Catégorie : Nouvelles

  • Ese verano a oscuras – Mariana Enriquez

    L’été 89 en Argentine. Il fait très chaud, les coupures d’électricité rythme le court des journées et deux adolescentes s’ennuient un peu. Dans la lourdeur de plomb du soleil, elles recherchent l’ombre, écoutent du rock et se passionnent pour les serial killers venus des États-Unis. Parce qu’il semble qu’il n’y en ait pas, en Argentine, des serial killers. Mais peut-être bien que si, tout dépend à qui on demande, tout dépend qui on cherche.

    La ciudad era pequeña pero nos parecía enorme sobre todo por la Catedral, monumental y oscura, que gobernaba la plaza como un cuervo gigante. Siempre que pasábamos cerca, en el coche o caminando, mi padre explicaba que era estilo neogótico, única en América latina, y que estaba sin terminar porque faltaban dos torres. La habían construido sobre un suelo débil y arcilloso que era incapaz de soportar su peso : tenía los ladrillos a la vista y un aspecto glorioso pero abandonado. Una hermosa ruina. El edificio más importante de nuestra ciudad estaba siempre en perpetuo peligro de derrumbe a pesar de sus vitrales italianos y los detalles de madera noruega. Nosotras nos sentábamos enfrente de la Catedral, en uno de los bancos de la plaza que la rodeaba, y esperábamos algún signo de colapso. No había mucho más que hacer ese verano. La marihuana que fumábamos, comprada a un dealer sospechoso que hablaba demasiado y se hacía llama El Súper, apestaba a agroquímicos y nos hacía toser tanto que con frecuencia quedábamos mareadas cerca de las puertas custodiadas por gárgolas tímidas. Nunca fumábamos apoyadas contra las paredes de la Catedral, como hacían otros, más valientes. Le teníamos miedo al derrumbe.

    Tu le sais, lectrice, lecteur, ma part de nuit, Mariana Enriquez je l’aime fort fort fort. Limite c’est pour elle que j’ai décidé d’apprendre l’espagnol, pour pouvoir lire ce qui n’est pas encore traduit. Et bim ! ça y est, c’est parti, avec cette première lecture de la grande prêtresse du fantastique latino-américain. Je commence donc avec cette nouvelle, Ese verano a oscuras, qui a la particularité d’être (magnifiquement) illustrée à l’aquarelle (je crois) par Helia Toledo.
    Virginia et notre protagoniste s’ennuient donc un peu, pendant ce chaud été qui est ponctué par de longues coupures d’électricité, l’Argentine peinant à produire l’énergie nécessaire en cet année 1989. Tombées sur un livre parlant des serial killers, nos deux ados un peu rebelles, un peu punk et gothique à la fois, se passionnent pour ces figures morbides, touchant du doigt un frisson d’aventures et d’excitation, de peur et de danger qui paraît bien éloigné de leur quotidien à l’ombre de l’immense cathédrale. Mais tout change le jour où Carrasco, habitant du 7ème étage, assassine sa femme et sa fille et s’enfuit. Le quotidien bascule, la chaleur devient plus pesante et l’absence d’électricité, jusqu’alors propice à la création d’ilots de fraîcheur et de cachettes discrètes pour les filles, devient un gouffre immense dans lequel se dissimule Carrasco.

    Helia Toledo – Ese verano a oscuras

    On retrouve ici dans ces quelques pages, tous les sujets de Mariana Enriquez : la violence, l’adolescence, la musique, la dictature, le sida. Sous le regard un peu blasé mais bien affûté de la protagoniste, les conversations à mots cachés, les sous-entendus entre ses parents, avec les voisins, les commerçants, prennent un autre sens. Les anciens complices et les opprimés, les opposants et les attentistes, tous vivent ensemble dans ce début de retour à la démocratie, mais rien n’est vraiment comme avant. Et les assassinats terribles et violents commis dans l’immeuble vient faire retomber une chape de plomb sur les habitants. L’obscurité des êtres humains ne s’arrête jamais de grandir, et face à elle, nous sommes démunis, seul-es et ensemble. Elle emportera des gens, aveuglément, le visage déchiré par un rictus acéré tandis que la vie continuera son chemin inopportun, sans se soucier de ce qu’elle laisse derrière elle.

    Helia Toledo – Ese vernao a oscuras

    Avec la finesse qui est la sienne, Mariana Enriquez raconte cette histoire violente et tragique vue par une ado en restant sur le fil, et nous rappelle comment elle est passée maîtresse dans l’art de nous faire frémir avec l’horreur quotidienne, à laquelle il ne faut parfois pas rajouter grand-chose pour la rendre surnaturel. Les illustrations de Helia Toledo, tout en ton orange, ocre, et noir tranchant, viennent souligner cette ambiance étrange, entre langueur estivale, anormalité électrique et dangers enfouis.
    L’horreur est partout, tout le temps, tapie dans l’ombre d’une cage d’escalier, attendant la coupure qui l’enveloppera.

    Illustrations de Helia Toledo
    Paginas de Espuma
    72 pages

  • La Bouche pleine de terre – Branimir Šćepanović

    Un homme quitte brutalement un train qui devait le mener de Belgrade au Monténégro, terre de sa naissance. Il s’est vu apposé l’étiquette du mourant, atteint d’un cancer qui ne devrait plus lui laisser très longtemps, et a décidé de retourner voir la montagne de sa jeunesse, la Prekornica. Pris d’une impulsion soudaine, il descend de ce train et s’enfuit dans la nature, prêt à y rencontrer sa mort. Mais il trouve sur son chemin deux chasseurs qui, émergeant de leur tente le voit passer et s’enfuir à leur vue.

    Roulés dans de grossières couvertures de laine, nous gisions, immobiles et silencieux, en cette nuit d’août, comme enivrés par l’âcre odeur de la forêt qui, par l’ouverture de la tente, ressemblait à un long serpent noir. En fait, nous étions fatigués et nous avions sommeil.

    Assis dans un compartiment étouffant du train de voyageurs n°96, il fixait les vastes ténèbres de la nuit d’août. Mais il ne voyait rien. La vitre rectangulaire noircie par la fumée lui renvoyait seulement le reflet estompé de son visage, si marqué par l’épuisement qu’il lui semblait appartenir à quelqu’un d’autre. Il sourit à ce visage, mais sans aménité, comme s’il se fût déjà moqué de lui-même, revenant au Monténégro après tant d’années tout en sachant bien qu’il n’y aurait personne pour se réjouir de le voir, ou simplement pour le reconnaître. S’il avait pu, de l’obscurité où tout avait sombré, faire resurgir quelque image de son enfance, un visage disparu ou une voix depuis longtemps oubliée, peut-être aurait-il mieux compris sa décision soudaine d’aller mourir au pays natal. Mais il ne pouvait rien se rappeler. Plus rien ne lui revenait à la mémoire.

    Terrifié à l’idée que ces hommes puissent se dresser entre lui et son destin, l’homme s’enfuit, donc, à leur vue. Nos deux chasseurs eux, ne comprenant pas pourquoi on les fuit, prennent en chasse cet inconnu, d’abord avec l’envie de savoir pourquoi il court. Mais très vite, vexés et piqués par ce comportement incompréhensible, c’est la colère qui les fait courir, rejoints par d’autres qui semblent sortir des bois, prédateurs aux aguets.

    Notre fuyard se laisse emporter par la forêt et par sa course, ses pensées faisant autant d’enjambées que ses pieds et glissant sur la pente de la raison. D’abord terrifié, il se laisse gagné par un sentiment de félicité quasi mystique et la course-poursuite devient non pas une lutte pour la vie, qu’il a déjà décidé de quitter, mais pour ne pas se laisser imposer la manière, pour garder le contrôler et damer le pion à ses poursuivants.
    De leur côté, les chasseurs-campeurs inquiets, puis intrigués, agacés, énervés par cet homme qui fuit et les ignore. De deux ils seront trois puis une foultitude, nés des bois comme des champignons, comme une horde grégaire qui s’accumule et se multiple, poussée par la rage, un instinct qui les conduit à enterrer leur humanité et leur conscience. Poussée par la rage et bientôt par la fascination, meute illuminée sur le chemin d’un rédempteur qui les rejette et se joue d’eux. On en vient à se demander laquelle des deux parties est finalement le véritable danger pour l’autre.

    C’est absurde, baroque et complètement perché, très poétique et surprenant, La Bouche pleine de terre prend le contrepied de tout et à tous les niveaux. Histoire, structure, personnages, on court aussi dans la forêt sans trop savoir où l’on va, et pour notre plus grand plaisir, rien ne se passe comme prévu.

    Traduit du serbe par Jean Descat
    Éditions Libretto
    90 pages

  • Chiennes de garde – Dahlia de la Cerda

    Elles sont filles ou fiancée de narcos, mère ou sœur de mortes, tueuses à gages, ou encore mortes. Elles sont 13 et nous parlent, nous racontent leur histoire.

    Je me suis assise sur la cuvette, j’ai pissé sur le test de grossesse, et j’ai attendu la plus longue minute de ma vie. Positif. J’ai eu une crise d’angoisse et juste après une timide bouffée de joie : je me suis caressée le ventre avec tendresse. Chaque fois que j’avais vu ce genre de scènes, la nana qui scrute son test de grossesse dans les toilettes, ça m’avait semblé pathétique. « Ca aussi, c’est pathétique », j’ai epnsé. Même si pour être honnête, j’ai l’habitude d’être pathétique, c’est peut-être pour ça que je m’identifie a des personnages comme Jessica Jones ou Penny Lane dans Presque célèbre. Je me suis relevée, j’ai passé mon visage sous l’eau et je suis sortie des toilettes pour aller m’écrouler sur le lit.
    J’ai uen certaine capacité à encaisser les mauvaises nouvelles.Certains vous diront que je les ignore, mais pas du tout, c’est juste que j’ai tellement la poisse que c’est pas crédible. J’ai été cocufiée, attaquée en pleine rue, mes animaux de compagnie sont tous morts empoisonnés ou écrasés, je ne connais pas mon père et j’ai perdu ma mère il y a quelques années. Et maintenant, dans le tiroir de droite de mon bureau, j’ai un test de grossesse avec deux lignes roses. J’ai fait une prise de sang pour confirmer. Positif. Je ne savais pas, moi, que les tests en vente libre ne pouvaient être faux que quand ils sont négatifs, jamais quand ils sont positifs. Je n’étais pas prête à donner naissance à un enfant dans ce monde de merde.

    Faux recueil de nouvelles et vrai roman ? Si chaque histoire est bien séparée des autres par cette page noire et son titre en gras, au fil de la lecture on retrouve des résonnances, un autre point de vue sur l’historie déjà contée par la précédente. La première a voulu venger son amie lâchement et sauvagement assassinée par son petit ami, on trouvera quelques pages plus loin le récit de l’amie, celui de la garde du corps, et d’autres encore. Page après page c’est une narration globale qui se tisse, rassemblant toutes les histoires en une grande, celle de celles qui ont été dévorées, de celles qui ont décidé que ça suffisait. Contre les hommes et sans l’aide de Dieu, elles n’ont qu’elles pour se défendre, se venger, se faire entendre. Yuliana, furieuse devant l’inaction de son puissant paternel face au meurtre de son amie prendra les choses en main. La China, sa garde du corps, venue de rien et maintenant tueuse au sang froid pour l’un des plus puissants narcos, raconte son ascension. Une femme amoureuse de son prêtre perd pied, une autre veut se venger de sa voisine et du chien qui chie dans son jardin. Une jeune travailleuse des maquiladoras de Ciudad Juarez ressuscite pour se venger de ses meurtriers, et venger toutes les autres avant elle, et les suivantes.

    On pensera à La saison des ouragans, de Fernanda Malchor pour la thématique et le côté choral, aussi aux Jeunes mortes, de Selva Almada (d’ailleurs cité) ou encore plus à Des os dans le désert de Sergio González Rodríguez (dont je ne t’ai pas parlé ici, mais ça viendra sans doute). Le sujet des violences faites aux femmes dans la littérature latino est assez prégnant ces derniers temps, et Dahlia de la Cerda vient y ajouter sa pierre avec un style et une force toute particulière. Avec cette adresse directe au lecteur-ice, elle nous entraîne dans un dialogue, ou plutôt un entretien, une conversation avec celles qui sont en première ligne. Les féminicides au Mexique atteignent des niveaux insupportables, notamment dans les régions frontalières avec les États-Unis (il faudra vraiment que je te parle de Des os dans le désert, à ce sujet), et Dahlia de la Cerda exhibe les (potentielles) victimes dans ce texte, mais des victimes qui n’ont pas l’intention de mourir sans arracher quelques morceaux au passage, des femmes qui ont bien compris les codes et qui, dès qu’elles en ont la possibilité, vont les habiter et jouer avec pour venir mettre à terre la destinée macabre qui les attend. Hargneuses et décidées, les protagonistes de ces histoires ne s’en laissent pas compter, quitte à repousser la mort pour faire payer aux vivants.

    Au rythme des corredores et de la cumbia qui donnent le tempo des événements, Dahlia de la Cerda met sur le devant de la scène celles qui sont constamment invisibilisées, ignorées, résumées à une place de vierge ou de putain, de victime ou de marâtre, bâillonnées, tuées et nous apporte sur un plateau punk-goth leurs paroles, à coups de crosses et de reggaeton, et c’est très bien !

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Lise Belperron
    Éditions du Sous-sol
    240 pages

  • Stallone – Emmanuèle Bernheim

    En entrant dans cette salle de cinéma pour aller voir Rocky III, Lise ne se doutait pas que sa vie allait changer. Elle en ressort profondément bouleversée par l’histoire de ce champion déchu qui, par orgueil, s’entraîne et se bat pour retrouver la gloire perdue. Et si lui, pourquoi pas elle ?

    Quatre… Cinq… Six… Sept… Huit… Neuf… Dix…
    Clubber Lang reste au sol.
    L’arbitre se redresse.
    « Clubber Lang est vaincu par knock-out. Le champion du monde des poids lourds est l’Étalon Italien : Rocky Balboa… »

    Des spectateurs applaudirent. Pas Lise. Ses mains restèrent agrippées aux accoudoirs, tellement crispées que le velours lui piquaient les paumes.
    L’image se figea. Michel se leva. Il avait déjà sorti ses cigarettes et son briquet.
    – Tu viens ?
    … Rising up, back on the street, did my time, took my chances…
    Lise ne répondit pas. Elle écoutait la chanson.
    … So many times, it happens too fast, you change your passion for glory…
    – Je t’attends dehors.
    … It’s the Eye of the Tiger, it’s the thrill of the fight…
    Des spectateurs de sa rangée voulurent sortir, Lise ne se leva pas pour les laisser passer, elle ne se poussa même pas. Ils durent l’enjamber.
    Elle ne bougeait pas.

    Secrétaire médicale à la colle avec un homme assez oubliable, Lise décide de reprendre ses études de médecine, de quitter Michel et de tout donner pour atteindre ses rêves, portée par l’œil du tigre et allant, année après année, voir chaque nouveau film de Sylvester Stallone, enchantée et terrifiée à l’idée que son idole, l’homme qui avait changé sa vie, puisse un jour ne plus séduire le public et disparaître du grand écran.

    Lectrice, lecteur, mon coup de poing, tu as là soixante pages percutantes à tout point de vue. D’humour, de nostalgie, de volonté, de tristesse. Soixante pages d’une efficacité totale qui nous raconte avec un sourire en coin la puissance d’une icône (et pas n’importe laquelle), le besoin de modèle pour se libérer d’une vie fade et aliénante et le combat d’une femme pour atteindre ses désirs. A coups de phrases courtes et intenses, sans détour ni emphase, Emmanuèle Bernheim détourne un symbole de la culture ciné des années 80-90, parfois moqué et souvent caricaturé, et sa plus grande fan française pour interroger l’influence des œuvres sur nos vies et la force que l’on peut y puiser, quelles qu’elles soient.
    Un court-métrage, presque, et une nouvelle qui peut-être pourrait changer ta vie, qui sait ?

    Éditions Folio
    61 pages

  • Contes – Leonora Carrington

    De mystérieuses demeures isolées dans une forêt étrange et menaçante ; des chevaux qui parlent et convient une jeune femme à une fête ; une nature qui s’insinue dans les êtres ; des corps qui changent, mutent, se transforment ; des rêves éveillés ou des vies endormies… Bienvenue dans l’œuvre de Leonora Carrington !

    Un jour, vers midi et demi, alors que je me promenais dans un certain quartier, je rencontre un cheval qui m’arrête. -Venez, dit-il, j’ai des choses à vous montrer en particulier. Il désignait de la tête une rue étroite et sombre. -Je n’ai pas le temps, lui répondis-je, tout en le suivant malgré moi. Nous arrivons à une porte à laquelle il frappe de son pied gauche. La porte s’ouvre. Nous entrons. Je me dis que je vais être en retard pour le déjeuner. Il y avait là certains êtres en vêtements ecclésiastiques. -Montez donc l’escalier, me disent-ils, vous verrez notre joli parquet. Il est tout de turquoise et les lattes en sont assemblées avec de l’or. Étonnée de cette hospitalité, j’incline la tête et fais signe au cheval de me montrer ce trésor. L’escalier avait des marches monumentales, mais nous montons sans difficulté, le cheval et moi. -Vous savez, ce n’est pas si beau que ça, me dit-il à voix basse, mais il faut bien gagner sa vie, n’est-ce pas ? L’on vit tout à coup le parquet qui garnissait le bas d’une grande pièce vide. Ce parquet était d’un bleu éclatant, et les lattes en étaient assemblées avec de l’or. Je le contemple poliment ; le cheval, d’un air pensif : -Eh bien ! Voyez-vous, ce métier m’ennuie, je ne le fais que pour l’argent. En réalité, je n’appartiens pas à ce milieu-là. Je vous montrerai cela, le prochain jour de fête ! Je me dis qu’en effet, ce cheval n’est pas un cheval ordinaire et qu’il est facile de le remarquer.

    La maison de la peur

    Leonora Carrington est pour le moins une artiste à découvrir et redécouvrir. j’ai pour ma part fait sa connaissance grâce à mon vrai travail, et ça me rend très heureuse de l’avoir dans ma vie désormais, avec ses compagnes Remedios Varo ou Leonor Fini. Née en Angleterre d’une famille de riches industriels, elle vit en France, où elle rencontrera Max Ernst, puis par en Espagne et enfin au Mexique, où elle vivra le reste de sa vie. Écrivaine, peintre, sculptrice, Leonora Carrington a exploré tous les arts qui la transcendait et est l’une des figures majeures du surréalisme. Je ne peux que t’enjoindre à regarder un peu son travail pictural (et celui de ses contemporaines), qui me semble peu connu de par chez nous. Pour finir la présentation et le jeu du Who’s who, elle est devenue copine avec Frida Kahlo, une fois au Mexique.

    Elle a donc peint, mais aussi écrit, pas mal, des nouvelles, des récits, du théâtre. Ici je vais te présenter un recueil de ses contes, écrits entre 1937 et 1975, en trois langues : anglais, français puis espagnol, au fil de ses déplacements et de ses créations.
    L’œuvre de fiction de Leonora Carrington s’inscrit elle aussi dans un univers surréaliste largement inspiré de sa vie et de ses origines. On y trouve des jeunes filles dans des châteaux, des forêts épaisses, des chevaux qui parlent, des hommes inquiétants. Tout est assez inquiétant, d’ailleurs, dans ces contes-là. Inquiétant et drôle, car souvent l’étrange et le terrifiant vont de paire avec une dérision et une légèreté qui prennent le contrepied de nos premières impressions et nous enserrent un peu plus dans une perte de repère et d’équilibre. Les personnages principales de ses histoires croisent à l’improviste des animaux qui leur font des propositions étonnantes, des événements impromptus organisés par des personnes mystérieuses. Chacune est poussée autant par la curiosité que par la peur et les sensations lors des péripéties qui traversent les nouvelles sont vécues comme dans un mauvais rêve. Les corps sont menteurs et illusoires, les paroles menteuses, dissimulatrices ou joueuses. On y vit en transe et on meurt sans étonnement.

    Dans une atmosphère à la fois fantasmatique et cauchemardesque, c’est un vrai chamboulement que de passer de nouvelle en nouvelle, une perte de repère addictive et un plaisir sans fin de pouvoir enfin découvrir l’univers ensorcelant de Leonora Carrington.

    Traduit de l’anglais (Angleterre) par Catherine Chénieux-Gendron et de l’espagnol par Karla Segura Pantoja – Préface de Marc Kober – Postface de Catherine Chénieux-Gendron
    Éditions Fage
    208 pages

  • Nous parlons depuis les ténèbres – Anthologie de nouvelles d’horreur, de gothique et de fantastique sombre

    Une moisson de jeunes ; une pêche « miraculeuse » ; une étrange maladie ; un vallon maudit ? Un voyage interstellaire ; des voleurs d’âmes et des confiseries bien addictives. Retrouver la passion après un accident ; préserver son secret ; retrouver ses traditions.

    Ne dis pas que tu écris de l’horreur. Voilà le conseil qu’on m’a donné, peu avant la sortie de mon roman Widjigo, en fin d’année 2021.
    Personne n’écrit d’horreur en France. D’ailleurs, l’horreur, c’est mal écrit. C’est racoleur. Ça ne se vend pas. C’est commercial. Ce n’est pas une littérature de femmes. Hormis pour quelques auteurs, en général en traduction, sortis par la grâce de la critique et des jeux d’éditions en littérature générale, l’horreur aujourd’hui est encore repoussée aux marges du monde, dans ces zones floues et troubles, quasi ignorées, presque invisibles, où sur les cartes anciennes siégeaient l’interdit et les monstres…
    Et pourtant…
    Pourtant l’horreur et le fantastique sombre étaient là, déjà, dans ces contes que les femmes et la tradition orale reprenaient aux veillées, bien avant que les frères Grimm n’apposent dessus leur nom et leurs morales. Déjà alors, dans ces histoires, des jeunes filles allaient se perdre au fond de forêts sombres et inquiétantes, partaient en quête de châteaux de trolls, suivaient de sombres étrangers ou allaient rencontrer la Mort… et pour résumer s’évadaient déjà des limites de leur existence. C’est de cela dont on se souvenait, au fond, à la fin du conte, de ces images inquiétantes et marquantes, de ces terribles épreuves, bien plus que d’une fin assez interchangeable et normative.

    Préface, Estelle Faye

    J’aurais pu te mettre, comme d’habitude, le premier paragraphe de la première nouvelle de cette anthologie, et ça aurait été une très bonne entrée en matière, n’en doute pas. Mais il me semblait important de prendre cette préface pour ce qu’elle est, non seulement une présentation de l’ouvrage, mais surtout l’explication de la raison d’être, de l’importance de cette anthologie.
    Comme le rappelle Estelle Faye, de tous les genres de l’imaginaire, l’horreur est peut-être celui qui a le moins bonne presse, si tu ne t’appelles pas Clive Barker ou Stephen King, bien sûr. Et si tu en écris mais que l’on peut aussi faire ressortir autre chose de tes textes, on mettra l’accent sur cette autre chose. Pourtant, comme l’écrit ici Estelle Faye, l’horreur, le fantastique, le gothique, sont des manières bien anciennes de raconter des histoires, de transmettre des légendes, des sagesses, des mises en garde. Rien de tel que de jouer sur les peurs pour bien ancrer un conseil, en cela nous serons tous d’accord, non ? Raconter des histoires pour faire peur, écrire du body horror, du fantastique, du terrifiant, c’est savoir tenir sur un fil ténu, réussir à amener le malaise chez le-a lecteurice, rester crédible, trouer l’estomac, faire tourner la tête. C’est une lecture qui passe autant dans la tête que dans le corps, ce sont les mains qui deviennent moites, un réflexe qui voudrait retourner le livre, cacher les mots, et un autre qui veut s’y replonger, qui serre les dents. Ce sont des histoires qui peuvent raconter la réalité du monde d’une manière plus belle et plus terrifiante, qui parviennent à sublimer certains sujets pour nous en faire mieux comprendre les paradoxes, les fascinations qui en émergent. C’est un art de la métaphore, de la construction à nul autre pareil.

    Tenir entre mes mains une anthologie de nouvelles horrifiques francophones écrites par des femmes n’est donc pas aussi anodin que l’on pourrait/devrait l’imaginer. Et si, comme tu viens de le lire et t’en doutes si tu suis mes lectures, j’approuve complètement le principe et l’engagement, tu vas te demander si les promesses sont tenues littérairement, parce qu’on est quand même aussi là pour lire des supers histoires, non ? Et bien oui, les dix nouvelles qui composent ce recueil sont excellentes. Très différentes, dans leurs ambiances et leur style, chacune démontre d’une affinité avec un genre, une thématique, et l’anthologie couvre ainsi une large palette. Fantasy horrifique, créature mythique, gothique, science-fiction, horreur fantastique ou bien réelle… On y trouve de tout, et si, selon ton degré de bichouneté, tu auras plus ou moins peur, en grande trouillarde devant l’éternel chacune des nouvelles m’a bien filé la traquette.

    Sous une couverture qui vaut l’achat à elle seule, tu devrais donc trouver ton terrifiant bonheur parmi cette dizaine d’autrices et d’histoires qui explorent les méandres boueuses de nos peurs et de nos perversités.

    Éditions Goater
    231 pages

  • Son corps et autres célébrations – Carmen Maria Machado

    La vie sexuelle et amoureuse d’un couple perturbé par l’étrange et intouchable ruban nouée autour du cou de l’épouse ; la liste des amant-es d’une femme alors que le monde est touché par une maladie contagieuse et mortelle ; la recension par le menu de douze saisons de New York unité spéciale ; des femmes qui deviennent transparentes avant de disparaître ; une perte de poids aux conséquences déchirantes ; une résidence artistique aux allures de retour dans le passé ; une soirée, des bleus, une caméra et des dialogues dans des pornos que personne n’entend, sauf elle.

    (Si vous lisez cette histoire à voix haute, vous êtes prié de prendre les voix suivantes :
    MOI : enfant, voix aigüe, sans intérêt ; devenue femme, même chose.
    LE GARÇON QUI DEVIENT UN HOMME PUIS MON MARI : forte, sans le faire exprès.MON PÈRE : aimable, tonitruante ; celle de votre père ou de l’homme qui vous auriez aimé avoir pour père.
    MON FILS : petit, voix douce, un rien zézayante ; adulte, la même que mon mari.
    LES AUTRES FEMMES : voix interchangeables avec la mienne.)

    Au départ, je sais avant lui que je le veux. Ça ne se fait pas et c’est pourtant ce que je vais faire. Je suis avec mes parents à une soirée chez des voisins et j’ai dix-sept ans. Dans la cuisine, je bois un demi-verre de vin blanc avec la fille de la maison, adolescente elle aussi. Mon père ne remarque rien. Tout est lisse comme une peinture à l’huile encore fraîche.Le garçon est de dos. Je vois les muscles de son cou et de ses épaules, son corps légèrement comprimé dans la chemise boutonnée, façon travailleur qui se serait habillé pour aller danser. Pourtant, j’ai l’embarras du choix. Je suis belle. J’ai une jolie bouche. Des seins qui débordent de mes robes, innocents et pervers. Je suis une fille bien, de bonne famille. Il a quelque chose d’un peu rugueux, à la manière des hommes parfois, qui me donne envie. Et il donne l’impression d’avoir la même envie.

    Pour reprendre le titre de l’une des nouvelles, ce sont ici huit textes comme huit bouchées, huit saveurs qui se glissent dans ton œil, lectrice, lecteur, ma célébration, pénètrent dans ton système nerveux, se coulent sur ta peau et l’électrisent, entre inquiétude et excitation.
    Carmen Maria Machado explore les corps féminins sous toutes leurs coutures, formes, injonctions, violences et désirs. Dans Le point du mari, la narratrice se marie jeune avec un homme qu’elle aime, à qui elle se donne, semble-t-il, avec délectation, accepte beaucoup, y compris le fameux point du mari après son accouchement. Mais celui-ci ne voyant que ce qui lui manque, est obsédé par ce ruban au cou de son épouse, qu’il ne peut toucher. Encore et encore il y revient, malgré les demandes de sa femme. Et cette obsession deviendra celle de leur fils, en grandissant. Huit bouchées raconte le besoin d’une femme de perdre du poids sous la pression de ses sœurs et de la société. Mais l’opération qu’elle subit, sil elle lui donne la silhouette dont tout le monde rêve, glisse aussi dans les tréfonds de sa vie et de sa maison le corps rejeté, haï, fantôme abandonné qui pèsera toujours sur sa vie.
    En résidence conduit une autrice dans une maison isolée, à Devil’s Throat, pour une résidence d’artistes. Alors que les peintres, photographes, sculpteurs et poétesses profitent du lieu et se gargarisent de leurs œuvres, notre autrice se rappelle le lieu comme le camp scout annuel pendant lequel elle s’est découverte et a vécu humiliation et mépris. Le passé se décalque sur le présent et s’y mêle, peut-être au point de l’y garder prisonnière.
    Particulièrement monstrueux est sans doute la pièce maîtresse de ce recueil. Ici, Carmen Maria Machado s’empare de la célèbre série New York unité spéciale, qui raconte les enquêtes sur les crimes sexuels de deux détectives, et la tord, la creuse, soulève les corps et les âmes. Les deux détectives voient apparaître leurs doubles parfaits et maléfiques, l’une est hantée par les jeunes victimes des viols qui imbibent son quotidien et habitent son être tandis que l’autre se perd dans les secrets de sa femme et ses propres désirs. Exercice incroyable s’il en est, elle fait de cette série stéréotypique dans sa construction un objet complètement métaphysique et fantastique, dérangeant et pénétrant.

    Les huit nouvelles explorent les désirs et la place du corps, celui qu’on arrache, qu’on caresse et embrasse, repousse, lacère, violente. Elles racontent aussi ce que le corps et l’âme se donnent et se confient, les effets des uns sur les autres. Tout autant littéraire, féministe et politique, Carmen Maria Machado interroge ici le couple, hétéro ou lesbien, la famille, le regard de la société sur le corps des femmes et son rapport à la violence qu’on lui inflige. Les narratrices racontent leur histoire et les histoires qui les ont bercées, rappelant combien la violence sur les femmes et leur corps est ancrée (et encrée) dans les contes, les légendes urbaines et les comptines.

    Fantastique, tragique, horrifique, noire, grinçante, Carmen Maria Machado met ses mains partout et sort de la glaise des histoires marquantes et singulières, de ces perturbations obsessionnelles dans la chair auxquelles on revient toujours.

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Papot
    Éditions Points
    305 pages

  • La vie de couple des poissons rouges – Guadalupe Nettel

    Quels que soient nos rapports, nos liens avec eux, les animaux de toutes espèces peuplent nos vies à chaque instant. Choisis, aimés, repoussants, envahissants, dérangeants, ils mêlent leur présence à nos errances et peuvent impacter, littéralement, le cours de nos existences.

    Hier soir, Oblomov, notre dernier poisson rouge, est mort. Je le pressentais, l’ayant à peine vu bouger dans son bocal rond depuis plusieurs jours. Il ne s’ébattait plus comme avant, pas même pour attraper la nourriture ou poursuivre les rayons du soleil qui égayaient son habitat. Il semblait victime d’une dépression ou un équivalent dans sa vie de poisson en captivité. Je n’ai pu apprendre que très peu de choses sur cet animal. Je ne m’approchais que très rarement de la paroi vitrée de l’aquarium pour l’observer attentivement, et quand cela se produisait, je ne m’y attardais pas longtemps. Le voir là, seul dans son bocal, me faisait de la peine. Je doute fort qu’il ait été heureux. C’est ce qui m’a le plus affligée quand je l’ai trouvé hier soir, flottant tel un pétale de coquelicot à la surface d’un bassin. Lui, en revanche, a disposé de plus de temps, plus de sérénité pour nous observer, Vincent et moi. Et je suis sûre qu’à sa façon, il a aussi eu de la peine pour nous. En général, on apprend beaucoup des animaux avec lesquels on vit, même les poissons. Ils sont comme un miroir qui reflète les émotions et les comportements latents que nous n’osons pas voir.

    Nous croiserons donc des poissons rouges, propriétés d’un couple qui attend et accueille son premier enfant ; des cafards qui déferlent dans la cuisine d’un foyer bien sous tout rapport ; deux chatons qui déboulent (de poil) dans la vie d’une étudiante en pleine rédaction de son mémoire et de demandes de bourses doctorales ; un champignon qui s’invite dans une liaison passagère et un serpent trop soudainement surgi pour ne pas être symbolique.
    Ici les animaux apportent à leurs humains de garde, volontaires ou non, un miroir de leur vie. Alors que la narratrice de la première nouvelle sent que son compagnon s’éloigne d’elle, elle voit leurs poissons rouges se battre et se repousser. Les deux chatons recueillis par notre étudiante vont l’accompagner dans un tournant de sa vie en partageant une expérience forte.

    Lectrice, lecteur, mi pajarito colibrí, je ne t’en dirai pas plus sur ces différentes nouvelles, pour ne pas te priver du plaisir de les ressentir. Guadalupe Nettel nous dresse de magnifiques portraits de personnes en plein bouleversement, certains importants d’autres plus discrets, plus intimes, de ceux qui peuvent durer des années et marquer pour toujours, au fond de soi. Les animaux qui surgissent, qu’ils soient déclencheurs ou simples observateurs de prime abord, ne sont jamais neutres. Ils portent avec eux une clef de compréhension des chambardements humains. Qu’ils illustrent, partagent ou révèlent, leur présence et leurs actions montrent le lien vivace qui se créé entre les créatures vivantes et comment chacun habite les différentes facettes de mêmes situations, de mêmes sensations. Chaque nouvelle est un récit simple, intime et fouillé, mettant en lumière une recherche autant instinctive que réflexive sur ce qui nous meut et nous traverse. Étranges et lumineuses, ces nouvelles nous ramènent autant à notre animalité qu’à l’humanité des bestioles qui les peuplent et surtout à la chimie puissante qui se dégage de notre cohabitation.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Delphine Valentin
    Éditions Buchet-Chastel
    122 pages

  • Les bâtardes – Arelis Uribe

    Deux cousines séparées par une dispute entre mères se retrouvent quelques années plus tard ; une chienne seule dans une rue, la nuit ; une passion naissante entre deux jeunes femmes qui n’ont rien en commun ; les premières amours virtuels qui prennent corps, parfois qu’on le veuille ou non et sans que l’on ne sache quel sera ce corps ; une visite bouleversante dans une école du sud ; une question irrépondue sur le stockage des heures perdues en attendant le 29 février ; deux amies inséparables séparées, qui, peut-être vont se retrouver.

    Quand j’étais petite, avec ma cousine, on s’embrassait. On jouait à la poupée Barbie, à manger de la terre ou à frapper dans nos mains en chantant. Je passais un week-end sur deux chez elle. On dormait dans son lit. Parfois, on enlevait le haut de nos pyjamas et on jouait à plaquer nos tétons les uns contre les autres, à l’époque ce n’était que deux taches rosées sur un buste plat. On avait toujours été ensemble. Nos mères étaient tombées enceintes à deux mois d’intervalle. Elles nous avaient allaitées en même temps, changées en même temps, on avait eu la varicelle en même temps. Il était presque évident que plus tard on habiterait ensemble et qu’on jouerait à la dînette et à la poupée, cette fois dans la vie réelle. Je croyais que ce serait toujours elle et moi. Mais les adultes abîment tout.

    Huit nouvelles pour raconter le Chili à hauteur de jeunes filles et femmes dont le quotidien, morne, semble se limiter à une vie de banlieue grise, un lycée triste et décrépi, des amitiés fortes vouées à se dissoudre dans des injonctions sociales strictes, des amours écrasées par les classes sociales et les avenues qui séparent les quartiers populaires des résidences bourgeoises de Santiago. À l’ombre de la cordillère, le Pacifique n’existe pas et Santiago est une île au milieu d’un Chili lui-même insulaire. Pas de misérabilisme, de défaitisme, de grandes tragédies ici, seulement une vie quotidienne que les narratrices habitent en ayant l’impression qu’une autre vie leur échappe. La vie des établissements privés inatteignables, seule porte vers la réussite sociale, le beau mariage avec un homme blanc, les voyages en Europe. Avec leurs airs de journaux intimes, de confessions sous un arbre à l’oreille d’une amie dont on aurait presque honte du contenu tellement il nous paraît insignifiant et peu intéressant, les nouvelles d’Arelis Uribe racontent les jours ignorés de celles que le Chili met de côté. L’insécurité des rues la nuit qui pousse une jeune étudiante à se reconnaître dans cette petite chienne qui trottine à ses côtés, inconsciente, contrairement à la narratrice, du danger qui la guette. Les écoles délabrées, dans les quartiers populaires de Santiago, de l’Araucanie et d’ailleurs, là où la beauté renversante du paysage tranche avec la pauvreté, le racisme et la violence sociale qui enserrent les filles. La grossesse adolescente qui vient tuer le jeu de l’enfance, les possibilités d’un rêve qui n’existait pas et ancre l’enfermement dans un schéma qui n’en finit plus de se répéter.
    En racontant ce qui, pour elles, sont des petites déceptions de la vie, les premiers flirts déçus, le mépris pour les peuples autochtones et les métis qui se glissent jusque dans les conversations d’enfants, elles prennent voix, elles trouvent une parole jusqu’alors étouffée et qui, peut-être, a rejoint le cri de l’estallido social de 2019 dans un souffle rageur. Car les héroïnes d’Arelis Uribe comprennent, consciemment ou non, qu’elles sont prisonnières d’un ogre, de ce système néo-libéral autoritaire dont le Chili ne parvient pas à se libérer, d’un monde dans lequel, pour la majorité, la Bolivie est un ailleurs lointain et l’Araucanie une histoire médiatique de violences. Il suffirait peut-être d’une entorse, d’un coup de tête et de possibles retrouvailles pour prendre en main, ne serait-ce qu’un instant, un peu de pouvoir sur sa vie.

    Arelis Uribe donne un porte-voix à ces jeunes femmes, métisses, pauvres ou juste pas assez fortunées pour pouvoir prétendre à autre chose, amoureuses déçues d’avance qui perçoivent leur vie comme insignifiante, et y apporte tout son sens. Elle leur donne, enfin, leur place et leur importance.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Millon
    Postface de Gabriela Wiener
    Quidam éditeur
    113 pages

  • Buenos Aires Noir – Collectif

    Dans les rues de Buenos Aires, grandes avenues ou sombres impasses, grands parcs et ponts autoroutiers, on croise des dealers et des prostituées, des joueurs de cumbia et des auteurs à succès. Des maris jaloux, des femmes trompées, des familles avec un trou, desaparecidos, et des cafés péronistes.

    Buenos Aires est un endroit tellement invraisemblable qu’il fallut la construire deux fois. La première, c’est Pedro de Mendoza qui s’en chargea. L’Adelantado y avait investi tout l’argent pillé durant le sac de Rome pour monter une fabuleuse expédition ; on pensait alors qu’il existait aux Indes une plante capable de soigner la syphilis, dont il était atteint. Ce fut un désastre : trahi par Alonso de Cabrera, qui avait vendu leurs provisions au plus offrant, Pedro de Mendoza et ses hommes se retrouvèrent acculés par les Indiens Querandies et la faim. Les habitants de ce petit hameau précaire qu’était alors Buenos Aires n’eurent d’autre choix que d’inclure dans leur menu leurs bottes, leurs ceintures mais aussi certains de leurs compagnons. Les deux mille hommes de l’expédition connurent des destins divers ; parmi ceux qui avaient choisi de rester dans la ville, seuls deux cents purent être sauvés et récupérés, dans un état lamentable.
    Plus tard, lorsque le Río de la Plata servit à transporter les richesses extraites des mines d’argent du Potosí, Buenos Aires fut reconstruite. On y installa un fort pour éviter les attaques des pirates et une douane pour contrôler l’exercice du commerce. Les habitants de cette nouvelle Buenos Aires voyaient passer sur les eaux troubles du fleuve les bateaux négriers chargés d’esclaves capturés en Afrique Occidentale, qu’on envoyait travailler dans les mines. Et ceux qui revenait du Potosí avec leurs coffres bourrés d’argent et de métaux précieux. Cette situation attira très vite les contrebandiers. En quelques années, Buenos Aires devint une ville prospère grâce aux trafics illégaux en tout genre, et l’incroyable arborescence de délits et crimes qui la structurait faisait parfois obstacle à la contrebande elle-même. La ville devint plus importante qu’Asunción et Lima au niveau économique et stratégique.

    Dans la veine des autres volumes de la collection Villes noires chez Asphalte, 14 auteurices portègnes nous emmènent visiter chacun un quartier de la grande Buenos Aires. Du touristique San Telmo au bidonville en plein centre de la Villa 31, et de Nuñez à Mataderos, on traverse la ville du Nord au Sud, d’Est en Ouest et de haut en bas, géographiquement et socialement parlant.
    Divisé en trois parties, Buenos Aires noire nous propose donc une exploration géographique et thématique de la capitale la plus européenne d’Amérique du Sud : amour, infidélités et crimes imparfaits. On y trouvera des histoires d’amour perdu, d’amour propre, d’amour desaparecido (car la dictature et l’histoire déchirée et déchirante du pays n’est jamais loin) … Sous ces thématiques et à la lumière crue d’un lampadaire, dans l’humidité de l’automne ou sous la chaleur écrasante de l’été argentin, quand l’électricité ne tient plus et que le marteau solaire rend fou la plupart, ce sont les crimes d’une cité portuaire centrale, d’une ville riche dans un pays qui se donne à voir comme un havre de paix et de prospérité tandis que ses voisins subissent dictatures, guerillas et tempêtes. Les guerres du narcotrafic, la corruption politique et policière liée à la drogue ou pas, les héritages des dictatures militaires et du péronisme, le racisme qui ressort de quasiment toutes les nouvelles tout comme les violences sexuelles. La musique, aussi, et la littérature, bien sûr.
    La blague veut que les Argentins soient les seuls habitants d’Amérique du Sud descendants surtout des bateaux plutôt que des populations indigènes, et les Portègnes en seraient la crème (ou la lie, selon le point de vue, (Les suicidés du bout du monde, de Leila Guerriero)).

    Et quid des auteurices alors ? Le tourisme c’est bien, mais les guides ? Et bien lectrice, lecteur, ma douce brise des bons vents marins, les guides sont de qualité. Si certaines nouvelles m’ont moins touchées que d’autres pour des raisons de goût personnel, nous avons ici une jolie sélection et chaque nouvelle se démarque par son sujet, son traitement, son style, sa plongée dans les psychés portègnes, ou un peu tout à la fois. J’ai bien évidemment un énorme coup de cœur, une très grosse faiblesse, pour la nouvelle de Gabriela Cabezón Cámara qui nous ramène dans une des villas miserias de la capitale, comme elle l’avait fait dans le terriblement magnifique Pleines de grâce. L’histoire de Pablo de Santis dans le quartier de Caballito auprès d’un photographe de presse m’a également beaucoup touchée, dans sa forme, comme dans son sujet qui nous montre les grandes conséquences d’un geste anodin, les violences inextinguibles et leurs résonances particulières dans une piscine vide. Enfin, celle de María Inés Krimer à Monte Castro a terminé de me sécher, tant sa rudesse et son efficacité, enrobée de la chaleur bitumineuse des nuits inflammables m’est restée collé aux cheveux et sur la peau.
    Trois mises en avant, mais vraiment, toutes excellentes. Ariel Magnus termine le recueil avec une histoire qui mêle avec équilibre absurde et malaise pour bien nous achever quand Claudia Piñeiro l’entame avec une trame a priori classique mais donc la noirceur et le cynisme nous montre bien à quoi nous attendre.

    Un parfait recueil qui permet de découvrir une belle troupe d’auteurices et de plonger dans les rues de Buenos Aires aux côtés de celleux qui la connaissent et l’aiment le mieux, que ce soit d’un amour profond, rageur, rejetant ou rejeté, un amour sincère ou dépité, complexe et enfiévré. Un recueil qui rappelle à quel point les villes résonnent et incarnent les sentiments humains les plus forts et transpirent par leurs murs de béton, leurs avenues brillantes et leurs places arborées la prégnance de l’histoire et la lourde noirceur des âmes.

    Auteurices : Verónica Abdala, Leandro Ávalos Blacha, Gabriela Cabezón Cámara, Pablo de Santis, Inés Garland, María Inés Krimer, Ariel Magnus, Ernesto Mallo, Enzo Maqueira, Inés Fernández Moreno, Elsa Osorio, Alejandro Parisi, Claudia Piñeiro, Alejandro Soifer

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Olivier Hamilton et Hélène Serrano
    Éditions Asphalte
    210 pages