par touche les pièces de ce puzzle horrifique. Nous y croiserons Juan et Gaspard, accompagnés chacun de leur bande d’ami·es/proches, qui pour certain·es paieront cher leur attachement à cette famille. Mais aussi Rosario, née au cœur de l’Ordre, artère dirigeante battante, épouse et mère de médiums qui doivent être tués à la tâche pour la cause ultime, et qui devra choisir son camp, entre sa famille de sang et celle de cœur. Ce sont également les vies des trois ami·es de Gaspard qui s’engouffrent dans cette trame gluante et dévorante, avec la ferveur et la fidélité de celles et ceux qui savent leurs vies liées à jamais, sans savoir pourquoi mais sans le remettre en doute. Et chaque étape, complétant la précédente (ou la suivante), nous amène doucement mais violemment vers leur destin.

    On touche ici à la perfection, à tous les niveaux. Mariana Enriquez (Ce que nous avons perdu dans le feu) nous dresse un tableau incroyable de la société argentine, de la fin des années Perón jusqu’au retour de la démocratie, puis les années SIDA. Elle parvient à nous instiller l’atmosphère de chaque époque, les ressentis et la vie des différentes parties et peuples du pays tout au long de cette période violente qui a détruit l’Argentine et les Argentins à petit feu. Avec brio, elle mêle à tout cela une histoire horrifique qui tisse des liens avec les mouvements ésotériques britanniques de la fin du XIXème siècle tout autant qu’avec les croyances et traditions des peuples indigènes et notamment guaranis. On retrouve un peu de King dans la bande d’amis gasparienne, cette amitié incassable et aventureuse prête à tout, si jeune et si sérieuse, balancée des séismes dictatoriaux aux tréfonds mystiques d’une puissance abyssale, les deux dévorants qui se présente sur son chemin ; de la violence d’une enfance lacérée vers une jeune vie d’adulte qui n’aura jamais cicatricée.

    En nous contant tout cela, toute cette incommensurable histoire, par le chemin qui lui plaît, en se détachant du temps, Mariana Enriquez nous emmène loin dans la tête de ses personnages, déchirés de toute part par une réalité impalpable qui les dépasse et les emporte. Sans faux suspense ou autre effet affecté, elle dessine pour nous et déroule les intrications de sa narration avec fluidité, pour un émerveillement constant. Son texte, cru, violent et si beau, réserve à chaque page de superbes moments de littérature, faisant briller l’horreur d’une beauté inacceptable.

    Sous les jacarandas en fleurs dans les rues de Buenos Aires, sur les berges du Paraná, dangereusement tranquille après les chutes d’Iguazú, le Mal rôde, sous une forme ou une autre et le combattre se paie toujours avec du sang. Nous sommes faits pour l’obscurité et portons chacun notre part de nuit, nous sussure Juan. Et dans cette obscure nuit, parmi toutes, une étoile brille et sa lumière éclabousse les ombres pour les magnifier.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet
    760 pages
    Éditions du sous-sol