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  • Les bons voisins – Nina Allan

    Cath a grandi sur une petite île au large de Glasgow,l’île de Bute, reliée au continent (lol) par les allers-retours d’un ferry. Elle y a passé son enfance et son adolescence aux côtés de Shirley, sa meilleure copine, à la mère effacée et au père violent. Jusqu’à ce que la police retrouve Shirley, sa mère et son petit frère morts, assassinés à coups de fusil, et la voiture du père encastrée dans un mur, plus loin, le père mort, dedans, comme déclaration de culpabilité.

    « Tu es sûre que tu veux toujours y aller ? dit Cath. Ton père va piquer sa crise.
    Il est sur le continent toute la journée, dit Shirley, alors il n’en saura rien, pas vrai ?
    Elle pinça les lèvres et se pencha vers la glace. Son image jumelle flotta à sa rencontre et leurs bouches se touchèrent presque. Shirley s’était mis du rouge à lèvres, une teinte quasi violacée appelée Victoria. A cause de la prune Victoria, supposa Cath, ou peut-être de la reine Victoria. Mettez ça et vous aurez des lèvres de reine.
    « Tu veux essayer ? » Shirley offrit à Cath le bâton de rouge dans son cylindre doré. Cath secoua la tête. Elle appréciait l’attirail des cosmétiques, les contours lisses des étuis en plastique brillant, l’éclat satiné du produit dans un poudrier vintage. Par contre elle détestait l’odeur, surtout celle du rouge à lèvres, et la tête que ça lui faisait, comme si sa bouche n’était plus la sienne, mais une bouche sur une affiche.

    Des années plus tard, Cath travaille dans un magasin de disques à Glasgow, et s’est passionnée pour la photo. Elle se focalise d’ailleurs sur « les maisons du crime », ces lieux qui ont connu entre leurs murs des crimes presque banals, si tant est que cela existe. Les meurtres familiaux, les féminicides, la maison d’à côté où il-était-pourtant-si-gentil. Elle ne peut donc pas y échapper, et décide de retourner sur son île, pour revoir la maison de son amie et la photographier. Une fois sur place, elle rencontre Alice, qui a racheté la maison. Les deux femmes se rapprochent et ensemble, soulèvent le linceul de ce crime familial peut-être un peu trop évident, au premier regard.

    Cath a suivi le fil de sa vie, surtout pour quitter cet île et aller vers la grande ville. Alice, elle, fuit Londres et une vie qui l’a faite exploser en plein vol, à la recherche d’une paix qui lui échappe. Aussi inconnues qu’intriguées, les deux femmes sont tout autant à la recherche de réponses que de sens. Si Alice cherche à (re)trouver le pourquoi ou le parce que de sa vie et de ses décisions, pour Cath il s’agit autant de rendre hommage et justice à son amie d’enfance que de se pardonner elle-même, qui aurait peut-être pu agir pour la sauver. Plongée dans ses photographies, miroir d’eau qui reflète, comme le lac, autant ce qui s’y trouve que ce qu’on y jette, elle va découvrir qui était le père de sa meilleure amie, cet homme froid, dur, violent, coupable idéal, père brutal et mari écrasant. Le menuisier de talent, l’homme méfiant, le superstitieux. Son regard en arrière depuis sa taille adulte sur cette famille la bouscule et joue avec ses souvenirs, tout comme le retour sur cette île, l’écrin beau et ennuyeux de l’enfance.

    On savait que Nina Allan était une novelliste hors-pair, qu’elle maniait le roman de science-fiction et fantastique sans faille (il faut lire La fracture, d’ailleurs), elle fait avec Les bons voisins son entrée dans le roman noir (mais pas que), avec, il n’en fallait pas douter, beaucoup de classe. Une enquête policière, du suspense, des intrigues, mais pas que.

    Avec Nina Allan, l’essentiel se joue souvent juste à côté, dans cette zone que l’on distingue du coin de l’œil, dans cette sensation le long des doigts, entre les pages et le vent. Elle s’intéresse tout autant à l’avancée de l’enquête qu’à ce que Cath apprend sur elle, sur ses voisins, sur la communauté dans laquelle elle a grandi. Les souvenirs tronqués, revisités, floutés et les prémonitions, les sensations indéfinissables, justement, mais qui ne trompent pas, moins que la mémoire. Le plus important n’est finalement peut-être pas tant la preuve finale que le dénouement intime de Cath et son chemin vers un apaisement, une déculpabilisation, des retrouvailles avec Shirley.
    Elle nous balade sur les chemins de Bute, dans des creux, vallons et lacs autant peuplés par le vent et le chant du passé, des histoires et du folklore que par les souvenirs, chemins de mémoires, de découvertes, et d’enquêtes, bien sûr ^^

    Pour écouter l’autrice en parler, c’est dans Mauvais genres !

    Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Bernard Sigaud
    Tristram

  • Un lieu ensoleillé pour personnes sombres – Mariana Enriquez

    Une femme qui peut communiquer avec les morts doit, sous la pression de ses voisins, les débarrasser de l’un d’eux particulièrement revêche. Une autre se réveille avec une paralysie faciale inexplicable et qui évolue de manière improbable. Une troisième, en reportage à Los Angeles sur les traces d’une légende urbaine, retrouve les fantômes de son passé. Ailleurs, ce sont des vêtements, sublimes, qui viennent hanter une friperie de crimes passés. Il y a aussi un homme, des hyènes et une maison inquiétante…

    Sur les rives de ce fleuve, tous les oiseaux qui volent, boivent, se posent sur les branches et perturbent la sieste avec leurs croassements démoniaques de possédés, tous ces oiseaux ont été des femmes un jour. Quel vacarme quand les résidents et les touristes viennent passer le week-end à la plage et parlent de la paix que leur apportent la nature, les nuées dans le ciel bleu d’été, le grignotage des miettes de pain qui tombent dans leur maté ! Inutile de leur expliquer que ces oiseaux femelles ne sont pas ce qu’elles paraissent, même s’ils pourraient s’en rendre compte s’ils les regardaient droit dans les yeux, ces yeux fixes et fous qui exigent leur libération.
    Les oiseaux de nuit

    Une rentrée littéraire est une bonne rentrée quand il y a Mariana dedans. Alors quand elle revient avec un recueil de douze nouvelles, on s’en délecte, on les déguste une à une, en se laissant envahir par les frissons, le dégoût et la crainte qu’elle sait faire naître avec tant de talent. On retrouve dans ce recueil les thématiques favorites de la grande autrice argentine : les corps, de femmes surtout, en mutation, transformation, changés par l’âge, par les expériences, la violence. Elle étend ces violences aux symboles du corps avec cette garde-robe maudite, dans l’incroyable nouvelle « Différentes couleurs composées de larmes« . Des corps bafoués, marqués, qui prennent leur indépendance, s’émancipent de celles qui l’habitent, pour leur grande horreur, ou leur libération.

    On retrouve bien sûr les fantômes de la dictature, à travers ces bâtiments qui restent, préservés ou non, nouveau champ de bataille mémoriel après avoir bu le sang et les larmes des torturé-es, et qui deviennent d’inquiétants phares, des portes vers les profondeurs nécrosées de la société argentine, abritant les désirs sordides des tortionnaires et leurs successeurs. Une vieille maison devenue le lieu de rencontres de la jeunesse, une ancienne usine de frigos entourée de centaines de ces réfrigérateurs laissés à rouiller (si tu as lu « Ça« , tu commences à te sentir mal, normalement ^^), partout plane l’inquiétant, telle une fissure invisible, une déchirure qui s’étiole, effile le tissu d’une normalité qui n’a jamais été assez tangible pour tenir. Car bien souvent, bien sûr, le pire ne vient pas des fantômes, mais des vivants.

    Il faut lire Mariana Enriquez (et surtout Notre part de nuit, je ne te le dirai jamais assez), qui nous laisse regarder par des interstices ce que nous cachons en nous, ce qui suinte autour, ce qui nous attend ensuite, pour nous avaler.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet
    Éditions du Sous-Sol

  • Ici, les lions – Katerina Poladjan

    Helen est berlinoise, et aussi arménienne par sa mère. Passée par la case Russie, la famille d’Helen n’est plus rattachée à l’Arménie que par les souvenirs du départ et quelques photos. Et l’obsession de Sara, sa mère, pour le génocide. Pour Helen, tout ça n’a que peu d’importance. Le jour où elle quitte sa maison et son compagnon Danil pour Erevan, c’est pour y apprendre une technique de reliure spécifique et y travailler à la restauration d’une bible de guérison. Rien de plus. Ou juste un peu de curiosité.

    J’allume le plafonnier. Des piles de papiers et des rouleaux de parchemin sont étalés sur plusieurs tables. Je respire une odeur de terre, d’œuf et de champignon, de poussière de bois et de vieil animal. Mon souffle effleure la couverture du livre, mon souffle est trop chaud, trop chaude aussi ma peau. Je travaille sans gants, m’interromps. Les pages ont été détachées de leur reliure protectrice et soigneusement rangées en piles. Il y a longtemps, ce livre se trouvait peut-être sous l’oreiller d’un malade et, au matin, on attendait son réveil avec angoisse, la paupière qui s’ouvre sur le regard clair de prémices de la guérison. Peut-être les arbres étaient-ils nus, peut-être la vache n’avait-elle pas été déplacée. Dix-sept mille livres et manuscrits sont conservés dans les caves et les magasins des archives, des cartes, des in-folio, des gravures sur des rayonnages, dans des tiroirs et des coffres-forts et, dans le grondement du système d’aération, j’entends de plus en plus distinctement le murmure de leurs mots et de leurs voix.

    Cet évangéliaire qui fait frémir ses mains a vécu bien des vies, et Helen les parcourt au fil de sa restauration, des blessures du papier et des couleurs passées qu’elle ravive avec force délicatesse, les trésors intimes qui attendent entre ses pages, les annotations, derniers mots laissés au monde de personnes oubliées. Être à Erevan, être en Arménie, c’est, pour Helen, malgré tout rouvrir le livre familial. Si les grands-parents ont fui pour la Russie, où ils ont vécu jusqu’à la fin, l’Arménie a toujours été là, l’ombre du Mont Ararat étendue jusqu’à Moscou, jusqu’à Berlin. Si elle n’en a pas hérité la langue, Helen en a le poids, le froid sur la peau. C’est presque à contrecœur, mais contre le cœur des autres qu’elle se décide à gratter les pages abîmées de son histoire familiale pour retrouver d’éventuels proches. Et pendant ce temps, dans les pages de l’évangéliaire, une famille voit sur elle fondre le tranchant des sabres ottomans.

    Ce sont de multiples restaurations qui attendaient à l’ombre de la statue de Mesrop Mashtots, à Erevan. Helen suivra le fil des coutures des histoires qui se déroulent et peut-être remplir les vides sur la carte géographique de la toile familiale. Hic sunt leones.

    Traduit de l’allemand par Corinna Gepner
    Éditions Rivages

  • Le village secret – Susanna Harutyunyan

    Quelque part aux alentours du lac Sevan, au milieu des montagnes, une petite communauté vit cachée, en totale autarcie. Celles et ceux qui errent peuvent y être accepté-es, celles et ceux qui la découvrent par hasard risquent de ne jamais la quitter. Protégé par Harout et son cheval fou, le village passe à côté du temps qui passe, fuyant les violences et les cahots du monde.

    Sato avait promis de tuer l’enfant à la naissance. Elle demandait trente œufs, dont une moitié de dinde, alors qu’elle ne prenait habituellement que dix œufs de poule pour un accouchement, sans compter les nombreuses injures qu’elle recevait s’il s’avérait plus tard que l’enfant était mal élevé. « Qu’elle soit maudite la sage-femme qui t’a mis au monde ! » Les gens s’en prenaient à elle parce qu’ils étaient persuadés qu’on héritait du caractère de celle qui nous avait touché en premier.
    Cette fois-ci, pour qu’elle ne regrette pas sa décision, on avait ajouté un coupon de laine verte. C’est ce que Sato obtint le jour où, aux premières contractions, Nakhchoun se plia en deux, un genou à terre, non loin de la source. Les autres femmes venues chercher de l’eau la prirent par les bras pour la traîner jusque chez elle. Bavakan, la femme du maçon, avait fait signe à Sato de les suivre.
    Chaque fois que les douleurs de Nakhchoun s’estompaient, Sato se dépêchait de sortir de la maison. Les femmes assemblées devant la porte frottaient leurs mains gelées, et leurs regards pleins d’attente semblaient briser le silence.
    – Alors ? demandèrent-elles finalement ?

    Un beau jour, Harout ramène dans sa charrette un groupe, dont une jeune femme enceinte, qui sera baptisée Nakhchoun, « beauté ». Elle et ses compagnons d’infortune ont fui les Turcs et le génocide en cours dans les provinces arméniennes, et Nakhchoun doit son état à la soldatesque turque et kurde, en paiement de sa vie gardée. L’arrivée de la jeune femme, de ses futurs enfants empli du sang et du souvenir de l’ennemi génocidaire chamboule l’équilibre du village et le cœur d’Harout, au passage.

    Tous sont arrivés ici en fuyant, bien souvent le fil d’une épée. Des premiers massacres des années 1895 au génocide de 1915, le sang d’Arménie n’a cessé d’abreuver la terre, et dans son village, Harout tient à ce que tout cela reste loin. Lui seul fait la navette avec l’extérieur, vendre les productions des artisans et acheter le nécessaire qu’ils ne peuvent produire, savoir ce que devient le pays. Mais jamais les nouvelles n’arrivent jusqu’aux villageois. Ce monde isolé vit au rythme du conte infini de Varso, des rumeurs de tromperies et d’amours, du mépris et de la jalousie envers la belle et détestée Nakhchoun et ses filles, en attendant de savoir ce que Dieu leur réserve pour la suite.

    Le froid enserre les corps, le vent emporte les histoires et les âmes, rend fou les êtres et fait passer les heures autour du village et sur les eaux du lac Sevan. Une guerre en chasse une autre, les oppresseurs changent, et le village continue de ne pas changer, croit-il. Vaut-il mieux attendre et s’en remettre à Dieu, ou aller, et s’en remettre à Dieu ?

    Au bord de cette mer intérieure fantastique qu’est le lac Sevan, la montagne devient un sanctuaire et le village d’Harout une arche fantomatique qui n’atteindra sans doute jamais son Ararat, déjà à l’arrêt, échouée sur les récifs du temps et de la violence, pétrifiée tant par sa peur que par son désir et ses rêves.

    Traduit de l’arménien par Nazik Melik Hacopain-Thierry
    Les Argonautes

  • Le cornet acoustique – Leonora Carrington

    Marion Leatherby a 99 ans, a priori toutes ses dents et sa tête aussi. Elle vit au Mexique chez son arrière-petit-fils et sa famille, dans une petite chambre au rez-de-chaussée, près des poules et des chats. Une vie ma foi tranquille, ponctuée de petits rituels, comme les visites à sa chère amie Carmella. Un beau jour, Carmella lui offre un cornet acoustique (parce que si le reste va bien, l’ouïe, un peu moins). Armée de ce magnifique engin, Marion va vite découvrir que sa famille en a un peu ras-le-bol de se coltiner la vieille, et a décidé de la placer dans un hospice…

    Le jour où Carmella me fit cadeau d’un cornet acoustique, elle aurait pu prévoir les conséquences de sa générosité. Carmella n’est pas ce que j’appellerais une fille malicieuse ; il se trouve seulement qu’elle possède un curieux sens de l’humour.
    Le cornet, dans son genre, était un bel appareil. Sans être vraiment moderne, il était très joli avec ses incrustations de motifs floraux d’argent et de nacre, et il se recourbait splendidement comme la corne d’un bison. La beauté n’était pas la seule qualité de ce cornet ; il amplifiait le son à un point tel que, même pour moi, la conversation courante en devenait parfaitement audible.

    Adieu les rêves de voyage en Laponie, les poules et les chats, Marion déménage donc à Santa Brigida, dans l’étrange hospice du Dr Gambit et sa femme, appelé Le puits de la lumière fraternelle. Occupé par une dizaine de vieilles dames qui vivent dans des maisonnettes en forme de gâteau d’anniversaire, de tour, ou d’igloo… le lieu tient tout autant de la maison de retraite que de la secte, le bon docteur et sa femme cherchant à hisser leurs pensionnaires vers un idéal de pureté à travers une ascèse imposée qui ne réjouit que peu Marion. Mais l’endroit est également dominé par le regard peint d’une nonne étrange, un peu lubrique et peu catholique à première vue, Doña Rosalinda Alvarez Cruz de la Cueva, d’El convento de Santa Barbara de Tartarus. Au fil des jours, Marion commence à comprendre les tensions, les jeux de pouvoirs et les mesquineries qui régissent les rapports dans cette étrange maison, et ne tarde pas à comprendre que de mystérieuses aventures lui tendent les bras.

    Leonora Carrington, je t’en avais parlé, pour ses contes (tu peux lire ça ici, si tu veux) , qui étaient déjà une petite merveille de surréalisme, perturbant, vert mousse et parfois envahissant, laissant sur la peau la sensation d’un voile de moisissure qui se rappelle à soi, dans toute son aberration et sa fascination.
    Avec Le cornet acoustique, Leonora Carrington fait des aventures d’une vieille dame et de ses compagnes d’hospice une lutte pour les libertés : celle qui est au-delà des murs de l’hospice, celle qui extirpe du dogme abrutissant de la pseudo-religiosité du Dr Gambit et ses affidées, celle qui met à bas le pouvoir, celle qui fait sortir de soi pour enfin se rencontrer. Avec beaucoup d’humour et de dérision, elle embringue ses héroïnes du quatrième âge vers une transformation totale, une révolution cosmique qui réunira de vieux et vieilles ami-es, des entités ancestrales et des produits de luxe sous l’œillade complice d’une nonne honnis. Et qui sait, peut-être qui si Marion ne peut pas aller en Laponie, c’est la Laponie qui pourrait venir à elle ^^

    Traduit de l’anglais par Henri Parisot
    Préfacé par Annie Le Brun et Daria Schmitt
    Gallimard – L’imaginaire

  • Sous les citrouilles, des pages

    Je continue les notilles sur les lectures faites depuis le mois de janvier, au fil de leur retour en mémoire, et toutes par-faites pour ce début d’automne

    Le jour des corneilles, Jean-François Beauchemin (Libretto)

    Un jeune homme devant un juge se raconte. Accusé d’un crime semble-t-il atroce dont on ignore tout, il conte son enfance, orphelin de mère et sous le joug d’un père aussi fou que perdu et éloigné de toute vie humaine. Au fond d’une forêt, seuls quelques contacts épisodiques avec les habitants d’un village voisin les tiennent aux humains. Il raconte les petites chasses et cueillettes, le fantôme de sa mère morte en couches, les crises violentes du père et les rêves. Dans une langue absolument folle d’inventivité et de désuétude, poétique et brutale, Jean-François Beauchemin a livré un classique unique dans son genre et dans sa matérialité.

    Bain de boue, Ars O’ (Folio SF)

    Lana et Rigal vivent dans la bauge, avec tant d’autres. Sous la domination du Jardinier, ils font partie du groupe des Pelleteux, qui travaillent (dans) la boue. Avant il y avait un ailleurs, et la bauge est une punition, mais on ne sait trop pourquoi. Une chose est sûre, Lana et Rigal ne veulent pas moisir (littéralement) ici. Rejoints par le Puterel roux et la Môme, une gamine qui le suit comme son ombre, ils vont tenter de trouver la limite de la bauge et le début d’autre chose.
    On pense aux Saisons de Maurice Pons, entre autre, en lisant Bain de boue. On est surtout emporté et transporté jusqu’au bout, tant par l’histoire que par les personnages et la langue formidable de ce roman.

    Conque, Perrine Tripier (Gallimard)

    Martabée est mandatée par l’Empereur lui-même pour diriger les fouilles sur un site archéologique nouvellement sorti de terre. Il se dirait qu’on y aurait découvert des vestiges importants qui apporteraient une nouvelle lumière sur la civilisation disparue des Morgondes, illustres et mythologiques ancêtres guerriers, fondation du roman national. Mais sous la roche et la poussière, les secrets pourraient bien bouleverser la nation, et la déontologie de Martabée et de ses collègues.

    Trois ombres, Cyril Pedrosa (Delcourt)

    Joachim vit bien heureux avec ses parents, dans une petite maison jolie à l’orée des bois. Mais un beau jour, trois ombres de cavaliers apparaissent au loin et se rapprochent un peu plus. Au village, Melle Pique est formelle : ils viennent pour Joachim, il doit partir avec eux, c’est ainsi. Mais le père ne l’entend pas de cette oreille et, une nuit, son fils sous le bras, s’enfuit pour semer les trois ombres.
    Pedrosa est très très fort, et il le montre encore une fois. Une BD sublime, un grand voyage initiatique plein d’amour, de rebondissements, de magie et de mystère. Su-per-be, on vous dit.

  • Le ventre de la jungle – Elaine Vilar Madruga

    Une hacienda au beau milieu de la jungle, dans une région sous le joug de militaires et de narcos. Dans l’hacienda, une femme (Santa), son compagnon (Lázaro), sa mère (la Vieille) et une tripotée d’enfants (avec ou sans nom). Des poules aussi. Et tout autour, la jungle, donc. Épaisse, dense, humide, qui susurre des choses aux oreilles des habitant-es, et qui, rougissant, réclame son dû pour leur apporter protection et nourriture.
    Elle réclame du sang pour paiement de toute dette, de ces dons qu’elle leur fait, à Santa, sa mère et Lázaro, grâce auxquels ils survivent. Des enfants, tant et plus. Il faut faire des enfants, les garder en vie, les élever, vifs et vigoureux, en attendant que la jungle se teinte du sang qu’elle veut voir couler sur sa terre. Santa et la Vieille l’ont compris depuis longtemps, et chaque enfant sait qu’un jour lui aussi partira dans la jungle, la seule inconnue étant de savoir qui fera couler le sang.

    Les enfants

    Viendra la nuit, et avec elle le battement des grillons. L’hacienda se transformera en tas de rien que l’obscurité avalera avec sa bouche de monstre. Grand-mère est la seule à oser marcher dans les couloirs quand le soleil s’est caché. Elle n’a pas peur. Elle viendra bientôt chercher les grillons parce qu’elle les déteste, déteste ce cricricri qui ressemble aux pleurs d’un enfant malade. Mais dans cette hacienda, il n’y a pas d’enfants malades. Dans cette hacienda, nous nous évertuons à être fidèles et à nous coucher tôt après avoir récité un Notre Père ; dès que le jour tombe, nous allons dormir, comme les tristes poules dans les basse-cours qui passent leur vie à caqueter au soleil, et qui, sans soleil, ne sont plus des poules mais de la chair morte avec des plumes.

    Pour être une femme utile, il faut faire des enfants. La Vieille ne peut plus, elle qui est arrivée il y a si longtemps avec Santa, puis qui a donné naissance à Ananda. Santa a tout donné, elle a couché et pondu tant et mieux, mais depuis plusieurs mois elle ne saigne plus, saisie sans plus de cérémonie par la vieillesse et l’inutilité. L’équilibre tangue et la jungle finira par ne plus recevoir de sang, par comprendre que la source est en train de se tarir.

    Chapitre après chapitre, iels prennent la parole, enfants, inséminateurs, Vieille, porteuses, pour raconter ce contrat implicite et vital avec la jungle, la vie d’avant, la compréhension et la lutte pour la survie, celle qui exige à peu près tout, et surtout de mettre de côté un petit bout d’humanité. Faut-il céder coûte que coûte aux rougeoiements de la jungle ? Que se passerait-il, si ?

    Il y a d’autres souvenirs que tu n’effacerais pas non plus de ta mémoire. Peu après que ta mère eut dit que tu devais partager la charge des accouchements, Santa vint te trouver dans le jardin, la peau presque bleutée sous ses cernes. Ses dents dépassaient un peu de sa bouche. Elle avait des gencives blanches, squameuses, d’où pendaient des dents telles des éclats d’ivoire. Sa main aux longs doigts, lianes de la jungle où mouraient les pendus, se posèrent sur ton avant-bras et serrèrent fort, si fort que Choclo grogna légèrement malgré la peur que lui inspirait Santa.
    « Fais des gosses ou je te bouffe les yeux, connasse », te menaça ta grande sœur.

    Sensuel, étouffant, perturbant, entre autre, le roman d’Elaine Vilar Madruga ne prend de gants avec personne, surtout pas ses personnages, dont elle fait des apôtres et victimes, enfermé-es entre un passé violent et désormais perpétuateur-ices d’un holocauste dont ils ne connaissent rien si ce n’est sa nécessité, qu’iels font au mieux avec lâcheté, au pire avec un enthousiasme qui ne plaira peut-être pas au dieu de la jungle, à sa bouche salivante et lourde, son ventre grondant et acéré.
    Car tout un chacun sait bien, au fond, où sont les plus terrifiants des monstres, et ce n’est peut-être pas sous le couvert des arbres.

    Éditions les Léonides,
    Traduit de l’espagnol (Cuba) par Margot Nguyen Béraud

  • Vingt dieux…

    Tout ça depuis la dernière fois ? Vingt dieux… C’est qu’il s’en est passé des choses, depuis un an. Un déménagement, surtout, et un nouveau rythme à prendre. Mais ça y est, je suis dans mes pénates comme dans une cave à affinage. Et ça tombe bien, puisque j’ai installé mes livres dans le Jura. Pas le Haut, le plus bas, au pied, dans les contreforts. Mais il est beau déjà, ce Jura-là. Et puis il y a déjà beaucoup de choses bien intéressantes dans la catégorie fromage. Dans la catégorie terroir en général d’ailleurs. Et je pense bien que tu vas en entendre parler par ici, lectrice, lecteur, mon petit lactobacillus.

    Je ne vais pas tenter de te faire un rattrapage de mes lectures (finalement peu nombreuses cette année, il m’a fallu du temps pour m’y remettre après le déménagement), mais je vais te faire une petite listounette quand même des bouquins qui m’ont bien happés, parsemée de quelques informations assez indispensables, à mon humble avis.

    Les lances du crépuscules, Philippe Descola (Plon, Terre humaine)

    Une lecture logique vu mes précédentes, et qui me faisait de l’oeil depuis un moment tout en m’impressionnant. Descola y raconte son terrain chez les Achuar d’Amazonie, et c’est absolument passionnant. L’homme écrit divinement, et les analyses plus anthropologiques arrivent de manière progressive en alternance avec les descriptions et les histoires de leur vie, à lui et sa femme, dans le village de Capahuari, ce qui permet de ne pas se sentir perdue (moi en tout cas) trop vite. Le début du travail d’un homme dont l’influence ne se dément pas.

    Croire aux fauves, Nastassja Martin (Folio)

    Lu en camping, dans la forêt, avec paraît-il une meute de loups dans les parages (je n’en ai pas vu la queue d’un seul, bien sûr, mais je suis sûre que cet aboiement un peu chelou, un soir, c’était un loup. C’est sûr. Personne ne peut dire le contraire ^^). Nastassja Martin, lors d’une sortie sur son terrain dans le Kamtchatka, se fait attaquer par une ourse qui lui emporte une partie du visage. Opérée en urgence en Russie, elle est ensuite rapatriée en France, où la suite des soins devient un calvaire. Elle nous parle reconstruction et symbolisme, bien sûr, car une anthropologue attaquée par une ourse, ça ne peut pas ne pas y voir autre chose. Un récit bref et prenant comme un souffle givré, très fort, sur la guérison et l’altérité (et plein d’autres trucs mais j’ai dit que je faisais bref).

    Perspectives terrestres, Alessandro Pignocchi

    L’autre raison de lire Descola à la sortie de l’été. Philosophe (entre autre) très influencé par le travail du maître, Alessandro Pignocchi est connu pour ses BD (très drôles) dans lesquelles il décrit une Europe qui a décidé de vivre selon les principes animistes des Achuar. Dans Perspectives terrestres, il développe ses théories, idées, hypothèses, sur la manière de transformer la société pour retrouver une organisation plus proche du vivant dans son ensemble et, bien sûr, plus anarchiste. Une lecture très intéressante, parfois complexe mais qui provoque des petites explosions de plaisir et de joie dans le cerveau ^^

    Radium girls, Cy (Glénat)

    Dans les années 20, le radium c’est in et c’est surtout miraculeux. Aux États-Unis, on en fait la pub pour des crèmes hydratantes et anti-âge, des dentifrices des poudres magiques. Et on en met sur les montres pour qu’elles sont phosphorescentes. Pour ce faire, des ouvrières travaillent méticuleusement dans un tempo très précis : lèche (le pinceau), plonge (dans la très chère peinture au radium) et peint (les chiffres du cadran de la montre), et cela ad lib. On les reconnaît car elles aussi, elles brillent, à lécher et avaler du radium toute la journée. Et elles finissent par tomber malade et mourir aussi. Le combat des Radium girls pour faire reconnaître la responsabilité de leur employeur est restée célèbre, et la vie de ces femmes est racontée ici avec beaucoup de grâce et de force.

    Écrits sur l’Allemagne, 1932-1933, Simone Weil (Rivages)

    En 1932 Simone Weil part quelques temps à Berlin et raconte à travers une série d’articles publiés dans différentes revues (La revue prolétarienne, École émancipée) ses observations et analyses sur la montée du nazisme et ce moment crucial qui a vu Hitler être nommé chancelier. Dans un état où la classe ouvrière est l’une des plus cultivée d’Europe, avec des partis, syndicats et associations puissantes et une histoire de lutte prolétaire récente avec la révolution spartakiste, comment le parti nazi a-t-il réussi à se démarqué et devenir la seule option acceptée ? Une fois entrée dans le flot des phrases de Simone Weil, son regard est d’une acuité saisissante et ses analyses, alors même qu’elle a les deux pieds dedans, d’une certaine clairvoyance. La dépolitisation, la peur, la manipulation et la protection des intérêts sont certains des leviers qui ont joué et touché les trois grands blocs politiques en Allemagne, et nous ferions bien de ne pas l’oublier.

    La couleur du froid, Jean Krug (Critic)

    Mila Stenson est une grosse richou, du type milliardaire ou plus. La planète Terre s’est bien réchauffée, merci, et l’empire de Mila en profite pas mal de-ci, de-là. Mais les températures, étonnamment, commencent à baisser, et Mila, qui a hérité de cet empire et n’a jamais tellement interrogé son existence, est envahie de rêves étranges. Appelée dans l’un de ses centres, en Antarctique, suite à la découverte d’un message cryptée qui lui est adressée, elle se retrouve, avec 4 comparses, embringuée dans une aventure qui va venir bouleverser, bien sûr, sa vision du monde. Sur un pitch pas très original mais efficace, Jean Krug fait là un roman très prenant et très original. Les amoureux-es du froid et de la glace, comme moi, seront d’autant plus conquis^^

    La cité diaphane, Anouck Faure (Pocket)

    Roche-Étoile est une merveille de cité, dressée et saillante de la roche. Mais la ville sainte a été maudite plusieurs années auparavant, les eaux de son lac devenu poison mortel pour tout être vivant. Un archiviste y arrive un jour, pour découvrir et raconter ce qui s’y est passé. Il y croisera les derniers habitants fantomatiques, témoins et victimes, acteurices et observateurices d’une gloire et d’une chute, d’un amour et d’une ambition démesurée. Un roman formidable, sombre, moite et tranchant d’une grande beauté. Anouck Faure, illustratrice et graveuse de son état, nous comble de plus d’illustrations superbes au fil de la lecture.

    Ariosto Furioso, Chelsea Quinn Yarbro, traduit de l’anglais par Jean Bonnefoy (Folio SF)

    Renaissance italienne. L’Italia Federata est maîtresse du Nouveau Monde, et dans la Botte, le puissant de Medici lutte contre les manigances, complots et manœuvres qui visent à le déstabiliser. A ses côtés, Lodovico Ariosto, grand poète, l’aide et le soutient comme il le peut. En parallèle, il rédige une suite à sa grande œuvre, le fameux Orlando Furioso, dans laquelle il se projette lui-même en Ariosto, héros chevaleresque d’un combat contre le mal sur les terres américaines aux côtés des peuples autochtones.
    Pas besoin d’avoir lu l’Orlando pour se laisser porter par ce roman. Si la fin peut être un peu abrupte et si quelques facilités ou évidences percent de temps en temps, la lecture reste d’une grand plaisir, avec des moments de maestria très agréables.

    Hildegarde, Léo Henry (Folio)

    Tu le sais (ou pas) j’aime Léo Henry d’amour. L’homme semble savoir tout faire ou presque, et son Hildegarde en est une nouvelle preuve. A travers les récits de dizaines de personnes, la vie d’autres, les mythes germaniques et les croisades, il nous compte le Moyen-Âge et dessine derrière ces épopées de vies simples et ballotées par les vents sableux des puissants, des crimes, des batailles et des révélations, la vie d’Hildegarde de Bingen, visionnaire, moniale, abbesse, fondatrice du premier couvent uniquement féminin sur les rives du Rhin, qui avait l’oreille de Barberousse et nous a laissé traités d’herboristerie, de médecine, partitions et chants. Si on la cherche au début avec étonnement au milieu de ces autres vies que la sienne, l’abbesse est partout, même quand on ne parle pas d’elle, et nulle part à la fois, présence évanescente et imposante, esprit et symbole d’une époque aussi lumineuse que violente, mystique parmi les mystiques. Un chef-d’œuvre.

    Maître des djinns, P. Djèli Clark, traduit de l’anglais par Matilde Monnier (L’Atalante)

    Où l’on retrouve pour une grande enquête et pour notre plaisir, l’enquêtrice Fatma el-Sha’awari, ses incroyables tenues et son esprit vif dans les rues du Caire désormais peuplées par les esprits. On se souviendra que la porte séparant le monde des humains mortels de celui des esprits a été ouvert quelques décennies plus tôt en Égypte, permettant au pays de devenir le centre du monde, ou presque. Cette fois, Fatma enquête sur l’assassinat des membres éminents (et anglais) d’une société secrète vouant un culte à al-Jahiz, le libérateur des djinns, justement. Après plusieurs nouvelles de grande qualité dans cet univers flamboyant, le premier roman de P. Djèli Clark est un plaisir de page-turner, aussi cinématographique que ses autres œuvres. Les personnages sont toujours aussi attachants et stupéfiants, et l’enquête, pleine de rebondissements, ne lasse pas un instant. Bref, c’est super. Encore !

    Ravagés de splendeur, Guillaume Lebrun, Christian Bourgois

    Au IIIè siècle après Jésus-Christ (ou 1728 avant Cherilyn Sarkisian, c’est selon), l’empire romain se déchire une nouvelle fois après l’assassinat de Caracalla. Par des jeux d’alliances et de couteaux, c’est une branche syrienne des Sévère qui fait main basse sur le trône de César, et un jeune homme arrive à Rome pour régner. On lui connaît différents noms, mais le sien propre il le tient de son dieu sombre et se veut nommer Héliogabale. Après sa jubilatoire relecture de l’histoire de Jeanne d’Arc dont je te parlais ici, Guillaume Lebrun nous emmène dans l’histoire méconnue et manipulée de cet empereur romain au règle court, figure de la décadence de l’empire, à qui il redonne sa splendeur et sa magnificence. Entouré-e d’une vestale et d’un amant magnifique, Héliogabale irradie par sa liberté et sa sensualité, libéré-e de toute convention et refusant de plier devant celles et ceux qui le veulent plus romain, et aussi plus mort-e. Ravagés de splendeur se dévore dans un éclat de cœur et de corps.

  • Je chante et la montagne danse – Irene Solà

    Dans une vallée encaissée des Pyrénées catalanes, tandis qu’une jeune femme, Sió, s’occupe de son deuxième enfant juste née, l’herbe se dresse sous les doigts du vent et ses ongles électriques. Un jeune homme, Domènec, est sorti, fuyant le bruit, peut-être, cherchant un autre silence avec moins de reproches et plus de poésie. Au milieu de ses vaches, c’est un éclair qui le trouvera, soudain et définitif. Et alors que Domènec tombe pour la dernière fois, les dones d’aigua gardent les histoires qui ébranlent les montagnes, génération après génération.

    Nous sommes arrivées avec nos panses gonflées. Douloureuses. Nos ventres noirs, chargés d’eau sombre et froide et d’éclairs et de coups de tonnerre. Nous venions de la mer et d’autres montagnes, et allez savoir de quels autres endroits, et allez savoir ce que nous avions vu. Nous passions en raclant la pierre des sommets, comme du sel, pour que rien n’y pousse, pas même les mauvaises herbes. Nous choisissions la couleur des crêtes et des champs, et le scintillement des cours d’eau et des yeux qui regardent en l’air. Quand elles nous ont aperçus, les bêtes sauvages se sont tapies dans leur tanière et ont tendu le cou et levé le museau, pour sentir l’odeur de terre mouillée qui s’approchait. Nous les avons tous enveloppés, comme une couverture. Les chênes, les buis, les bouleaux et les sapins. Chhhht. Et tous, ils se sont tus, parce que nous étions un toit sévère qui décidait de la tranquillité et du bonheur de garder l’esprit au sec.

    Il y a d’abord Sió et Domènec, puis Mia et Hilari et Jaume. Il y a eu Ton, il y aura Oriol, Lluna. A Camprodon et ses environs, pendant les longtemps les gens ne partaient pas, ou pas bien loin. Ici, on a gardé les histoires de famille, les habitudes de la vie déjà rude de la moyenne montagne et le silence sur les années du franquisme. Après la mort de Domènec, Sió a élevé seule ses deux enfants, qui ont a leur tour vécu leur vie, connu leurs drames et laissé passer le temps. Et autour d’eux, la montagne aussi a laissé passer son temps, a accueilli les amours discrètes, les tragédies indicibles et les fantômes inquiets.

    Irene Solà donne la parole à un bouquet de protagonistes qu’on laisserait d’habitude dans son silence, taiseux et pudique, pour raconter puissamment la vie dans ce qu’elle a de plus commun, de plus attendu et de plus beau. Elle donne voix à la montagne, elle donne voix aux dones d’aigua, témoins immobiles de ces vies qui s’étiolent le temps d’un soupir, dans la beauté brute, sauvage et mortelle de ces Pyrénées, qui seraient peut-être le tombeau de Pyrène, ou bien le berceau de tant d’autres.

    L’écriture d’Irene Solà sent la pierre mouillée et la forêt après l’orage, elle goûte la nuit avant la neige et l’ombre de l’ours. Elle est brute et délicate, et transporte avec elle mille sensations en une. Chacun de ses personnages est l’une des gouttes qui rend dentelle la toile d’araignée, et ses vibrations nous accompagnent longtemps.

    Traduit du catalan par Edmond Raillard
    Éditions Points
    215 pages

  • Le convoi – Beata Umubyeyi Mairesse

    Beata a 15 ans quand l’enfer se déchaîne au Rwanda. Elle sera sauvée, avec sa mère, grâce aux convois mis en place entre Butare et le Burundi par l’ONG Terre des hommes. Du Burundi vers la France, ensuite, où elle refera sa vie et deviendra l’autrice que l’on connaît. Ses livres parlent de cette histoire, de ce génocide et de ce qu’il a fait aux vies de celles et ceux qui y ont survécu. Mais elle n’a jamais raconté son histoire, même lors de ses interventions, de ses témoignages, son vécu restait caché derrière celui des autres, derrière les analyses et rappels historiques.

    J’ai eu la vie sauve. Le 18 juin 1994, quelques semaines avant la fin du génocides contre les Tutsi, j’ai pu fuir mon pays grâce à un convoi de l’organisation humanitaire suisse Terre des hommes. J’avais alors 15 ans. L’opération de sauvetage était officiellement réservée à des enfants de moins de 12 ans, mais ma mère et moi avons pu en faire partie, cachée au fond d’un camion. Dans les semaines qui ont suivi, des gens nous ont dit nous avoir vues à la télévision au moment de la traversée de la frontière entre le Rwanda et le Burundi, traversée que nous avions effectuée à pied.
    En 2007 je suis entrée en contact avec l’équipe de la BBC qui avait filmé notre convoi, dans l’espoir de récupérer la vidéo sur laquelle je figurais. Je ne suis pas parvenue à trouver cette image.
    Un des journalistes m’a remis quatre photos qu’il avait prises ce jour-là. Je ne m’y suis pas vue. Sur le moment, je n’ai su que faire de ces clichés.
    Le 18 août 2020 j’ai retrouvé l’humanitaire qui avait organisé notre sauvetage en 1994.
    il est mort quatre mois après.
    C’est alors que j’ai décidé d’écrire cette histoire.

    L’idée que ce moment si crucial de leur vie ait pu être filmé, photographié, obsède Beata, et le besoin de voir ces images devient de plus en plus pressant. Et avec, un besoin également de témoigner, personnellement, de raconter l’histoire qui va avec cette image fantôme.

    Il y a toujours des reporters de guerre, des photographes, des humanitaires qui documentent les grandes tragédies de l’histoire. Moins rarement, même si plus fréquemment aujourd’hui grâce aux téléphones portables, ces documents sont le fait des victimes elles-mêmes, car il semble que lorsque l’on est à deux doigts de clamser, on évite de prendre des photos (ce qui est un bon réflexe, a priori). Mais cet état de fait amène Beata à tirer le fil de ce que cela nous dit : qui raconte leur histoire ? Les images et les récits qui traversent les frontière du pays des mille collines pendant le printemps 1994 sont produites par des Blancs, principalement. Des étrangers qui auront une connaissance plus ou moins grande du contexte, et qui le retranscriront plus ou moins bien. Des récits qui ne sauront pas forcément se dépêtrer, plus ou moins volontairement, des complexités du terrain, des stéréotypes occidentaux et des alliances politiques. Devant cela, il ne reste donc qu’une solution : sortir du silence (de) sa propre histoire, passer de l’analyse au témoignage, et comprendre comment elle a pu être racontée par d’autres.

    Le convoi, c’est un peu tout ça, et un peu plus. Beata Umubyeyi Mairesse nous racontera donc son histoire, comment elle et sa mère ont réussi à survivre au génocide et à s’enfuir grâce aux convois de Terre des hommes et à Alexis Briquet. Son témoignage, entouré par d’une part sa recherche des images qu’elle sait exister et des personnes qui les ont prises, et d’autre part par son cheminement personnel qui l’amènera à prendre la décision de devenir une témoin, de prendre la parole en tant qu’individu, en devient d’autant plus fort qu’il se sait fragile et nécessaire à la fois. Fragile car déjà un peu lointain, car subjectif, car questionné. Nécessaire pour venir casser la concurrence des mémoires, pour imposer un récit dans un pays qui n’accepte pas encore son rôle dans le génocide des Tutsi, pour, bien sûr, savoir et tenter de comprendre.

    C’est autant le récit de sa survie que celui de sa quête des années plus tard pour reconstruire et se réapproprier son histoire, avec celles et ceux qui l’ont partagé de près ou de loin. La recherche de ces images lui permet de s’interroger, de creuser, de faire remonter des souvenirs et surtout de poser la question du besoin de ces images et de ces traces. De l’importance des photographies au Rwanda dans sa jeunesse aux images comme dernier miroir des disparus et des violences, elle trouvera aussi une autre voie pour tisser doucement quelques fils avec d’autres survivants dont elle découvrira les images et qui lui donneront une autre légitimité pour parler, qui apporteront de nouvelles voix à sa voix.
    Victime, survivante, humanitaire et écrivaine, elle connaît tous les rôles, leurs forces et leurs biais. Si cela doit complexifier son approche et sa position, elle parvient à nous le partager et en faire une vraie force de ce récit, qui comprend chez chacun des protagonistes de sa recherche des déséquilibres. La force et l’arrogance, le traumatisme et la manipulation, l’urgence et l’incompréhension.

    Avec Le convoi, Beata Umubyeyi Mairesse propose non seulement un récit intime de son expérience de traque et de survie, mais creuse aussi les mécanismes humains et politiques qui se mettent en branle avec chaque tragédie humaine. De quoi aiguiser encore plus son esprit critique et appuyer sur la nécessité de l’information et de la multiplicité des sources.

    336 pages
    Éditions Flammarion