Je tremble, ô matador – Pedro Lemebel

On l’appelle la Folle du Front. Elle vit à Santiago dans une vieille maison, et après s’être prostituée pendant quelques temps, elle brode, désormais. Des nappes, des napperons, des angelos, des fleurs et des vases. On est en 1986, et cette femme transgenre plus toute jeune accepte, par amour pour un tout frais étudiant révolutionnaire, de garder chez elle des caisses qui contiendraient des livres. Plus probablement tout ce qu’il faut pour attenter à la vie de Pinochet.

Comme un voile soulevé sur le passé, un rideau brûlé flottait à la fenêtre de la maison en ce printemps 86. Une année marquée au feu des pneus qui fumaient dans les rues d’un Santiago quadrillé par les patrouilles de police. Un Santiago qui venait de s’éveiller au martèlement des casseroles et aux fulgurantes coupures de courant ; des chaînes étaient jetées en l’air, sur les câbles électriques parcourus d’étincelles. Alors venait la nuit noire, les phares d’un camion blindé, les arrête-toi, connard, les détonations et les cavalcades terrifiées lézardant la nuit feutrée dans un bruit de castagnettes métalliques. Des nuits funèbres, ourlées de cris, de l’inlassable « Il va tomber » et de tant et tant de communiqués de dernière minute dont on entendait chuchoter l’écho au « Journal de Radio Cooperativa ».
Avec ses trois étages et son escalier unique, colonne vertébrale conduisant aux combles, la petite maison maigrelette occupait alors un coin de rue. De tout là-haut, on pouvait voir la ville pénombre que couronnait le voile blafard de la poudre. C’était en fait un pigeonnier, muni d’une simple balustrade pour étendre les draps, les nappes et les slips que brandissaient les mains tam-tam de la Folle du Front. Lors de ses matinées fenêtres ouvertes, elle fredonnait Je tremble, ô matador, j’ai peur de voir flotter ton sourire le soir. Tout le voisinage était au courant de la particularité du nouveau voisin, une fiancée trop enchantée d’avoir trouvé cette ruine. Une tantouze au sourcil froncé, venue demander un jour si la bâtisse lézardée par les tremblements de terre à l’angle de la rue était à louer.

Lectrice, lecteur, mon océan interdit, ferme les yeux. Dans ce magnifique roman de Pedro Lemebel, tout est sensation, tout est émotion, tout est rage et passion. Notre héroïne, la Folle du Front, après une enfance violente et abusive et une première partie de vie tout aussi dramatique, entre trottoir et drogue, se pose dans cette maison bancale avec ses fils, ses aiguilles et son amour pour les chansons d’amour. Grandiloquente et passionnée, elle ne s’en laisse pas pour autant compter. Et malgré les silences de Carlos et de ses compagnons qui viennent squatter et son salon et son grenier pour de soi-disant club de lecture ou groupe de révision, elle comprend bien que ce qui se trame derrière n’est ni très catholique, ni très pinochet-compatible. Mais de tout ça, elle ne veut pas s’en mêler. Qu’ils soient de droite ou de gauche, les militants et autres n’ont jamais fait grand cas des homosexuels, au mieux. Et pourtant que son cœur bat, que son corps vibre et que la cordillère tremble quand elle croise les yeux du jeune militant et que leurs peaux s’effleurent.
C’est ici l’histoire flambante et flamboyante d’un amour trouble et impossible dans une période qui pourtant pourrait annihiler toute passion. Un amour aussi intense qu’il reste suspendu à son impossibilité, à sa naissance au mauvais endroit, au mauvais moment, entre les mauvaises personnes. Celle qui aime trop et trop tard, et celui qui se laisse aimer à trois pas de distance, préférant épouser sa cause et ses idées. Mais tout amour est bouleversement, et la Folle du Front, qui avait décidé de ne pas se sentir concernée par la dictature autrement que par la tristesse devant ces femmes qui attendaient le retour de leurs hommes, accepte de regarder en face et d’exister dans l’espace politique que lui amène Carlos. Notre jeune étudiant, quant à lui, aura peut-être appris à accepter certaines parts de lui-même et à donner un sens autre que politique à sa lutte : celle pour plus d’humanité.
Avec ses envolées lyriques et poétiques lumineuses, la narration de Lemebel ressemble à son personnage : la Folle du Front enivre sa vie et son quotidien de chansons d’amour, de volants, de chapeaux de couleur et de mille accessoires et attentions qui détonnent dans la violence de Santiago. Au contrepied et à contre-temps, nous entrons par moment dans l’intimité du couple dictatorial dans lequel la Première Dame assomme son sanguinaire mari de sa logorrhée insensée tandis que le dictateur se perd dans les souvenirs d’une enfance aigrie et les cauchemars d’une chute imminente. Là où la Folle du Front s’approprie avec goût et détermination les vêtements et les objets pour ramener de la joie dans la vie, la Première Dame ne les voit qu’avec dédain, signe de mauvais goût ou de supériorité. Par deux fois et à distance se croiseront les deux couples, reflet diffracté d’un miroir brisé irrémédiablement que seul une chute pourrait réparer.

Je tremble, ô matador est un roman d’une puissance incroyable, une histoire d’amour d’une beauté comme seule l’ont ces amours dont on sait qu’elles ne seront jamais mais sur lesquelles on ne peut se résoudre à fermer ni les yeux ni le cœur, ni l’âme, tant elles irradient au-delà des amants malheureux. Pedro Lemebel brode, comme sa Folle, des mots d’une finesse dans la violence, la merde et les incendies ainsi que des scènes absolument majestueuses, de la traversée par notre Folle d’une armada de flics telle une reine, au fantasme révoltant d’une tribu de généraux se gavant et dégorgeant de bouffe et de haine sur une nappe à l’innocence violentée. Comme le dit si bien Emmanuelle Bayamac-Tam dans la préface, « Dans Je tremble, ô matador, rien n’est absolument frivole et tout est politique ». Telle une envolée de pétales chamarrés dans les nuages gris des lacrymos, Je tremble, ô matador est un feu d’artifice flamboyant, sensuel et subversif dans le chaos d’un pays brisé.

Je tremble, ô matador a été adapté au cinéma par Rodrigo Sepúlveda

Traduit de l’espagnol (Chili) par Alexandra Carrasco-Rahal
Préface d’Emmanuelle Bayamac-Tam, Quentin Zuttion et Alexandra Carrasco-Rahal
Éditions Gallimard
194 pages

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