Étiquette : argentine

  • Cadavre exquis – Agustina Bazterrica

    Marcos travaille dans un abattoir, il est le bras droit du directeur et s’occupe de vérifier la qualité de la viande, de traiter avec les éleveurs et les clients. Mais l’abattoir de Marcos s’occupe d’une viande spéciale. En effet, un virus a contaminé toute la faune de la planète. Les animaux, impropres à la consommation et dangereux pour les humains, ont été abattus. L’envie de viande n’a pas disparu pour autant, et certains ont commencé à s’en prendre aux plus pauvres, aux migrants, aux vagabonds, pour assouvir leurs envies. Le gouvernement a alors décidé d’encadrer cette pratique, et a légalisé une viande spéciale, issue d’élevages d’humains…

    Demi-carcasse. Étourdisseur. Ligne d’abattage. Tunnel de désinfection. Ces mots surgissent et cognent dans sa tête. Les détruisent. Mais ce ne sont pas seulement des mots. C’est le sang, l’odeur tenace, l’automatisation, le fait de ne plus penser. Ils s’introduisent durant la nuit, quand il ne s’y attend pas. Il se réveille le corps couvert de sueur car il sait que demain encore, il devra abattre des humains.
    Personne ne les appelle comme ça, pense-t-il, en s’allumant une cigarette. Lui non plus, il ne les appelle pas comme ça quand il explique le cycle de la viande à un nouvel employé. On pourrait l’arrêter à ce seul motif, et même l’envoyer aux Abattoirs Municipaux pour se faire transformer. « Assassiner » serait le mot exact, mais ce mot-là n’est pas autorisé. En ôtant son maillot trempé, il cherche à chasser cette idée persistante selon laquelle c’est pourtant bien ce qu’ils sont, des humains, élevés comme des animaux comestibles. Il va au frigo et se sert un verre d’eau glacée. Il la boit lentement. Son cerveau le prévient que certains mots dissimulent le monde.
    Il y a les mots convenables, hygiéniques. Légaux.

    Marcos vit seul depuis que sa femme est retournée chez sa mère, ne se remettant pas de la mort de leur fils. Lui non plus, d’ailleurs. Il vit ses journées en les hantant, et l’absurdité, l’horreur de ce quotidien macabre et meurtrier ne le quitte plus. Un beau jour, l’un des éleveurs avec lesquels travaille Marcos lui offre une femelle, une PGP, Première Génération Pure, des « têtes » nées et élevées en captivité. Il la garde dans son garage, s’occupant d’elle sans savoir qu’en faire. Serait-ce le début du glissement pour Marcos ?

    Lectrice, lecteur, mon cœur battant, accroche-toi à ta peau, ce premier roman peut mettre à rude épreuve.
    Plus d’animaux donc. Et un contexte de surpopulation tragique. Quand les gens ont commencé à s’entredévorer, certains gouvernements ont mis en place une « Transition ». Et le monde a commencé à s’adapter. Les lois, les éleveurs, les abattoirs, les tanneurs, les laboratoires, les chasseurs. Les gens. On élève donc ces « têtes », qui seront traités, abattus, chassés. On récupère la peau pour le cuir. Mais on fait ça bien, hein. Un code est mis en place : interdiction d’utiliser ces « têtes » comme esclave, que ce soit de travail ou sexuel, interdiction de trafic, contrôle d’hygiène… Viande de bœuf ou viande humaine, même combat.
    Notre cheminement aux côtés de Marcos, dans son quotidien professionnel et personnel, les plongées dans ses souvenirs d’avant, ses errances dans l’ancien zoo à la recherche d’une normalité perdue ou bien d’une confrontation violente avec le nouveau présent nous force à regarder dans sa réalité crue ce monde sans animaux mais avec steak. Un monde dans lequel les inégalités sociales sont régies par le vieil adage « manger, ou être mangé ». Et plane, au-dessus de cela, cette question indicible mais permanente : ce virus était-il réel, ou bien la viande spéciale la seule solution trouvée pour réguler l’espèce humaine, et le virus pour le faire accepter ?

    Agustina Bazterrica n’oublie aucune situation pour nous montrer ce que serait une société dans laquelle le cannibalisme aurait été légalisé, et par là mettre en avant nos rapports de classes (entre humains) et notre rapport à la viande (humaine ou non). Elle le fait avec une distance et une froideur chirurgicale terrifiante, tout autant qu’une inventivité et un suspense glaçant. Et jusqu’au bout, rien ne nous est épargné. Un roman brillant d’une force terrible, inlâchable malgré la nausée.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Margot Nguyen Béraud
    Éditions J’ai Lu
    279 pages

  • Mangeterre – Dolores Reyes

    Mangeterre est bien jeune lorsque sa mère meurt, sous les coups de son père. Elle est à peine plus âgée lorsque sa professeure, Ana, disparaît. Mais Mangeterre a un don, et grâce à celui-ci, la police retrouve le corps d’Ana. Lorsqu’elle goûte la terre foulée par les disparu·es, elle les voit, elle voit ce qui leur est arrivé. Mise au ban par les autres, c’est pourtant une foule de personnes qui vient, jour après jour, déposer une bouteille du sol de leurs proches évanoui·es devant la maison qu’elle habite avec son frère.

    -Les morts ne traînent pas chez les vivants, il faut que tu comprennes ça.
    -Je m’en fous, Maman est toujours ici, chez moi, dans la terre.
    -Arrête ton char, tout le monde t’attend.
    S’ils ne veulent pas m’écouter, j’avale de la terre.
    Avant, je l’avalais pour moi, parce que j’étais en pétard, que ça les dérangeait et que ça leur faisait honte. Ils disaient que la terre était sale, que j’allais avoir le ventre gonflé comme un crapaud.
    -Lève-toi maintenant. Et va te laver.
    Après, je me suis mise à manger de la terre pour d’autres qui voulaient parler. D’autres qui étaient déjà partis.
    -À ton avis, pourquoi il y a des cimetières ? Pour enterrer les gens. Allez, va t’habiller.
    -Je me fous des gens. Maman est à moi, elle reste ici.

    Il y a cette mère dont le fils handicapé mental a disparu, ce frère, policier, qui cherche sa sœur, cet autre frère qui sonde le Paraná de las Palmas. Et tous les autres. En Argentine, le terme disparu·es a depuis longtemps une résonnance particulière, terre dont la terre et la mer garde en son sein précieux, comme ailleurs en Amérique latine, les desaparecidos de la dictature de Videla.
    Ici, ce sont d’autres victimes. Des femmes, beaucoup, des enfants aussi, tou·tes arraché·es au sol par la violence des hommes. Mangeterre la connaît, cette violence qui lui a pris sa mère. Alors qu’elle grandit, elle sait qu’elle y va à grands pas, vers cet affrontement inéluctable.
    En attendant, après son renvoi de l’école, elle traînasse chez elle, avec son frère et ses potes. Ils boivent de la bière, jouent à la Play, se cherchent. Et elle regarde ces bouteilles de tristesse et d’espoir meurtri qui s’accumulent. La douleur de leur consommation jamais n’est compensée par le soulagement de la vérité, toujours insoutenable. Elle choisit donc ses combats et plonge dans la mémoire du sol souillé pour rendre aux mort·es leur dernière vérité, et peut-être un peu de justice.

    On décompte en moyenne 258 féminicides par an en Argentine (212 au 31 octobre 2022, probablement 248 sur l’année. Source : feminacida / Ahora que sí nos ven). Ce fléau, faute d’autre mot, est combattu pied à pied par des militantes, là-bas et ailleurs en Amérique Latine. La jeune Mangeterre grandit au cœur de ce drame. La brutalité des gens et de la société est son quotidien, et la violence une rengaine désagréable. Sa distance et sa froideur, qui pourraient la faire passer pour désabusée, sont avant tout une protection, car elle ressent la peur, le mépris et le froid de la lame dans sa chair lorsqu’elle ingère cette terre humide chargée d’une histoire invisible plus lourde qu’elle.
    Elle aurait de quoi vouloir y disparaître volontairement, dans cette terre. Mais c’est là le tour de force de Dolores Reyes dans cette histoire forte et rugueuse. Si elle n’est jamais dupe, Mangeterre garde, consciemment ou non, quelque rempart en elle, et avance. Les premières amours, les amitiés, les projets, même. Avec son frère à ses côtés, fidèle malgré le danger et l’étrangeté quand tous s’en vont, la terre ne se contente pas de porter la parole des morts, elle peut aussi soutenir le poids des vivantes.

    Un premier roman d’une grande puissance qui pousse les voix des disparu·es et effrite la terre, en attendant qu’elle tremble suffisamment pour les libérer toutes, celles qui y étouffent encore, jusqu’à ce que leurs cris soient entendus.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon
    Éditions J’ai Lu
    250 pages

  • Fracture – Andrés Neuman

    M. Watanabe rentre dans le métro de Tokyo, ce 11 mars 2011, lorsque la terre se met à trembler. L’épicentre, approximativement à 130 km des côtes du Nord-Est de l’île Honshū, transmet la fracture initiale en déchirures qui soulèvent l’océan. Une vague de 30m vient arracher les côtes, jusqu’à 10km dans les terres. Sur ces côtes, une centrale nucléaire perd son système de refroidissement. Les cœurs fusionnent. Depuis son appartement tokyoïte, M. Watanabe constate et suit l’évolution de la situation, les discours internes, externes, les mouvements de population. De ces fissures ressortent d’autres souvenirs, celui d’une bombe, non, deux, 66 ans plus tôt, qui ont laissé sur (et dans) la peau de M. Watanabe les cicatrices d’un feu nucléaire dont personne n’a su quoi faire.

    Le soir semble calme, mais le temps est aux aguets. M. Watanabe fouille dans ses poches comme si, en insistant un peu, les objets absents pouvaient se manifester. Ses étourderies sont de plus en plus fréquentes. Cette fois, il a laissé sa carte de métro sur la table, à côté de ses lunettes : il visualise clairement les deux objets qui le narguent. Agacé, Watanabe se dirige vers une des machines. Pendant qu’il effectue son opération, il observe un groupe de jeunes touristes perplexes devant l’enchevêtrement de stations. Les touristes font des calculs. Des chiffres émergent de leurs lèvres, s’élèvent et se dissipent. Il toussote et retourne à son écran. Les jeunes le regardent d’un air vaguement hostile. M. Watanabe les écoute délibérer dans cette langue mélodique et emphatique qu’il connaît si bien. Il hésite à leur proposer son aide, ainsi qu’il l’a fait pour tant de visiteurs consternés par le métro de Tokyo. Mais il est bientôt trois heures moins le quart, il a mal aux reins, il a hâte de rentrer.

    Devant cette faille béante, M. Watanabe est lui aussi submergé. Il était à Hiroshima le 6 août 1945, et aurait dû être à Nagasaki, auprès de la famille qui lui restait, le 9. Double survivant de la mère de toutes les bombes, de l’attaque qui a laissé le monde muet de stupeur et lui orphelin, Watanabe sent le réveil de pensées sédimentées, brassées par les vagues de Fukushima. Il n’est jamais retourné à Nagasaki après la bombe et a porté sur lui toute sa vie les marques de questions imposables et sans réponse. Serait-il temps pour lui de payer le tribut de son absence et de sa survie ?

    En alternance de ce 11 mars et des jours qui suivent, nous rencontrons quatre femmes, qui viennent aux nouvelles. Car M. Watanabe, une fois ses études terminées, a quitté le Japon. Il a vécu en France, aux États-Unis, en Argentine puis en Espagne, et est tombé amoureux. Ces femmes, Violette, Lorrie, Mariela et Carmen, nous racontent leur Yoshie Watanabe et leur vie. En faisant une place à cet étrange étranger, parfois dans des moments charnières de l’histoire de leur pays, ces femmes résolvent un bout du puzzle, racontent par leurs mots ce que Watanabe n’a jamais pu (su ?) raconter. Le poids de ce silence, l’humiliation nationale et la nécessité politique de l’oubli a-t-elle été la raison de son exil ? En se confrontant avec acharnement et passion à trois langues nouvelles, quatre cultures étrangères, cherche-t-il une autre approche sur le feu nucléaire qui brûle encore silencieusement, une langue qui aurait les mots pour le penser, qui aurait créé les temps grammaticaux pour le raconter ? En touchant ces corps non irradiés, ces peaux sans cicatrices, ces mémoires avec d’autres blessures que les siennes, qui portent d’autres culpabilités et d’autres poids, effleurera-t-il l’apaisement qui lui semble interdit ?
    Après le tsunami, il entamera un nouveau voyage, à l’intérieur de son île cette fois, pour voir celles et ceux qui sont resté·es et les écouter, leur donner la parole et l’attention que les hibakusha n’ont jamais eu.

    Andrés Neuman fait le portrait d’un homme qui a traversé la seconde partie du XXème siècle et certains de ses grands moments : les bombes, la guerre du Viêt-Nam, la guerre des Malouines et le retour de la démocratie en Argentine, puis la crise économique, Tchernobyl, les attentats de Madrid (un autre 11 mars, le calendrier a un certain sens de la dramaturgie). Un homme qui a mené sa vie en s’échappant, en cherchant peut-être un havre qui lui apporterait des réponses, ou un oubli impossible. Les récits fragmentaires et complémentaires de Violette, Lorrie, Mariela et Carmen viennent combler à traits d’or les fissures de Yoshie, suivant en cela l’art traditionnel du kintsugi. Elles révèlent ainsi son histoire et redonnent à l’homme son entièreté, mettent en lumière, enfin, ses fractures.

    Lectrice, lecteur, ma faille (a)dorée, ce roman choral se pare de la plus grande des douceurs pour nous raconter l’indicible et la survie, mais aussi la reconstruction face et grâce à l’autre, grâce à d’autres langues, racines de nouvelles pensées, sans nous laisser pour autant croire que toutes les blessures peuvent être guéries. Certaines cicatrices restent dans la chair, et plus que l’oubli il faut pouvoir les laisser parler pour nous apaiser, un peu.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco-Rahal
    Éditions Buchet-Chastel
    519 pages

  • L’enquête – Juan José Saer

    À Paris, un terrible tueur écharpe des vieilles dames. Telle la brume qui drape les rues de la capitale parisienne en cet hiver glaçant, il échappe à la surveillance et à l’enquête bien compliquée du commissaire Morvan. Depuis neuf mois, plus d’une vingtaine de femmes âgées sont tombées entre les griffes sanguinaires du « Monstre de la Bastille », et Morvan n’y voit pas d’issue, tandis que la population et la préfecture s’impatientent.

    De l’autre côté de l’Atlantique, Pigeon Garay revient en Argentine après vingt ans d’absence. Il conte à ses amis cette terrible histoire de meurtres, tandis que d’autres histoires, d’autres enquêtes, d’autres mystères, se rappellent à lui.

    Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite. Morvan le savait. Et à cause de sn tempérament et peut-être aussi de son métier, presque immédiatement après être rentré de déjeuner, depuis le troisième étage du commissariat spécial du boulevard Voltaire, il guettait avec inquiétude les premiers signes de la nuit à travers les vitres givrées de la fenêtre et les branches des platanes, luisantes et nues en contradiction avec la promesse des dieux, à savoir que les platanes ne perdraient jamais leurs feuilles parce que ce fut sous un platane qu’en Crète le taureau intolérablement blanc aux cornes en demi-lune, après l’avoir ravie sur une plage de Tyr ou de Sidon – en l’occurrence cela revient au même – viola, comme on le sait, la nymphe atterrée.
    Morvan le savait. Et il savait aussi que c’était au crépuscule, lorsque cette boule de fange archaïque et usée qui tourne, obstinément, déplaçait le point où ils s’agitaient, lui, Morvan, et cet endroit appelé Paris, l’éloignant du soleil et le privant de sa clarté dédaigneuse, il savait que c’était à cette heure-là que l’ombre qu’il poursuivait depuis neuf mois, proche et pourtant aussi insaisissable que sa propre ombre, avait coutume de sortir de la mansarde poussiéreuse où elle somnolait et s’apprêtait à frapper. Et elle l’avait déjà fait – tenez-vous bien – vingt-sept fois.

    Prépare-toi, lectrice, lecteur, ma toute belle, à plonger dans les méandres d’esprits tortueux, torturés, égarés et égarants, avec toute la délectation que nous offre l’écriture complexe et piégeuse de Juan José Saer. Piégeuse, car une fois emportée par le rythme endurant et digressif de ses phrases, impossible d’en sortir !
    Pigeon Garay revient donc en Argentine après vingt ans d’absence. Il y retrouve son vieil ami Tomatis ainsi qu’un ami de celui-ci, le plus jeune Soldi, alias Pinocchio. Son retour au pays se double de l’entrée dans une énigme littéraire, celle d’un mystérieux dactylogramme retrouvé dans les affaires du récemment décédé poète Washington Noriega, dont l’auteur et la date d’écriture restent inconnu-es et qui conte la guerre de Troie depuis la conversation de deux soldats, l’un jeune, l’autre âgé. Pigeon est aussi confronté à ses propres mystères, celui de sa redécouverte de ce pays retrouvé après vingt années et celui de son frère, Chat, mystérieusement disparu sans laisser de traces.
    Tandis qu’il raconte à ses amis l’enquête sordide du commissaire Morvan qui a défrayé la chronique parisienne, les réflexions de chacun se mêlent et tracent des chemins improbables, apportant des eaux troubles à des moulins aériens. Chacune des enquêtes, la littéraire, la policière, la familiale, plonge doucement dans l’intime, dans la psyché, les trames s’entre-nourrissent et s’effilochent, se retissent et se dispersent.

    Juan José Saer s’amuse avec les genres, il nous propose un magnifique personnage de commissaire qui erre dans les rues brumeuses de Paris et dans le labyrinthe des esprit criminels les plus terrifiants. Il nous promène en parallèle dans la construction d’un récit narratif, ce que l’on y trouve, ce que l’on y met, ce que l’on y cherche aussi. Que ce soit dans cette violente et trouble enquête policière, ce mystérieux roman entre deux soldats qui voient et vivent différemment une même guerre ou encore le puzzle inachevé d’une vie presque multiple entre deux continents, on se perd et se plaît à chercher une vérité dont l’unicité est, à n’en pas douter, inexistante.

    Une enquête qu’on garde en tête longtemps, et dont on se surprend à chercher, encore et toujours, une résolution qui nous est propre. Un vrai bonheur littéraire !

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Philippe Bataillon
    Le Tripode
    190 pages

  • Les vilaines – Camila Sosa Villada

    Dans le parc Sarmiento de Córdoba, quand le soleil se couche et la lune s’allume derrière les arbres, on entend des clic-clac, des rires, des sifflements, des gémissements et des coups, des cris, des pleurs. La nuit, le parc appartient aux prostituées trans de la ville. Parmi elles, Camila, qui a fui son village de province pour enfin naître à elle-même et vivre au milieu de sa nouvelle famille de trans, ses sœurs, toutes arrivées là avec leurs bagages, leur(s) histoire(s) et leurs bleus qu’elles cachent sous un maquillage éclatant. Elles vivent dans la grande maison rose de tante Encarna, la mère de toutes les trans du parc. Âgée de 178 ans, une poitrine gonflée à l’huile de moteur et le corps comme une carte routière de la violence argentine, la tante veille sur son troupeau et accueille les brebis égarées. Un soir, dans le parc, au milieu des arbres, des grottes, des seringues et des capotes, ce sont des cris différents qu’attrape l’oreille aiguisée de tante Encarna. Blotti dans les buissons, sous les ronces, c’est un bébé qui pleure.

    La nuit est profonde : il gèle dans le parc. De très vieux arbres qui viennent de perdre leurs feuilles semblent adresser au ciel une prière indéchiffrable, mais essentielle pour la végétation. Un groupe de trans fait sa maraude. Elles sont protégées par la futaie. Elles semblent faire partie d’un même corps, être les cellules d’un même animal. C’est comme ça qu’elles bougent, comme si elles formaient un troupeau. Les clients passent dans leurs voitures, ralentissent quand ils voient le groupe, et, parmi les trans, en choisissent une qu’ils appellent d’un geste. L’élue accourt. C’est comme ça que ça se passe, nuit après nuit.
    Le parc Sarmiento se trouve au cœur de la ville. C’est un vaste poumon vert, avec un zoo et un parc d’attraction. La nuit, les lieux deviennent sauvages. Les trans attendent sous les arbres ou devant les voitures, elles promènent leurs charmes dans la gueule du loup, devant la statue de Dante, la statue historique qui donne son nom à l’avenue. Chaque nuit, les trans surgissent du fond de cet enfer, mais personne n’écrit à ce sujet, elles jaillissent afin de faire renaître le printemps.

    La tante Encarna emportera ce petit enfant dans son sac à main. Il sera baptisé Éclat des Yeux. Les trans, elles, continuent leurs vies, avec ce petit être improbable en plus et une tante Encarna habitée par son nouveau rôle de mère.
    Camila va nous présenter toutes ces filles en talons, robes moulantes et armures de fer. Elle va aussi nous raconter son histoire. Touche par touche, elle nous révèle une photographie sur laquelle les passants bien-pensants les regardent les yeux en feu et la bave aux lèvres ; sur laquelle les clients ont la main à la braguette, le cœur brûlant et le pied leste ; sur laquelle la sororité n’est pas juste un concept, mais une question de vie et de mort, aussi. La jeune María, sourde-muette, Natalí la louve-garou, Laura la femme enceinte, la seule née femme du groupe. Il y a aussi les Hommes sans Tête, arrivés meurtris par la guerre d’un pays lointain et qui errent, inoffensifs et perdus. Et Camila, donc, qui a laissé derrière elle un père alcoolique et une mère écrasée par son absence de place. À Córdoba, elle va étudier, et faire le trottoir. Elle raconte sa part de coups, des coups de chance, des coups de foudre et des coups de couteau, la maison rose de tante Encarna, la magie de Machi Trans, prêtresse de toutes les trans. Elle nous parle d’amour, de haine, de douleur, de repossession, de (re)naissance et de vie.

    On se doute que dans ce roman, la part autobiographique est grande. La vie de Camila Sosa Villada aurait pu trouver une incarnation dans un personnage d’Almodóvar. Mais elle est née en Argentine, et son histoire se pare de réalisme magique, de poésie et de mystère. Sur la crête d’une vague incessante, on glisse d’un morceau de vie à l’autre, la légèreté de certains moments balayée brutalement par le goût du sang qui coule entre les dents. Il y a beaucoup d’amour et de lucidité dans le roman de Camila Sosa Villada, beaucoup de tristesse et malgré tout, toujours, une grande rage d’espérance.

    Sous le patronage de la Difunta Correa, les trans du parc Sarmiento de Córdoba, tante Encarna et Éclat des yeux savent que chaque jour de plus est un miracle qui peut s’évaporer dans un souffle dont on ignorait qu’il serait le dernier.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
    204 pages
    Éditions Métailié

  • Brûlées – Ariadna Castellarnau

    Quelque part, à certains moments. Est-ce le monde qui meurt ou l’humanité qui s’éteint, à grand feu ? On ne le sait pas trop, et ce n’est pas très important. Les animaux disparaissent, les gens tombent malades, la terre est infertile, et l’on brûle pour purifier. Dans ce monde plongé en pleine apocalypse au long cours, nous allons suivre quelques vies pendant un instant. Il y en a qui essaient de garder un minimum de contrôle en décidant quand ils mourront, d’autres qui suivent les maigres règles qui restent pour créer une nouvelle normalité, certain·es se regroupent, certain·es partent, reviennent, espèrent.

    Qu’espérer dans un monde que l’on sait fini ? Qu’attendre quand les gens autour de soi meurent ou disparaissent ? Au fil des différents portraits, c’est une toile de désespoir maitrisé, de désarroi intériorisé qui se tisse. De ce qui s’est passé on ne sait rien, la cause en est inconnue, et l’on est plongé dans ce marasme sans repère et aux valeurs bouleversées. Les liens familiaux ou amicaux n’ont plus de sens, le quotidien se résume à un long chemin, une attente vide en quête de nourriture ou d’un lieu protecteur. Il y a malgré tout quelques touches de lumière. Des tentatives de regroupements, de retrouvailles, de création. Celles-ci seront parfois vaines et stériles, car la survie seul·e est plus aisée, parfois source de désillusion. Mais avoir vécu dans l’illusion pendant un temps peut permettre de repousser une échéance que l’on sait inéluctable. Et même cela peut glisser entre les doigts.

    La nuit vient et Rita et l’homme n’ont toujours pas décidé qui des deux mangera la dernière pêche au sirop. C’est une décision importante, non seulement car c’est la dernière, mais aussi parce qu’ils ont également convenu qu’une fois la boîte terminée ils se laisseraient mourir de faim.
    Rita fait danser la pêche avec la pointe d’une fourchette.
    – Tu vas la manger ou pas ? demande-t-il.
    – Je ne sais pas. On ne devrait pas la tirer au sort ?
    – Qu’importe qui la mange. Ce n’est que symbolique.
    – Mourir de faim n’a rien de symbolique.

    On pourrait prendre ce livre comme un recueil de nouvelles, mais au fil des rencontres que l’on fait se dessine des communs, des personnages que l’on retrouve, qui se croisent et repartent dans d’autres temps. La chronologie ici est décousue et n’a pas de sens, car ce monde n’a pas de sens ni d’ordre, malgré les quelques tentatives des protagonistes d’en recréer un.
    Il y a pourtant une sorte de jouissance chez certain·es dans cet effondrement, des pulsions qui remontent, un désir ardent de vie, de mort, de destruction qui les poussent à continuer vers ce qui les tire, quoi que ce puisse être, d’allumer et traverser ces feux purificateurs qui illuminent les contrées de toutes parts et qui, faute de délivrer le monde du mal, défrichent une nouvelle terre, ouvrent de nouveaux horizons dans un rideau de cendres incandescentes.

    Traduit de l’espagnol par Guillaume Contré
    Éditions de l’Ogre
    165 pages

  • Pleines de grâce – Gabriela Cabezón Cámara

    Cleopatra est une travestie qui œuvre dans la villa miseria d’El Poso, à Buenos Aires. Après avoir été tabassée et violée par les flics du coin, elle a une révélation et voit la Vierge (littéralement). Elle arrête la prostitution et veut réaliser la vision et les envies de la mère de Jésus : créer une communauté autonome dans la villa, avec l’aide des dealers, drogué·es, trafiquants, putes et autres laissé·es pour compte. Dans le bidonville d’El Poso, tout prend plus d’ampleur, tout est plus brillant, plus fou, plus vif. La vie, comme la chair. Cleopatra, connue comme la louve blanche, va réussir à embarquer dans son projet divin complètement improbable une bonne partie de la communauté de la villa et essayera d’en sortir quelques-uns de la drogue et de la prostitution, à défaut de la misère.
    Quand Qüity, journaliste du centre-ville, entend parler de cette illuminée et de son projet fou, elle se précipite à El Poso pour couvrir l’événement. Elle se retrouve emportée dans un monde flamboyant, d’une violence brute, ville au cœur d’une ville, dont tout le monde se fout. Elle va ressentir dans sa chair la brutalité de l’extérieur et de l’intérieur, l’abandon et la passion désordonnée et ingérable qui s’empare de cette communauté.
    Cleo et Qüity, tombées folles amoureuses l’une de l’autre, ont dû fuir en Floride, et nous raconte leurs histoires. Plongée en pleine misère, dans la violence crasse des bidonvilles de Buenos Aires, dans la brutalité insoutenable des flics et autres profiteurs de l’abandon. Plongée dans un monde à part.

    Pure matière affolée de hasard, voilà, pensai-je, ce qu’est la vie. C’est là-bas sur l’île que je me suis mise à l’aphorisme, presque à poil, sans une seule de mes affaires, pas même un ordinateur, à peine un peu d’argent et des cartes de crédit que je ne pouvais pas utiliser tant qu’on serait en Argentine. Mes pensées n’étaient que choses pourries, bouts de bois, bouteilles, tas de branchages, préservatifs usagés, morceaux de quai, poupées sans têtes, le reflet de l’amas de déchets que la marée abandonne lorsqu’elle se retire après avoir beaucoup monté. Je me sentais échouée et j’ai cru avoir survécu à un naufrage. Je sais maintenant que personne ne survit à un naufrage. Ceux qui coulent meurent et ceux qui s’en sortent vivent en se noyant.

    Pleines de grâce est comme une plaie ouverte. Ce roman palpite et saigne. Mais c’est une plaie que l’on s’est faite par amour, et on la contemple avec passion. Une plaie que l’on a eue en se battant, le couteau entre les dents, dans nos habits de lumière sur un air de cumbia.

    Gabriela Cabezón Cámara, dans ce roman qui est son premier mais qu’on peut déjà lire à nouveau avec le superbe Les aventures de China Iron (dont je t’ai parlé ici), nous balance sans ménagement dans la crudité de la villa. Entourés de ses personnages, complètement queer et tout aussi maltraités que nous, nous plongeons tête la première dans les aventures et discours extravagants de la mystique Cleopatra, prophète de son temps et de son lieu. Ce n’est pas un roman, c’est un poème, un chant. Cleo et Qüity nous scandent leurs paroles dans le creux de la poitrine, et l’on partage les coups, le feu, les désirs et la fièvre. On (re)trouve déjà ici l’envie de l’autrice de nous emporter dans la vie de personnages hors du commun, luttant contre un système oppressif et (puant le) renfermé pour mener leur vie et être selon leurs envies. La cruauté côtoie la joie la plus folle, l’amour débridé le mépris de classe. Mais dans la chaleur de Buenos Aires, la liberté dansant la cumbia gagne rarement contre la dureté métallique des balles.

    Pleines de grâce est une entrée spectaculaire dans la littérature queer, engagée et flamboyante de Gabriela Cabezón Cámara qui se lit d’un souffle, le cœur en suspens.

    (Magnifiquement) traduit par Guillaume Contré
    10/18 – Les éditions de l’Ogre
    188 pages

  • Notre part de nuit – Mariana Enriquez

    Juan quitte précipitamment Buenos Aires avec son fils Gaspard, 6 ans. Nous sommes en 1981 et les dictatures militaires se succèdent en Argentine. Mais c’est un autre danger que tente de parer Juan. Médium, il œuvre pour une société occulte qui vénère une divinité ténébreuse, l’Obscurité, que lui seul parvient à invoquer. Et il le sait, son fils a lui aussi ce terrible don. Il sait aussi la vie que cela lui réserve : souffrance, dépossession, exploitation, et comme seule libération une mort précoce.
    Atteint d’une grave maladie cardiaque et sentant constamment le souffle froid de la mort sur sa nuque, Juan veut à tout prix protéger son fils de l’enfer qui lui tend les bras s’il devait un jour le remplacer. C’est un bras de fer qui s’engage entre le père et l’Ordre, qui est prêt à tout pour garder sa puissance et obtenir la promesse de l’Obscurité : la vie éternelle.

    Cet Ordre, pourtant, c’est aussi un peu sa famille. Après avoir été acheté à ses parents par l’une des familles dirigeantes, les Reyes-Bradford, il épousera Rosario, leur fille unique. Puissants propriétaires terriens, piliers du capitalisme argentin proches de la junte militaire, exploitants de maté et exploiteurs des populations locales guaranis, les Reyes-Bradford manœuvrent d’une main de fer dans un gant de chair sanguinolente l’Ordre, aux côtés de Florence Mathers. Dans leur sillage, une traînée sombre de corps et de disparitions. Juan les connaît donc intimement, mais peut aussi compter sur certains alliés. Reste à voir si lui, l’ombre planante de sa femme morte dans des circonstances bien suspectes, leur fils Gaspard et ses amis parviendront à survivre dans ce monde entre deux mondes, dans lequel règne une divinité sombre aussi affamée qu’indomptable.

    Une telle lumière ce matin-là et le ciel limpide, à peine une tache blanche dans le bleu brûlant, plus semblable à une traînée de fumée qu’à un nuage. Il était déjà tard, il fallait partir, demain il ferait aussi chaud ; et s’il pleuvait, si l’humidité du fleuve accablait Buenos Aires, il serait incapable de quitter la ville.
    Juan avala sans eau un comprimé contre le mal de tête et entra dans la maison pour réveiller son fils, qui dormait sous un drap. On part, lui dit-il, le secouant doucement. Le garçon se réveilla sur-le-champ. Les autres enfants avaient-ils le sommeil aussi léger, étaient-ils autant sur leurs gardes ?

    Nous suivrons, à différentes époques, les protagonistes de cette histoire folle et monstrueuse. De manière achronologique, Mariana Enriquez nous dévoile par touche les pièces de ce puzzle horrifique. Nous y croiserons Juan et Gaspard, accompagnés chacun de leur bande d’ami·es/proches, qui pour certain·es paieront cher leur attachement à cette famille. Mais aussi Rosario, née au cœur de l’Ordre, artère dirigeante battante, épouse et mère de médiums qui doivent être tués à la tâche pour la cause ultime, et qui devra choisir son camp, entre sa famille de sang et celle de cœur. Ce sont également les vies des trois ami·es de Gaspard qui s’engouffrent dans cette trame gluante et dévorante, avec la ferveur et la fidélité de celles et ceux qui savent leurs vies liées à jamais, sans savoir pourquoi mais sans le remettre en doute. Et chaque étape, complétant la précédente (ou la suivante), nous amène doucement mais violemment vers leur destin.

    On touche ici à la perfection, à tous les niveaux. Mariana Enriquez (Ce que nous avons perdu dans le feu) nous dresse un tableau incroyable de la société argentine, de la fin des années Perón jusqu’au retour de la démocratie, puis les années SIDA. Elle parvient à nous instiller l’atmosphère de chaque époque, les ressentis et la vie des différentes parties et peuples du pays tout au long de cette période violente qui a détruit l’Argentine et les Argentins à petit feu. Avec brio, elle mêle à tout cela une histoire horrifique qui tisse des liens avec les mouvements ésotériques britanniques de la fin du XIXème siècle tout autant qu’avec les croyances et traditions des peuples indigènes et notamment guaranis. On retrouve un peu de King dans la bande d’amis gasparienne, cette amitié incassable et aventureuse prête à tout, si jeune et si sérieuse, balancée des séismes dictatoriaux aux tréfonds mystiques d’une puissance abyssale, les deux dévorants qui se présente sur son chemin ; de la violence d’une enfance lacérée vers une jeune vie d’adulte qui n’aura jamais cicatricée.

    En nous contant tout cela, toute cette incommensurable histoire, par le chemin qui lui plaît, en se détachant du temps, Mariana Enriquez nous emmène loin dans la tête de ses personnages, déchirés de toute part par une réalité impalpable qui les dépasse et les emporte. Sans faux suspense ou autre effet affecté, elle dessine pour nous et déroule les intrications de sa narration avec fluidité, pour un émerveillement constant. Son texte, cru, violent et si beau, réserve à chaque page de superbes moments de littérature, faisant briller l’horreur d’une beauté inacceptable.

    Sous les jacarandas en fleurs dans les rues de Buenos Aires, sur les berges du Paraná, dangereusement tranquille après les chutes d’Iguazú, le Mal rôde, sous une forme ou une autre et le combattre se paie toujours avec du sang. Nous sommes faits pour l’obscurité et portons chacun notre part de nuit, nous sussure Juan. Et dans cette obscure nuit, parmi toutes, une étoile brille et sa lumière éclabousse les ombres pour les magnifier.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet
    760 pages
    Éditions du sous-sol

  • Les aventures de China Iron – Gabriela Cabezón Cámara

    Connaissez-vous Martin Fierro ? Figure littéraire argentine, il est l’incarnation du gaucho, le cow-boy argentin qui fait tourner ses bolas dans la pampa, seul parmi ses bêtes dans des kilomètres carrés de vastes espaces désertiques.
    Martin Fierro a été recruté pour aller combattre les indigènes. Il déserte et, à son retour chez lui, sa femme s’est fait la malle avec ses enfants. Martin en profite donc pour aller combattre les injustices de son pays, parce que quitte à être hors-la-loi autant y aller à fond.

    Et sa femme alors ? Où s’en est-elle allée ? C’est à elle que s’intéresse Gabriela Cabezón Cámara. Martin Fierro enrôlé, qu’advient-il d’elle ?

    Ici, Mme Fierro a 14 ans. Mariée de force à son gaucho de mari, elle lui a donné 2 enfants. Et lorsque l’armée l’emporte loin d’elle, elle y voit le chemin vers la reconquête de sa liberté. Laissant ses enfants à un couple de vieux du pueblo, elle part aux côtés de la britannique Elizabeth, Lisa, Liz, une rousse flamboyante qui part, elle, récupérer son écossais de mari indûment enrôlé de force dans l’armée argentine et, au passage, l’estancia qu’ils sont censés gérer.
    Pendant ce voyage, Mme Fierro va se construire un nom, d’abord, s’approprier ce sobriquet de China et le modeler à son image, tout comme le nom de son mari. Puis son corps, puis sa vie. En compagnie de Liz et d’Estreya le chiot, puis de Rosa, le gaucho solitaire croisé sur le chemin, elle va découvrir la pampa et ses habitants, humains, animaux, minéraux.

    Je te le dis tout de go, lectrice, lecteur de mon cœur, je n’ai pas lu la geste épique de Martin Fierro le gaucho. Déjà parce que les gestes épiques c’est pas trop ma came, je l’admets, et ensuite parce que je préfère sa femme, au gaucho. Et toi aussi, tu vas voir.

    China ne sait pas grand-chose du monde, ça elle le sait, mais elle le sent comme personne. Elle déborde d’amour, de curiosité et d’envie de comprendre, elle se gorge de la beauté et de la sensualité de ce qui l’entoure. Elle découvrira l’amour, le beau, l’enivrant, dans les bras de sa Liz. Avec elle, elle apprendra aussi la culture britannique, ces lointaines contrées humides et grises, fantasmatiques enveloppées de son smog mystérieux. Elle rencontrera d’autres hommes, le doux et atypique Rosa, d’abord, puis le colonel Hernandez, maître désobligeant d’une estancia. Enfin les indigènes, qui épousent ce paysage onirique et transperçant et l’habitent en communion.

    Initiation, découverte, fantastique, queer, ce roman se glisse par le chas de nombreux genres et nous les glisse tous entre les lèvres. Par son écriture d’une poésie chaude et charnelle, l’autrice nous imprègne des paysages incroyables et changeant de l’Argentine. Mais dans son voyage, China Iron n’est pas une jeune fille naïve à la recherche d’un but. L’esprit acéré, elle comprend très vite le monde qu’elle découvre, ses rapports de force, ses contraintes et ses espaces de liberté. Elle prend à gorgées pleines les plaisirs et la beauté des gens, des sites, des ciels qui la font danser comme elle crache aux pieds de ceux qui asservissent, contraignent, dominent et ignorent.

    C’était l’éclat. Le chiot sautillait, lumineux, parmi les pattes poussiéreuses et usées des rares habitants qui traînaient encore là-bas : la misère encourage la fissure, elle égratigne lentement, à l’air libre, la peau de ceux qu’elle a fait naître ; elle en fait du cuir sec, la craquelle, impose une morphologie à ses créatures. Ce n’était pas encore le cas du chiot, il irradiait la joie d’être en vie, d’une lumière n’ayant pas encore souffert la triste opacité d’une pauvreté qui, j’en suis convaincue, était davantage un manque d’idées que de quoi que ce soit d’autre. 

    Les aventures de China Iron est un merveilleux conte qui interroge la place des mythes dans nos sociétés et qui, dans une explosion de rage vivifiante, de mots, d’éclairs et de morceaux de ciel, dissémine la passion et la liberté dans le moindre interstice du monde et de nos êtres. Et Saint-Nectaire sait qu’on en a bien besoin.

    Traduit par Guillaume Contré
    Éditions de l’Ogre
    246 pages

  • Des oiseaux plein la bouche – Samantha Schweblin

    Ça commence par deux mecs un peu loubards (surtout un), qui s’arrêtent casser la dalle dans un routier. Mais le tenancier ne semble pas disposé à les servir. Dans un état second car sa femme gît au sol et lui, trop petit ne peut pas atteindre le frigo, au grand dam de ses clients.
    Ça continue sur une autre route. Une jeune mariée, après avoir répondu à un besoin pressant, s’aperçoit que son cher et tendre ne l’a pas attendu. Derrière les toilettes, elle découvre qu’elle n’est pas la seule à avoir subi cet abandon et se demande s’il vaut mieux succomber au désespoir avec ses compagnes d’infortune ou bien s’en arracher pour retrouver la vie.
    On croisera aussi cette jeune fille qui, après le divorce de ses parents et à leur grand désarroi, comment à se nourrir uniquement de moineaux vivants. Cet homme complètement affolé après avoir tué sa femme et avoir dissimulé son corps dans une valise qui se retrouve propulsé grand artiste contemporain par d’autres sans doute plus fous que lui, ou encore cet artiste-peintre un peu psychopathe sur les bords qui se lie d’amitié avec un dentiste et doit, pour lui, s’émanciper de son sujet de prédilection tout en découvrant le plaisir de s’attacher à un autre être humain.

    On trouve de tout dans ce bouquet de nouvelles toutes plus étranges et dérangeantes les unes que les autres. Parfois légèrement à côté du réel, suffisamment pour nous déstabiliser et nous interroger sur le sens de ce que nous vivons avec les personnages, et parfois c’est le regard même du personnage qui souligne l’improbable et le décalage de situations qui devraient être normales. Comme ce jeune homme qui doit faire ses preuves pour rejoindre un gang de Buenos Aires, ou ce petit garçon qui voit ses parents s’éloigner et sa mère se refermer sur elle-même.

    En se tournant vers la route, Felicidad comprend son destin. Il ne l’a pas attendue et, comme si le passé était palpable, elle croit distinguer au loin le faible reflet rouge des feux arrière de la voiture. Dans l’obscurité plane de la campagne, il n’y a que la désillusion et une robe de mariée. Assise sur une pierre près de la porte des toilettes, elle en arrive à la conclusion qu’elle n’aurait pas dû traîner, qu’il aurait mieux valu qu’elle se presse davantage. Elle trouve bizarre d’être là, à faire tomber les petits grains de riz accrochés aux broderies de sa robe, en rase campagne, sans autre perspective que les champs, la route et, au bord de la route, des toilettes pour femmes. 

    Des femmes désespérées

    Avec ses nouvelles, Samantha Schweblin interroge les rapports familiaux, les non-dits et les échanges vide de sens qui tuent, doucement, les relations humaines. Ces petits éléments parfois anodins prennent ici la dimension dévorante d’un gouffre sans fond (parfois littéralement, avec les nouvelles « Le creuseur » et « Sous terre »). Elle montre aussi les contradictions et l’absurdité de notre rapport à la société et aux normes, notre angoisse quand celles-ci disparaissent et notre peur, au moment de les retrouver, de comprendre leur incongruité.

    236 pages
    Traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon
    Éditions du Seuil