Étiquette : alexandra carrasco

  • Bariloche – Andrés Neuman

    Tous les matins, Demetrio et Negro embarquent dans leur camion pour écumer les rues encore désertes de Buenos Aires et les vider de leurs ordures. Ensuite ils prennent un café au bar, toujours le même, même table, mêmes habitués. Puis Negro file à son deuxième travail. Demetrio rentre chez lui, et fait des puzzles ou bien va acheter des puzzles. Pas n’importe lesquels : des puzzles représentant des vues de Bariloche, où il a grandi.

    Quatre heures venaient de sonner quand Demetrio Rota éclaira légèrement la nuit de sa tenue fluorescente. Presque sans réfléchir, il lança un crachat dans la grille d’une bouche d’égout. Il se réjouit d’avoir visé juste. La bouffée moite du Ro de la Plata remontait du port le long de l’avenue Independencia pour aller s’atténuant jusqu’à l’avenue 9 de Julio, où le souffle hivernal de Buenos Aires campait à son aise : épais, continu, corrosif. Le froid n’était qu’un détail.
    Près du camion, qui dégageait une chaude odeur de moteur et d’ordures, de peaux d’orange, d’herbes à maté et d’essence, Demetrio Rota et son camarade grelottaient avec une indifférence d’Esquimaux. Balance les sacs, balance-les-moi, lui criait Negro. Demetrio n’entendait pas. Il regardait la bouche d’égout sans bouger, la tête rentrée dans les épaules comme s’il avait oublié de les baisser. Allez, grouille, qu’est-ce tu fous ? Demetrio l’avait très bien entendu, mais il demeurait figé, les sacs à ses pieds tel un bataillon de bestioles dégoûtantes. Je te signale qu’il est déjà cinq heures, on va tous les deux se foutre dans la merde, Demetrio. Alors celui-ci soupira et se baissa pour envoyer le premier sac à Negro. La bouche d’égout laissait entendre un lointain écoulement, tout au fond.

    Bariloche, dans une géographie fantasmée, c’est un peu Saint Moritz dans les Andes : des montagnes, des sapins, des lacs et du ski. Grande destination touristique pour toute l’Amérique du Sud, c’est aussi une région d’exploitation forestière, domaine dans lequel travaillait le père de Demetrio, avant la fermeture. Pour lui, Bariloche ce sont les souvenirs âpres de la rudesse paternelle et de la tendresse du premier amour. À travers ces puzzles qu’il acquiert et complète, ce sont des morceaux de son passé qui apparaissent et disparaissent, illusions volatiles et rêves lourds dans l’esprit de Demetrio. Au milieu des montagnes de déchets de la capitale, il se sent de plus en plus déconnecté, poupée mécanique d’un jeu qui lui échappe ; les habitudes se troublent, ne rassurent plus, les amours arrachées sont sans espoir car il est incapable de penser son futur.
    Demetrio n’appartient ni à son présent, à ces rues de Buenos Aires qui alignent les destinations lointaines comme les ordures et les âmes ignorées ; ni à son passé, morcelé entre les souvenirs rudes et les images d’Épinal de ses puzzles, une échappatoire illusoire qui ne trompe pas. Détaché, égaré, Demetrio trouvera-t-il une attache, une carte, une boussole, pour retrouver un semblant de sens ?

    Andrés Neuman a décidément beaucoup de talent, notamment celui de nous raconter des personnages faillibles, touchants et perdus. Après le voyage autour du monde, du temps et de la vie de Yoshie Watanabe dans Fracture, il nous emmène, dans un format beaucoup plus court mais tout aussi beau et intense, auprès d’un homme qui a déjà perdu sa route et qui semble se demander s’il faut vraiment la retrouver. Avec poésie et humanité, Andrés Neuman dresse une géographie argentine qui montre les gouffres et les frontières internes, et raconte les cartes fragiles et éphémères que l’on dessine pour se retrouver.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco
    Éditions Buchet-Chastel
    180 pages

  • Tu parles comme la nuit – Vaitiere Rojas Manrique

    Notre narratrice a quitté son pays, le Venezuela, pour la Colombie. Arrivée à Bogotá avec son mari Alberto et leur petite fille Alejandra, elle se retrouve face à une nouvelle forme de solitude et d’abandon. Isolée et apeurée, elle décide d’écrire des lettres à Franz, son correspondant imaginaire.

    Franz, ami inespéré,
    Je n’entamerai pas cette correspondance par d’hypocrites formules de politesse. Je serai sincère dès la première ligne : j’ai du mal à m’intéresser aux autres. Aujourd’hui, je ne m’enquiers de la vie de personne, sauf du père de ma fille, alors même que, retournement de situation, il ne voit plus l’intérêt de me raconter la sienne. Il faut dire qu’il y a cinq ans, je me payais le luxe de m’en soucier comme d’une guigne. C’était une autre époque, peut-être meilleure que celle d’où je t’écris. À présent tout a changé, les rares points d’appui et autres combines que j’avais ont disparu, partis en sucette.
    Je passe donc les comment vas-tu ?
    Je parie que si l’occasion se présentait de prendre un café avec toi, de connaître ton visage, de te parler en tête à tête, je la gâcherais. Me voilà désarmée, sans recours, parée de mon unique paire de lunettes rayées, cassées, et quand j’essaie de parler aux autres, les mots s’agglutinent au fond de ma gorge, collent à ma langue, alors je malmène les oreilles de mes auditeurs avec mes bafouillages, j’oublie ce que je voulais dire une seconde plus tôt et je fuis.
    Heureusement, je peux encore écrire, je peux encore exprimer un peu de ce qu’il y a de bon en moi, je n’ai pas tout perdu. Un de ces jours, je risque de me réveiller en parfaite bonne à rien.

    Elle fait partie de ces millions de Vénézuélien·nes qui ont quitté leur pays ces dix dernières années, fuyant la crise économique, politique, la faim et la violence. Comme beaucoup d’autres, elle est partie en Colombie, le voisin, dans une inversion des flux sans précédent. Le déclic de la fuite, ce fut sa fille Alejandra, deux ans, encore nourri au sein par manque de nourriture. Mais l’arrivée en Colombie n’est pas le havre de paix, le nouveau départ rassérénant.
    À sa naissance, pour cacher une blessure involontaire, les infirmières ont annoncé à sa mère que la petite « rejetait son environnement ». Annonce fausse mais anticipatrice des difficultés sociales qui poursuivront la narratrice toute sa vie. Au Venezuela, les médecins n’ont jamais su dire exactement ce qu’elle avait, ce qu’elle était. En Colombie, le parcours recommence, et en parallèle de la recherche d’un diagnostic (autisme, trouble bipolaire, dépression…), la narratrice tente de se retrouver en retraçant son chemin. L’exil a définitivement coupé les liens avec une famille qu’elle n’appréciait guère, exacerbe sa rage devant la déchéance de son pays et la met face au racisme quotidien qui vient lui clouer la langue. Car en plus de ses difficultés à s’intéresser et aller vers les autres, de peur de buter, de s’égarer, se tromper, ennuyer, prendre la parole à Bogotá c’est se dévoiler, se dire vénézuélienne, faire entendre l’accent voisin mais étranger, celui qui envahit, qui prend le travail des autres, qui mendie, c’est une faille que le moindre commentaire peut rendre béante. Seule avec sa fille la majorité du temps, elle prend donc un correspondant, Franz (tu auras sans doute deviné le nom de famille), et trouve dans l’écriture la seule manière de faire sortir les angoisses, les questionnements et la colère. Les doutes, aussi. Cet exil si douloureux et difficile qui laissait miroiter un nouveau départ, fallait-il le faire ? Ou bien rester au pays, à ne plus attendre que les choses aillent mieux mais sans espoir déçu.
    Étrange étrangère dans un pays inconnu, dont la langue, bien que commune, trahit et blesse, elle ne trouve que dans cette correspondance et dans la littérature le lieu de son repos. Mais pour Alejandra, elle le sait, elle doit parvenir à dépasser cela.

    Récit de l’exil et de la recherche, Tu parles comme la nuit raconte à vif les multiples départs et fuites consécutives à l’arrachement géographique. Vaitiere Rojas Manrique interroge la destruction et la reconstruction, la perte de sens et l’incompréhension autant sociale qu’intime, personnelle, politique d’une situation aberrante et insaisissable tant pour les autres que pour l’exilée. Remuant et poétique, c’est une voix forte qui s’élève, qu’il faut écouter et ne pas oublier.

    Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Alexandra Carrasco
    Éditions Payot-Rivages
    171 pages

  • La soustraction – Alia Trabucco Zerán

    Iquela et Felipe, deux jeunes chilien-nes, trainent leur vie et leurs questionnements dans les rues de Santiago. Fils et fille d’opposants à la dictature de Pinochet, ils ne peuvent que constater que le retour à la paix et la démocratie n’a pas pansé toutes les plaies, loin de là. Lorsque Paloma, fille d’une ancienne camarade de lutte de leurs parents et exilés en Allemagne, annonce que sa mère vient de décéder et souhaitait être enterrée au Chili, ce sont de vieilles histoires, de grands symboles et de grandes aventures qui tombent sur nos deux Santiaguinos.

    Bien espacés : un dimanche oui et l’autre pas, voilà comment ont commencé mes morts, sans aucune régularité, un week-end sur deux, parfois deux d’affilée, ils me surprenaient toujours dans les endroits les plus incongrus : couchés aux arrêts de bus, dans les caniveaux, les parcs, pendus aux ponts et aux feux rouges, flottant et descendant à toute allure la rivière Mapocho, les corps dominicaux m’apparaissaient dans chaque coin de Santiago, les cadavres hebdomadaires ou bimensuels que j’additionnais méthodiquement, et leur nombre croissait comme croît la mousse, la rage la lave, ça montait, montait, mais justement, les additionner posait problème car monter n’avait pas de sens puisqu’on sait que les morts tombent, incriminent, tirent vers le bas, comme ce macchabée que j’ai trouvé affalé sur le trottoir pas plus tard qu’aujourd’hui, un mort solitaire qui attendait tranquillement mon arrivée, alors que je passais tout à fait par hasard avenue Bustamante, en quête d’une gargote où boire quelques bières pour combattre la canicule, cette chaleur poisse qui fait fondre jusqu’aux calculs les plus froids […]

    Paloma atterrit bien à Santiago, mais pas le cercueil de sa mère. Ce matin-là, la ville se réveille sous une averse de cendres, suite à une éruption volcanique lointaine, qui recouvre la ville d’un manteau gris qui s’effrite sous les doigts comme le cadavre d’une mite. Paloma est bien arrivée, mais l’avion de sa mère, qui suivait, a été dérouté en Argentine et a atterri à proximité de Mendoza. Pas si loin que ça, mais de l’autre côté d’une frontière fermée et d’une cordillère andine. Peu de questions à se poser, Paloma, flanquée de ses deux anciennes connaissances, à peine ami-es ados et presque inconnu-es aujourd’hui, dégottent un corbillard et prennent la route des montagnes pour aller chercher Ingrid et la ramener à sa dernière demeure.

    Iquela et Felipe se connaissent depuis l’enfance, ont quasiment grandi ensemble. Les parents de Felipe ont rapidement rejoint les rangs des opposants, et il partage son temps entre la maison de sa grand-mère à Chinquihue et celle d’Iquela et ses parents. Paloma, c’est une rencontre d’un soir pour Iquela, lors d’un rassemblement, peut-être le 5 septembre 1988 lors du référendum qui mettra fin au règne sanglant de Pinochet. Une rencontre déjà pleine de mystère et de transgression, de non-dits, de non-mots et d’admiration.
    Lorsqu’elle revient, Paloma est encore pleine de ce Chili-là, des souvenirs de ses parents à son espagnol, mélange de manuels scolaires et d’expressions surannées, et elle provoque, comme l’éruption volcanique et la pluie de cendres, un bouleversement dans le fragile écosystème qu’est la vie d’Iquela, de sa mère et de Felipe. Un séisme silencieux qui fait remonter les secrets des disparitions, les frustrations des mots tus, et les morts, que compte Felipe pour arriver à un compte nul, un équilibre inatteignable entre les disparus et les retrouvés.
    Iquela tente de composer entre une mère complètement obsédée et traumatisée par la dictature, terrifiée par tout et surtout par l’idée d’oublier et Felipe, qui part dans son monde, un monde de fantômes, d’absents, de pensées continues et inarrêtables. L’arrivée de Paloma, coup de pied dans la fourmilière, et leur road-trip jusqu’à Mendoza, pourra être tout autant un chemin libératoire que le tremblement qui les broiera.

    On passe de la voix de Iquela, posée bien que perdue, à la recherche d’une rationalité et d’un sens tant à sa vie qu’à son histoire, à celle de Felipe, déjà loin, déjà irrattrapable, qui prend à peine le temps de respirer et nous raconte les morts qui viennent à lui pour être compter, son enfance chez sa grand-mère et ce père mort, trahi peut-être, auquel il ressemble trop. On suit trois jeunes gens avec une histoire commune, qui ont grandi différemment, et qui restent malgré eux les porteurs d’un héritage beaucoup trop lourd et trop violent, qui parasite les mots et les âmes et les enduit d’une couche de cendres bien trop lourde, elle aussi.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Alexandra Carrasco
    Éditions Acte Sud
    206 pages