Étiquette : alexandra carrasco-rahal

  • Austral – Carlos Fonseca

    Julio Gamboa vit aux États-Unis avec sa femme Marie-Hélène. Il y est arrivé jeune, depuis le Costa Rica et y travaille depuis comme professeur de littérature. Alors que quelques tensions se cristallisent avec son épouse, il apprend que son amie et amour de jeunesse, Aliza Abravanel, est morte en lui laissant une mission : écrivaine, elle travaillait sur son dernier ouvrage et souhaite que ce soit lui qui en termine l’édition. A la croisée de ses vies, Julio partira donc en Argentine, là où Aliza a fini sa vie, pour plonger dans l’œuvre de son amie.

    Il n’est jamais allé dans le désert, mais il l’a souvent imaginé.
    Voilà pourquoi, quand il examine la carte postale qu’il tient dans les mains, il croit d’abord y reconnaître une plaine aride vue du ciel. Peu importe que la photographie soit en noir et blanc. Il imagine des tons sable, une atmosphère d’ennui, une sensation de vide. A priori il n’y a personne sur l’image, rien sinon une dizaine de lignes tracées avec rigueur qu’il traduit aussitôt en rues solitaires dans un ancien coron minier. Il observe les monticules blancs qui occupent les bords du rectangle et se dit que ce sont des nuages. A ce moment-là il se met à douter.
    Lors d’un deuxième examen, les taches blanches perdent leur légèreté et commencent à ressembler à des collines de sel. La plaine se transforme d’un coup en un immense désert de sel. Les lignes droites correspondent aux chemins sur lesquels circulaient les wagons remplis de salpêtre autour de cette usine désaffectée qui lui rappelle, dans une dernier envol de fantaisie, la surface rugueuse de la lune, avec ses vallées et ses cratères, ses géométries archaïques. C’est seulement alors, l’imagination ayant atteint ses limites, qu’il se dit ce qu’il sait déjà : il s’agit tout bêtement de la photographie d’une vitre sale et là où il a cru reconnaître un désert, un lac salé ou la lune, il n’y a que de la poussière.

    Lectrice, lecteur, poussières rémanentes de ma mémoire, c’est une très très belle et, je pense, importante découverte que je fais avec Carlos Fonseca et ce roman. C’est très beau, mélancolique, profond, plein de surprises, de fractales et d’émotions. C’est un roman très markerien, qui m’a rappelé souvent Sans soleil dans sa construction et ses questionnements. Qu’est-ce donc, alors, me demanderas-tu ? Et bien je vais tenter de t’en dire plus.

    Julio débarque donc à Humahuaca, petite ville proche de la Bolivie, au milieu des salar. C’est ici qu’Aliza a passé ces dernières années. Après dix ans à lutter et sombrer dans l’aphasie, elle laisse dans ce désert de sel une œuvre complexe dans laquelle va se plonger Julio. Le père d’Aliza, Yitzhak Abravanel, avait en son temps interviewé l’anthropologue Karl-Heinz von Mülhfeld qui avait travaillé sur le projet Nueva Germania. Aujourd’hui encore le nom d’une province paraguayenne, Nueva Germania était à l’origine le projet insensé de Berhnard Förster et sa femme, Elisabeth Förster-Nietzsche. La sœur du célèbre philosophe, nazie avant l’heure, et son mari souhaitent créer en Amérique du Sud une communauté aryenne libre et purifiée, qui finira dans la maladie et la déroute. Mais au milieu de toutes ces figures en émerge une autre, silencieuse et pourtant hurlante : celle de Juvenal Suarez. ce jeune indigène, à l’époque de Mühlfeld, surnommé le Muet, vient faire écho à la figure de Aliza, elle aussi muette désormais, et porteuse d’un héritage qu’elle doit transmettre, quand Juvenal a décidé de perdre sa voix en résistance, de rejeter l’espagnol, lui le dernier de son peuple, seul représentant de sa culture décimée par les maladies et la colonisation. S’il doit parler ce sera dans sa langue, pour la faire résonner encore.

    « Le théâtre d’une voix qui se bat contre l’histoire
    Les silences d’une langue qui lutte contre l’oubli »

    Dans un second temps, et ici une seconde partie intitulée Le dictionnaire de la perte, Aliza raconte, et Julio découvre, ses expéditions au Guatemala et sa réflexion continue autour de la figure paternelle, ici en la comparant à Wittgenstein et ses travaux sur le langage, nouvel écho (développement fractal ?) à la vie et au travail d’Aliza. Ce dictionnaire l’amènera à son tour au Guatemala sur les traces de la mémoire des crimes génocidaires commis sous la dictature de Efraín Ríos Montt.

    Langage perdu, parole tue, mémoire à reconstituer et faire connaître, façonnage des identités multiples, Carlos Fonseca nous propose là une œuvre complexe et fascinante, véritable enquête dans le labyrinthe de l’histoire, tant intime que collective. De la parole perdue d’Aliza et Juvenal à celle demandée et rendue aux victimes, proches et survivant-es du génocide guatémaltèque, Carlos Fonseca dresse une carte topographique des nuances de la mémoire, de ses montagnes et de ses creux, ses fosses profondes et ses ombres portées. Les paysages révèlent aussi les caractères et les questionnements, de la forêt tropicale dense et dévorante du Paraguay et du Guatemala aux salars arides et trompeurs d’Argentine, sans oublier les villes états-uniennes, les rues parallèles de Cincinnati, la neige qui étend le silence.

    Julio se retrouve confronté non seulement au souvenir de son amie, leurs moments partagés et ceux perdus, brisés par une séparation sans doute idiote mais fondamentale à ce moment-là, il se retrouve également face à sa propre identité, le lui Costa-Ricain qui se veut aussi voire plus états-unien que nature, qui reste malgré tout amputé de quelque chose après lequel il court, ou qu’il essaie peut-être de se dissimuler depuis des décennies. Lui, qui parle et se souvient, sera-t-il le libérateur, le messager, ou bien le récipiendaire d’une connaissance qui lui échappait ?

    D’une colonie aryenne à la fin du XIXème siècle au Guatemala, Carlos Fonseca tisse une enquête envoûtante et philosophique qui nous prend dans un suspense haletant et réserve son lot de surprises et d’émotions. Il nous renvoie à la complexité de chacun et du monde, miroir brisé qui apporte une vérité intense et révélatrice, dont on sait qu’il faudra du temps pour l’absorber en plein, si tant est que cela s’avèrera possible.

    Traduit de l’espagnol (Costa Rica) par Alexandra Carrasco-Rahal)
    Collection Scribes (Gallimard)
    238 pages

  • Je tremble, ô matador – Pedro Lemebel

    On l’appelle la Folle du Front. Elle vit à Santiago dans une vieille maison, et après s’être prostituée pendant quelques temps, elle brode, désormais. Des nappes, des napperons, des angelos, des fleurs et des vases. On est en 1986, et cette femme transgenre plus toute jeune accepte, par amour pour un tout frais étudiant révolutionnaire, de garder chez elle des caisses qui contiendraient des livres. Plus probablement tout ce qu’il faut pour attenter à la vie de Pinochet.

    Comme un voile soulevé sur le passé, un rideau brûlé flottait à la fenêtre de la maison en ce printemps 86. Une année marquée au feu des pneus qui fumaient dans les rues d’un Santiago quadrillé par les patrouilles de police. Un Santiago qui venait de s’éveiller au martèlement des casseroles et aux fulgurantes coupures de courant ; des chaînes étaient jetées en l’air, sur les câbles électriques parcourus d’étincelles. Alors venait la nuit noire, les phares d’un camion blindé, les arrête-toi, connard, les détonations et les cavalcades terrifiées lézardant la nuit feutrée dans un bruit de castagnettes métalliques. Des nuits funèbres, ourlées de cris, de l’inlassable « Il va tomber » et de tant et tant de communiqués de dernière minute dont on entendait chuchoter l’écho au « Journal de Radio Cooperativa ».
    Avec ses trois étages et son escalier unique, colonne vertébrale conduisant aux combles, la petite maison maigrelette occupait alors un coin de rue. De tout là-haut, on pouvait voir la ville pénombre que couronnait le voile blafard de la poudre. C’était en fait un pigeonnier, muni d’une simple balustrade pour étendre les draps, les nappes et les slips que brandissaient les mains tam-tam de la Folle du Front. Lors de ses matinées fenêtres ouvertes, elle fredonnait Je tremble, ô matador, j’ai peur de voir flotter ton sourire le soir. Tout le voisinage était au courant de la particularité du nouveau voisin, une fiancée trop enchantée d’avoir trouvé cette ruine. Une tantouze au sourcil froncé, venue demander un jour si la bâtisse lézardée par les tremblements de terre à l’angle de la rue était à louer.

    Lectrice, lecteur, mon océan interdit, ferme les yeux. Dans ce magnifique roman de Pedro Lemebel, tout est sensation, tout est émotion, tout est rage et passion. Notre héroïne, la Folle du Front, après une enfance violente et abusive et une première partie de vie tout aussi dramatique, entre trottoir et drogue, se pose dans cette maison bancale avec ses fils, ses aiguilles et son amour pour les chansons d’amour. Grandiloquente et passionnée, elle ne s’en laisse pas pour autant compter. Et malgré les silences de Carlos et de ses compagnons qui viennent squatter et son salon et son grenier pour de soi-disant club de lecture ou groupe de révision, elle comprend bien que ce qui se trame derrière n’est ni très catholique, ni très pinochet-compatible. Mais de tout ça, elle ne veut pas s’en mêler. Qu’ils soient de droite ou de gauche, les militants et autres n’ont jamais fait grand cas des homosexuels, au mieux. Et pourtant que son cœur bat, que son corps vibre et que la cordillère tremble quand elle croise les yeux du jeune militant et que leurs peaux s’effleurent.
    C’est ici l’histoire flambante et flamboyante d’un amour trouble et impossible dans une période qui pourtant pourrait annihiler toute passion. Un amour aussi intense qu’il reste suspendu à son impossibilité, à sa naissance au mauvais endroit, au mauvais moment, entre les mauvaises personnes. Celle qui aime trop et trop tard, et celui qui se laisse aimer à trois pas de distance, préférant épouser sa cause et ses idées. Mais tout amour est bouleversement, et la Folle du Front, qui avait décidé de ne pas se sentir concernée par la dictature autrement que par la tristesse devant ces femmes qui attendaient le retour de leurs hommes, accepte de regarder en face et d’exister dans l’espace politique que lui amène Carlos. Notre jeune étudiant, quant à lui, aura peut-être appris à accepter certaines parts de lui-même et à donner un sens autre que politique à sa lutte : celle pour plus d’humanité.
    Avec ses envolées lyriques et poétiques lumineuses, la narration de Lemebel ressemble à son personnage : la Folle du Front enivre sa vie et son quotidien de chansons d’amour, de volants, de chapeaux de couleur et de mille accessoires et attentions qui détonnent dans la violence de Santiago. Au contrepied et à contre-temps, nous entrons par moment dans l’intimité du couple dictatorial dans lequel la Première Dame assomme son sanguinaire mari de sa logorrhée insensée tandis que le dictateur se perd dans les souvenirs d’une enfance aigrie et les cauchemars d’une chute imminente. Là où la Folle du Front s’approprie avec goût et détermination les vêtements et les objets pour ramener de la joie dans la vie, la Première Dame ne les voit qu’avec dédain, signe de mauvais goût ou de supériorité. Par deux fois et à distance se croiseront les deux couples, reflet diffracté d’un miroir brisé irrémédiablement que seul une chute pourrait réparer.

    Je tremble, ô matador est un roman d’une puissance incroyable, une histoire d’amour d’une beauté comme seule l’ont ces amours dont on sait qu’elles ne seront jamais mais sur lesquelles on ne peut se résoudre à fermer ni les yeux ni le cœur, ni l’âme, tant elles irradient au-delà des amants malheureux. Pedro Lemebel brode, comme sa Folle, des mots d’une finesse dans la violence, la merde et les incendies ainsi que des scènes absolument majestueuses, de la traversée par notre Folle d’une armada de flics telle une reine, au fantasme révoltant d’une tribu de généraux se gavant et dégorgeant de bouffe et de haine sur une nappe à l’innocence violentée. Comme le dit si bien Emmanuelle Bayamac-Tam dans la préface, « Dans Je tremble, ô matador, rien n’est absolument frivole et tout est politique ». Telle une envolée de pétales chamarrés dans les nuages gris des lacrymos, Je tremble, ô matador est un feu d’artifice flamboyant, sensuel et subversif dans le chaos d’un pays brisé.

    Je tremble, ô matador a été adapté au cinéma par Rodrigo Sepúlveda

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Alexandra Carrasco-Rahal
    Préface d’Emmanuelle Bayamac-Tam, Quentin Zuttion et Alexandra Carrasco-Rahal
    Éditions Gallimard
    194 pages

  • Fracture – Andrés Neuman

    M. Watanabe rentre dans le métro de Tokyo, ce 11 mars 2011, lorsque la terre se met à trembler. L’épicentre, approximativement à 130 km des côtes du Nord-Est de l’île Honshū, transmet la fracture initiale en déchirures qui soulèvent l’océan. Une vague de 30m vient arracher les côtes, jusqu’à 10km dans les terres. Sur ces côtes, une centrale nucléaire perd son système de refroidissement. Les cœurs fusionnent. Depuis son appartement tokyoïte, M. Watanabe constate et suit l’évolution de la situation, les discours internes, externes, les mouvements de population. De ces fissures ressortent d’autres souvenirs, celui d’une bombe, non, deux, 66 ans plus tôt, qui ont laissé sur (et dans) la peau de M. Watanabe les cicatrices d’un feu nucléaire dont personne n’a su quoi faire.

    Le soir semble calme, mais le temps est aux aguets. M. Watanabe fouille dans ses poches comme si, en insistant un peu, les objets absents pouvaient se manifester. Ses étourderies sont de plus en plus fréquentes. Cette fois, il a laissé sa carte de métro sur la table, à côté de ses lunettes : il visualise clairement les deux objets qui le narguent. Agacé, Watanabe se dirige vers une des machines. Pendant qu’il effectue son opération, il observe un groupe de jeunes touristes perplexes devant l’enchevêtrement de stations. Les touristes font des calculs. Des chiffres émergent de leurs lèvres, s’élèvent et se dissipent. Il toussote et retourne à son écran. Les jeunes le regardent d’un air vaguement hostile. M. Watanabe les écoute délibérer dans cette langue mélodique et emphatique qu’il connaît si bien. Il hésite à leur proposer son aide, ainsi qu’il l’a fait pour tant de visiteurs consternés par le métro de Tokyo. Mais il est bientôt trois heures moins le quart, il a mal aux reins, il a hâte de rentrer.

    Devant cette faille béante, M. Watanabe est lui aussi submergé. Il était à Hiroshima le 6 août 1945, et aurait dû être à Nagasaki, auprès de la famille qui lui restait, le 9. Double survivant de la mère de toutes les bombes, de l’attaque qui a laissé le monde muet de stupeur et lui orphelin, Watanabe sent le réveil de pensées sédimentées, brassées par les vagues de Fukushima. Il n’est jamais retourné à Nagasaki après la bombe et a porté sur lui toute sa vie les marques de questions imposables et sans réponse. Serait-il temps pour lui de payer le tribut de son absence et de sa survie ?

    En alternance de ce 11 mars et des jours qui suivent, nous rencontrons quatre femmes, qui viennent aux nouvelles. Car M. Watanabe, une fois ses études terminées, a quitté le Japon. Il a vécu en France, aux États-Unis, en Argentine puis en Espagne, et est tombé amoureux. Ces femmes, Violette, Lorrie, Mariela et Carmen, nous racontent leur Yoshie Watanabe et leur vie. En faisant une place à cet étrange étranger, parfois dans des moments charnières de l’histoire de leur pays, ces femmes résolvent un bout du puzzle, racontent par leurs mots ce que Watanabe n’a jamais pu (su ?) raconter. Le poids de ce silence, l’humiliation nationale et la nécessité politique de l’oubli a-t-elle été la raison de son exil ? En se confrontant avec acharnement et passion à trois langues nouvelles, quatre cultures étrangères, cherche-t-il une autre approche sur le feu nucléaire qui brûle encore silencieusement, une langue qui aurait les mots pour le penser, qui aurait créé les temps grammaticaux pour le raconter ? En touchant ces corps non irradiés, ces peaux sans cicatrices, ces mémoires avec d’autres blessures que les siennes, qui portent d’autres culpabilités et d’autres poids, effleurera-t-il l’apaisement qui lui semble interdit ?
    Après le tsunami, il entamera un nouveau voyage, à l’intérieur de son île cette fois, pour voir celles et ceux qui sont resté·es et les écouter, leur donner la parole et l’attention que les hibakusha n’ont jamais eu.

    Andrés Neuman fait le portrait d’un homme qui a traversé la seconde partie du XXème siècle et certains de ses grands moments : les bombes, la guerre du Viêt-Nam, la guerre des Malouines et le retour de la démocratie en Argentine, puis la crise économique, Tchernobyl, les attentats de Madrid (un autre 11 mars, le calendrier a un certain sens de la dramaturgie). Un homme qui a mené sa vie en s’échappant, en cherchant peut-être un havre qui lui apporterait des réponses, ou un oubli impossible. Les récits fragmentaires et complémentaires de Violette, Lorrie, Mariela et Carmen viennent combler à traits d’or les fissures de Yoshie, suivant en cela l’art traditionnel du kintsugi. Elles révèlent ainsi son histoire et redonnent à l’homme son entièreté, mettent en lumière, enfin, ses fractures.

    Lectrice, lecteur, ma faille (a)dorée, ce roman choral se pare de la plus grande des douceurs pour nous raconter l’indicible et la survie, mais aussi la reconstruction face et grâce à l’autre, grâce à d’autres langues, racines de nouvelles pensées, sans nous laisser pour autant croire que toutes les blessures peuvent être guéries. Certaines cicatrices restent dans la chair, et plus que l’oubli il faut pouvoir les laisser parler pour nous apaiser, un peu.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco-Rahal
    Éditions Buchet-Chastel
    519 pages