Notre part de nuit – Mariana Enriquez

Juan quitte précipitamment Buenos Aires avec son fils Gaspard, 6 ans. Nous sommes en 1981 et les dictatures militaires se succèdent en Argentine. Mais c’est un autre danger que tente de parer Juan. Médium, il œuvre pour une société occulte qui vénère une divinité ténébreuse, l’Obscurité, que lui seul parvient à invoquer. Et il le sait, son fils a lui aussi ce terrible don. Il sait aussi la vie que cela lui réserve : souffrance, dépossession, exploitation, et comme seule libération une mort précoce.
Atteint d’une grave maladie cardiaque et sentant constamment le souffle froid de la mort sur sa nuque, Juan veut à tout prix protéger son fils de l’enfer qui lui tend les bras s’il devait un jour le remplacer. C’est un bras de fer qui s’engage entre le père et l’Ordre, qui est prêt à tout pour garder sa puissance et obtenir la promesse de l’Obscurité : la vie éternelle.

Cet Ordre, pourtant, c’est aussi un peu sa famille. Après avoir été acheté à ses parents par l’une des familles dirigeantes, les Reyes-Bradford, il épousera Rosario, leur fille unique. Puissants propriétaires terriens, piliers du capitalisme argentin proches de la junte militaire, exploitants de maté et exploiteurs des populations locales guaranis, les Reyes-Bradford manœuvrent d’une main de fer dans un gant de chair sanguinolente l’Ordre, aux côtés de Florence Mathers. Dans leur sillage, une traînée sombre de corps et de disparitions. Juan les connaît donc intimement, mais peut aussi compter sur certains alliés. Reste à voir si lui, l’ombre planante de sa femme morte dans des circonstances bien suspectes, leur fils Gaspard et ses amis parviendront à survivre dans ce monde entre deux mondes, dans lequel règne une divinité sombre aussi affamée qu’indomptable.

Une telle lumière ce matin-là et le ciel limpide, à peine une tache blanche dans le bleu brûlant, plus semblable à une traînée de fumée qu’à un nuage. Il était déjà tard, il fallait partir, demain il ferait aussi chaud ; et s’il pleuvait, si l’humidité du fleuve accablait Buenos Aires, il serait incapable de quitter la ville.
Juan avala sans eau un comprimé contre le mal de tête et entra dans la maison pour réveiller son fils, qui dormait sous un drap. On part, lui dit-il, le secouant doucement. Le garçon se réveilla sur-le-champ. Les autres enfants avaient-ils le sommeil aussi léger, étaient-ils autant sur leurs gardes ?

Nous suivrons, à différentes époques, les protagonistes de cette histoire folle et monstrueuse. De manière achronologique, Mariana Enriquez nous dévoile par touche les pièces de ce puzzle horrifique. Nous y croiserons Juan et Gaspard, accompagnés chacun de leur bande d’ami·es/proches, qui pour certain·es paieront cher leur attachement à cette famille. Mais aussi Rosario, née au cœur de l’Ordre, artère dirigeante battante, épouse et mère de médiums qui doivent être tués à la tâche pour la cause ultime, et qui devra choisir son camp, entre sa famille de sang et celle de cœur. Ce sont également les vies des trois ami·es de Gaspard qui s’engouffrent dans cette trame gluante et dévorante, avec la ferveur et la fidélité de celles et ceux qui savent leurs vies liées à jamais, sans savoir pourquoi mais sans le remettre en doute. Et chaque étape, complétant la précédente (ou la suivante), nous amène doucement mais violemment vers leur destin.

On touche ici à la perfection, à tous les niveaux. Mariana Enriquez (Ce que nous avons perdu dans le feu) nous dresse un tableau incroyable de la société argentine, de la fin des années Perón jusqu’au retour de la démocratie, puis les années SIDA. Elle parvient à nous instiller l’atmosphère de chaque époque, les ressentis et la vie des différentes parties et peuples du pays tout au long de cette période violente qui a détruit l’Argentine et les Argentins à petit feu. Avec brio, elle mêle à tout cela une histoire horrifique qui tisse des liens avec les mouvements ésotériques britanniques de la fin du XIXème siècle tout autant qu’avec les croyances et traditions des peuples indigènes et notamment guaranis. On retrouve un peu de King dans la bande d’amis gasparienne, cette amitié incassable et aventureuse prête à tout, si jeune et si sérieuse, balancée des séismes dictatoriaux aux tréfonds mystiques d’une puissance abyssale, les deux dévorants qui se présente sur son chemin ; de la violence d’une enfance lacérée vers une jeune vie d’adulte qui n’aura jamais cicatricée.

En nous contant tout cela, toute cette incommensurable histoire, par le chemin qui lui plaît, en se détachant du temps, Mariana Enriquez nous emmène loin dans la tête de ses personnages, déchirés de toute part par une réalité impalpable qui les dépasse et les emporte. Sans faux suspense ou autre effet affecté, elle dessine pour nous et déroule les intrications de sa narration avec fluidité, pour un émerveillement constant. Son texte, cru, violent et si beau, réserve à chaque page de superbes moments de littérature, faisant briller l’horreur d’une beauté inacceptable.

Sous les jacarandas en fleurs dans les rues de Buenos Aires, sur les berges du Paraná, dangereusement tranquille après les chutes d’Iguazú, le Mal rôde, sous une forme ou une autre et le combattre se paie toujours avec du sang. Nous sommes faits pour l’obscurité et portons chacun notre part de nuit, nous sussure Juan. Et dans cette obscure nuit, parmi toutes, une étoile brille et sa lumière éclabousse les ombres pour les magnifier.

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet
760 pages
Éditions du sous-sol

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