Étiquette : brésil

  • Terre noire – Rita Carelli

    Ana, dont les parents sont séparés, vit avec sa mère à São Paulo. Elle a peu de contact avec son père, un archéologue qui travaille en Amazonie sur les traces de peuplement dans la forêt. Lorsque sa mère meurt brutalement, il vient la chercher et lui propose de partir avec lui pour quelques mois dans le village qu’il habite dans le Haut Xingu, au cœur du Mato Grosso.
    Ce sera une expérience marquante pour la jeune adolescente réservée et bouleversée, qui changera le cours de sa vie.

    Dans la forêt, toutes les références se volatilisent, tout ce que la vie urbaine t’a enseigné s’avère inutile et, une fois perdue, tu finis tôt ou tard par te rendre compte que tu tournes en rond. On pense que c’est une façon de parler, une histoire si souvent répétée qu’on finit par y voir une vieille légende, mais c’est réel, ça se joue au niveau de notre perception, de notre sens de l’orientation. Certains disent que, parce que nous avons une jambe plus forte que l’autre, celle-ci dessine des pas un peu plus grands. Ce qui est sûr, c’est que, même si nous jurons avancer en ligne droite, nous finissons par suivre une lente et large courbe jusqu’à revenir à notre point de départ. A force de repasser au même endroit, tu peux reconnaître la forme d’une branche, d’un nid, d’une ruche, ou simplement être saisie par une sensation familière. Alors il faut repartir de zéro et recommencer.

    La suite sur le site des Nouveaux Espaces Latinos !

  • Paletó et moi – Aparecida Vilaça

    Aparecida Vilaça est une ethnologue et professeure d’anthropologie sociale brésilienne, dont le terrain se situe dans la forêt amazonienne, non loin de la frontière avec la Bolivie. Elle a passé de nombreux séjours là-bas, pendant des années, auprès des Wari’, à partir des années 80. Parmi eux, Paletó, non seulement témoin à la parole et la mémoire précieuse pour l’ethnologue qu’elle est, mais aussi « père » indigène dans cette famille de cœur qu’elle rejoindra au gré de ses enquêtes et études.

    Quand j’ai réalisé qu’il commençait à se faire vieux, je me suis surprise à me demander si je serais capable de pleurer sa mort ainsi que le font les Wari’, par l’alternance d’un chant en l’honneur du mort et de crises de larmes.
    Dans ce chant, les proches se souviennent des moments et des repas partagés, des soins et des attentions échangés avec le défunt de son vivant. Certains se posaient la même question que moi et me demandaient si je serai là à sa mort lorsqu’ils me voyaient à ses côtés, remarquant peut-être la tendresse du regard que je posais sur cet homme dont j’étais devenue la fille.
    Je n’étais pas là. Il est mort au cœur de l’état du Rondônia, dans le nord du Brésil, alors que j’étais à Rio de Janeiro, à m’imaginer son corps, les poils de barbe blancs épars sur son menton, ses bras puissants. Je me souviens de tous ces détails avec une précision absolue et je ne parviens pas à me les imaginer sans vie. Ils bougent, brillent et me parlent encore.

    Lectrice, lecteur, secret de ma forêt, ceci n’est ni vraiment une biographie, ni vraiment un essai ethnologique. Aparecida Vilaça a passé plus de trente ans auprès des Wari’, un peuple autochtone de la forêt amazonienne, l’un des derniers à avoir rencontré l’homme blanc, et pas de la meilleure des manières (étonnant, non ?). Paletó fait figure de vieux sage, chasseur, un peu chamane, qui a eu l’occasion de croiser les blancs de multiples manières et notamment lors des premiers contacts. Il a connu de son peuple (en réalité un peuple multiple, mais je ne voudrais pas 1/ te gâcher le plaisir de cette rencontre et 2/ le raconter n’importe comment) la vie isolée et traditionnelle, puis la fracture de l’arrivée des blancs, en l’occurrence des seringueiros, les ouvriers qui venaient saigner les hévéas pour en prélever le latex ; ensuite les échanges plus apaisés notamment avec des missionnaires catholiques et évangélistes et enfin le contact plus régulier avec les villes et villages plus peuplés de blancs, les anthropologues, les administrations chargées de réguler les territoires indigènes.
    Aparecida fait ses premiers vrais d’ethnologue auprès de Paletó et son groupe. Auprès d’eux elle étudiera leur langue, leur mode de vie, leurs traditions, leurs coutumes. Elle se passionnera pour le chamanisme et les sorts, liés aux animaux qui prennent possession des êtres et ensorcellent les victimes ; elle retrouvera son chemin dans la pelote de nœuds des noms de chacun, qui changent au fil de leur vie ; elle découvrira le fonctionnement des cellules familiales, celles du sang et celles de l’affection, et qui fera d’elle la fille de Paletó, au même titre que ses enfants biologiques. Ces liens forts qui se forgent au fil des années avec Paletó lui permettront de connaître son histoire à lui, et à travers elle celle de son peuple au mitan du XXème siècle. L’enfance, les chasses, les traditions, les épidémies et les massacres lorsque les seringueiros débarqueront sur leurs terres.
    Intégrée dans le groupe, Aparecida y séjournera régulièrement, seule d’abord, puis avec ses enfants qui grandiront avec cette deuxième famille. Elle accueillera également Paletó à plusieurs reprises chez elle à Rio de Janeiro, transformant le sujet d’étude en ethnologue urbain ^^

    Ce livre est autant le récit qu’une ethnologue construit sur ses souvenirs que le témoignage de l’anthropologue aguerrie qui regarde la manière dont son érudition s’est construite, ce que le terrain fait du et sur le-a chercheur-euse. Il est aussi l’histoire d’une tribu qui a vu son existence complètement bouleversée par l’arrivée d’une société prête à rayer leur existence pour son profit et celle d’un homme au cœur de ce chambardement. C’est enfin la vie d’un homme racontée avec beaucoup de tendresse et d’émotion,

    Traduit du portugais (Brésil) par Diniz Galhoz
    Éditions Marchialy
    273 pages

  • On adorait les cowboys – Carol Bensimon

    Cora a quitté son Brésil natal pour étudier la mode à Paris. Elle a laissé là-bas, à Porto Alegre, sa mère, son père, sa nouvelle femme et leur futur enfant. Simultanément, son père lui propose de revenir passer quelques temps au pays pour la naissance de son demi-frère et Julia, son amie d’étude, refait surface après des années de silence. Un road-trip dans les tréfonds du Rio Grande do Sul avait été fantasmé dans leur jeunesse, ne serait-il pas temps de le réaliser ?

    Tout ce qu’on a fait, c’est prendre la BR-116, passer sous des ponts avec des publicités pour des villes qu’on n’avait pas la moindre intention de visiter, ou des messages annonçant le retour du Christ et le compte à rebours avant la fin du monde. On a laissé derrière nous les routes de banlieue, qui commencent comme des voies rapides pour finalement se perdre au milieu d’une zone industrielle, de taudis jetés le long d’un ruisseau, où des chiens errants traînent sans presque jamais aboyer, puis on a tracé, tracé jusqu’à ce que la ligne droite devienne virage. C’est moi qui conduisais. Julia avait les pieds sur le tableau de bord. Je n’avais pas souvent la possibilité de la regarder. Quand elle ne connaissait pas les paroles d’un morceau, elle fredonnait. « Tu as changé de coiffure », lu ai-je dit après un rapide coup d’œil sur sa frange. Julia a répondu : « Il y a plus ou moins deux ans, Cora. » On a rigolé tandis qu’on attaquait la route de montagne. C’est comme ça qu’on a commencé notre voyage.
    Ma voiture était restée sans rouler un bon bout de temps, sous une bâche argentée – tel un secret qu’on n’arrive pas à cacher ou un enfant qui essaie de disparaître en mettant ses mains devant les yeux -, entourée de tout un bric-à-brac, dans le garage de ma mère.

    Cora rentre donc au Brésil, non pas tant pour la naissance du petit frère, dont elle ne sait pas tellement quoi faire, que pour Julia et son surgissement improbable et imprévu. Alors que Cora revient de Paris, Julia atterrit depuis le Canada et les deux se lancent sur les routes du Rio Grande do Sul, région du sud du Brésil, frontalière avec l’Uruguay et l’Argentine. De la pampa, des plantations immenses de soja, des mines… un autre monde que Porto Alegre, ou même Soledade, et à des lieues de l’Europe ou du Canada. Mais les retrouvailles entre les deux jeunes femmes soulèvent d’autres questions. Lors de leurs études, elles sont passées d’amies à amantes, des sentiments assumées par Cora, dont la bisexualité était connue de ses proches, mais niés par Julia pour qui la situation était difficile à définir. Une rupture brutale avant son départ au Canada avait achevé de blesser Cora, qui revient donc sans vraiment comprendre ce retour soudain dans sa vie.
    Raconté du point de vue et par la voix de Cora, On adorait les cow-boys est un road-trip à plusieurs étages.
    Le premier étage, géographique, nous emmène avec les deux jeunes femmes dans le Rio Grande do Sol, grande région de cet immense pays qu’est le Brésil. On quitte les grandes villes pour des plus petites, des forêts, d’anciennes mines, la pampa, la frontière proche. Rencontres étonnantes qui s’égrènent au fil des jours, dessinant le tableau d’un Brésil varié et diffracté entre grandes propriétés, anciennes mines, paysages dévastés et gauchos, bien sûr.
    Le second étage sera plus temporel. Cora comme Julia ont connu des jours compliqués, entre divorce parental, reconstruction familiale et secrets de famille. Les longues heures sur la route et les rencontres qu’elles provoquent, la solitude et l’isolement seront l’occasion pour chacun de se confier, de partager des histoires tues pendant longtemps et de comprendre l’autre et soi-même un peu mieux.
    Le dernier étage nous emmène dans ce road-trip plus intime, fusion de la géographie et du temps, et qui conduira les deux jeunes femmes à laisser voyager leurs désirs et leurs émotions pour savoir jusqu’où elles iront, ensemble et chacune de leur côté. Trouver son rôle au milieu des chambardements familiaux, affirmer la place que l’on veut au risque de perdre l’autre, se trouver et s’accepter en allant à l’encontre des pensées familiales et affronter la fragilité provoquée par tous ces tremblements.

    On adorait les cowboys est un roman sensible et incisif, un voyage complexe et subtil dans la vastitude de la vie, sa vacuité parfois, baignée dans une nostalgie lente et poétique qui garde un œil rivé sur l’espoir de la suite.

    Traduit du portugais (Brésil) par Dominique Nédellec
    Éditions Belfond
    188 pages

  • Le génocide des Amériques – Marcel Grondin, Moema Viezzer

    En 1492, le navigateur gênois Christophe Colomb, mandaté par la couronne espagnole pour ouvrir une nouvelle voie vers les Indes, découvre le « Nouveau Monde ». Nouveau pour les Européens, cet immense continent baptisé Amérique par les colonisateurs est habité depuis des millénaires par plusieurs millions de personnes, de nombreux peuples organisés en sociétés complexes, chacune avec leur culture, leur langue, leurs croyances et leurs traditions. On estime aujourd’hui à 70 millions le nombre de morts suite à la colonisation des Amériques, soit 90 à 95% de la population autochtone.

    Il y a quelques années, par pure coïncidence, un document dans lequel on affirmait que l’invasion des Amériques par les Européens, à partir de 1492, avait été à l’origine d’un génocide qui aurait éliminé 90 à 95% des peuples autochtones, est tombé entre nos mains.
    Même si nous avions habité et travaillé dans différents pays du continent, nous ignorions complètement, tout comme la plupart des gens que nous connaissions, l’étendue de la tragédie.
    Constatant notre ignorance face à une information aussi choquante et motivés par nos expériences de vie au service des populations les plus pauvres dans différentes régions, nous avons décidé d’entreprendre une recherche avec l’intention de divulguer ce fait.
    Pendant nos recherches, nous avons eu l’opportunité de lire de nombreuses publications d’anthropologues et d’historiens originaires de différentes régions du continent et d’Europe qui avaient étudié et démontré scientifiquement ce génocide de même que la dimension de l’événement. Nous n’avons pas pu résister à l’envie de d’unir nos efforts à ceux de ces nombreux chercheurs et chercheuses.
    C’est ainsi que nous avons commencé notre travail non académique, qui est maintenant publié dans le but d’informer un public plus large. Combien de gens à ce jour savent que le plus grand génocide de l’histoire de l’humanité a été perpétré contre les peuples autochtones des Amériques ? Qu’est-ce qui leur est arrivé ?

    Petit moment intime entre toi et moi, lectrice, lecteur, ma tendresse. J’ai découvert l’existence des civilisations précolombiennes par des petites BD que j’avais eu en cadeau, gamine, dans mes paquets de Chocapic. Dans l’une d’elles, Pico le chien et son maître (dont j’ai oublié le nom), se retrouvaient chez les Aztèques, me semble-t-il, et disputaient, entre autre aventure, une partie d’un jeu dans lequel il fallait faire passer une balle à travers un anneau de pierre. Ça parlait de chocolat, bien évidemment (je te rappelle que c’était dans les paquets de Chocapic, et Pico était un expert en chocolat). J’avais été fascinée par cette histoire. Les noms étranges que je tentais de placer sur mes différentes cartes imaginaires dansaient sur ma langue : Teotihuacan, Popocatepetl, Quetzalcoatl, Nahuatl, Tezcalipoca. Des villes, des dieux, des gens, dont il était difficile de trouver mention ailleurs (je te parle d’une époque sans Internet, hein^^). Mais après tout, l’Amérique du Sud, c’est loin, et ce n’est pas vraiment lié à notre culture européenne, me disais-je alors.
    Mon intérêt pour cette partie du monde ne s’est jamais arrêté, et malgré tout, il reste compliqué de trouver, lire, voir tout ce qui en vient ou s’y rattache. Et la conquête des Amériques vu par l’Europe reste essentiellement les vaillants cowboys et les courageux pionniers (pionniers hein…) pour l’Amérique du Nord et les braves et fiers conquistadors pour le reste du continent. Pourtant on le sait, l’histoire est un peu plus sordide que ça. On le sait, et on l’accepte, dans une certaine mesure. Mais dorénavant, il va falloir changer de mesure.

    Le génocide des Amériques nous présente en cinq parties plus une inédite pour l’édition française, la manière dont s’est passée la découverte, puis la conquête du continent américain en délimitant six grandes zones : les Caraïbes, le Mexique, les Andes, le Brésil, les États-Unis, et le Canada. Chaque partie est construite de manière similaire : une introduction, les informations à disposition sur l’état des populations avant l’arrivée des Européens, le déroulement du génocide, les résistances autochtones et leur survivance aujourd’hui. Si le livre ne se veut pas lui-même comme un ouvrage scientifique mais de vulgarisation, il est parfaitement réussi en ce sens car très « facile » à lire. Il s’appuie sur de nombreuses recherches et sources et n’avance rien sans certitude. Le constat de départ est le suivant : après comptage et recomptage, il apparaît qu’au moins 90% des habitants originels d’Amérique ont été massacrés lors de la conquête du continent. Le second constat est que ce génocide ne s’est pas arrêté. Pourquoi a-t-il eu lieu ? Pour le commerce, pour la gloire, pour l’argent, pour la domination, parce que c’était possible. Pourquoi continue-t-il ? Pour le commerce, pour la gloire, pour l’argent, pour la domination, parce que c’est encore possible.

    Les civilisations dites précolombiennes étaient d’une diversité et d’une richesse hors du commun. Des centaines de peuples, des dizaines d’empires se sont succédés pendant des millénaires, évoluant en parallèle des peuples européens. Ces populations originaires d’Asie se sont adaptées à leurs terres ont développé leur agriculture, leurs élevages, leur architecture. Ils ont imaginé des cosmogonies riches et vivantes pour expliquer les mystères de l’univers, ont créé des sociétés avec des structures variées et des sciences et arts en constante évolution. Ces populations n’avaient rien d’arriérées. Elles se sont construites dans leurs environnements respectifs, échangeant les unes avec les autres.
    L’homme blanc, en débarquant, y a vu de nouveaux « bons sauvages », dont l’humanité restait à définir. Le génocide a d’abord été physique : massacres, incendies, exécutions, maladies… Les peuples Taïnos des Caraïbes ont été les premiers à être totalement exterminés par les colons. Les mêmes schémas se reproduiront dans le reste de l’Amérique du Sud : des assassinats de masse, l’arrivée de maladies, transmises involontairement ou non, par le biais de couvertures et vêtements sciemment contaminés (une pratique qui se reproduira plus tard, aux États-Unis, au Canada et en Patagonie, entre autre), le travail forcé, l’esclavage, la malnutrition, le détournement des cultures agricoles, l’envoi au loin des hommes, amenant une perte de main-d’œuvre fatale à la survie des villages. Le meurtre des enfants. Le viol des femmes.
    Le génocide est également culturel. En effet, le massacre rapide de ces populations dont les traditions étaient orales a entraîné en peu de temps une disparition de leurs connaissances empiriques et de leurs croyances et traditions. Le viol et/ou le mariage entre les colons et les femmes indigènes (le métissage n’était pas mal vu de partout) a entraîné une créolisation de la population et a participé à la disparition des langues indigènes, l’espagnol, et le portugais sur le futur territoire brésilien, devenant la langue du dominant, du pouvoir et de la richesse. Exclus, isolés, dépossédés de leurs terres, les survivants sont contraints de travailler dans des conditions abjectes dans les champs et les mines pour ramener en Europe le sang de la terre.

    Aux États-Unis, le génocide a pris une dimension politique. Contrairement aux espagnols, les colons européens qui s’approprient le territoire appelé ensuite États-Unis ne voient pas le métissage d’un bon œil et mettent en place une politique de nettoyage ethnique. Persuadés que Dieu les a envoyés sur ces terres et que donc, elles leur appartiennent de droit divin, les colons ont, avec vigueur et enthousiasme, déporté les populations natives des territoires sur lesquels elles vivaient depuis des générations. Envoyés au fin fond de l’Oklahoma, sur des terres inconnues dont ils ne savaient quoi tirer, des milliers d’Autochtones périrent pendant le trajet, des marches de la mort infâmes, ou bien une fois sur place, ne trouvant pas de quoi subsister. Signant des traités qui n’avaient de sincères que le papier sur lesquels ils étaient écrits, les gouvernements états-uniens se jouèrent des Premières Nations décennie après décennie, et décimèrent les Autochtones au cours de guerres, de déportations, de famines.

    Au Canada, le processus est assez similaire. La violence est présente dès les premiers contacts et les Premières Nations sont rapidement massacrées ou isolées dans des réserves. Les maladies font des dégâts terribles, bien souvent inoculées volontairement. Les enfants sont enlevés à leurs familles pour rejoindre les tristement célèbres pensionnats réservés aux Autochtones, dans lesquels il fallait « tuer l’Indien dans l’enfant ». On retrouve ici aussi la volonté de détruire, d’annihiler les cultures des Premiers Peuples. Tout devait disparaître.

    Tout ce que l’on sait des méthodes, de la manière, des motivations, toutes les traces laissées par les administrations ou certains témoins comme Bartolomeo de Las Casas, est recensé dans cet ouvrage.
    Mais ce que veulent aussi Marcel Grondin et Moema Viezzer, en plus de nous faire connaître et prendre conscience de ce génocide passé et encore en cours, ainsi que ses conséquences, c’est aussi nous faire savoir que les peuples indigènes ont existé, existent encore, ont lutté et luttent toujours.

    Chaque partie revient sur les combats menés par les populations autochtones contre les colonisateurs, les actes de résistance, les batailles. Bien souvent vaines, ces luttes restent néanmoins un symbole important et une marque forte de la volonté de ces peuples premiers de ne pas se laisser dévorer sans rien faire et de lutter contre ceux qui venaient se servir et les détruire. Iels mettent également en avant les résistances actuelles. Car si les exactions et les politiques mortifères à l’encontre des populations indigènes continuent, sous la pression des lobbys de l’agro-industrie, du pétrole et tant d’autres, qui n’ont parfois qu’à pousser un peu des gouvernances qui continuent à considérer les peuples autochtones comme des populations gênantes et arriérées, les Premières Nations s’unissent et œuvrent de plus en plus en commun. Leur but est de faire connaître leurs combats aux populations occidentales, et d’exposer les conditions dans lesquelles elles sont actuellement traitées, la violence qu’elles subissent encore. Très liées à la terre de par leurs modes de vies, les changements climatiques et les investissements liés au pétrole, à l’extraction minière ou à la déforestation viennent démolir leurs territoires, et ils sont les premiers témoins et les premières victimes du drame qui tous nous guettent. De leur union et leur combat naissent des mouvements liés aux luttes pro-écologies, et anticapitalistes qui trouvent, doucement, un écho dans certaines luttes occidentales. Leur but est aussi de se réapproprier ce qu’on leur a arraché, à commencer par leur terre et leurs mots.
    Abya Yala. La terre mûre, la terre vivante, en floraison. Ce terme qui désignait originellement le territoire du peuple Kuna en Colombie a été choisi pour désigner le continent américain tel que le pensent les Premiers Peuples. Car toute appropriation commence par le langage. N’a-t-on pas, nous autres européen·nes tendance à oublier la grandeur et la diversité du continent américain car ces termes, Amérique, américain, sont devenus synonyme d’États-Unis ? Abya Yala remet donc en avant la pensée indigène et sera, je l’espère, le début d’une décolonisation de la pensée, dont nous avons désespérément besoin, en luttant pour la décolonisation de fait.

    Une dernière chose, et non des moindres. Les auteur·ices ont choisi de présenter les quelques cartes qui illustrent les débuts de chapitres « à l’envers ». À l’envers de notre représentations européano-centrées. Nous avons des cartes sous les yeux depuis notre plus tendre enfance, le Nord en haut, le Sud en bas, l’Europe au centre. Si on accepte d’apprendre que, selon les continents, le centre peut changer, cette notion de Nord en haut nous paraît, elle, immuable, telle une vérité intouchable et gravée dans la roche de l’univers. Pourtant, on le sait bien, dans l’espace il n’y a ni haut ni bas. Les cartes sont elles aussi des représentations politiques qui transmettent un message. Le choix de garder une projection de Mercator sur la majorité des planisphères n’est pas anodin. Allié à cette notion qu’on nous a ressassé à l’école de « Pays du Nord » = riches et développés et « Pays du Sud » = pauvres et en retard, il n’est donc pas étonnant que nous considérions avec distance et condescendance les pays au sud de l’équateur. Voire que nous les oubliions. Cette représentation inversée nous remet les idées en place et nous oblige à repenser notre manière de percevoir et analyser le monde. Tout est affaire de vocabulaire et de présentation.

    « Il ne devrait pas y avoir de nord pour nous, sauf en opposition avec notre sud. Nous retournons donc la carte à l’envers, et nous avons alors une idée réelle de notre position, et non comme le souhaite le reste du monde. La pointe de l’Amérique, à partir de maintenant, pour toujours, pointe avec insistance vers le sud, notre nord. »

    Joaquín Torres Garcia, La escuela del Sur, 1944

    Ce livre est l’histoire du génocide de peuples perpétrés par d’autres. Un génocide d’une violence inouïe et d’une durée infinie. C’est l’histoire de peuples européens qui continuent de s’arroger le droit d’arracher ce qu’ils veulent quel qu’en soit le coût. C’est l’histoire d’Abya Yala, la terre mère dont les veines ouvertes crachent le pus de siècles de violences incompréhensibles et injustifiables. C’est notre histoire, à nous, européen·nes, une histoire cachée, ignorée, détournée, que nous devons nous aussi nous réapproprier. C’est surtout l’histoire des peuples indigènes qui ont lutté et continuent de se battre pour exister et retrouver leur dignité, leur droit de vivre à leur manière, sur Abya Yala, la terre habitée par leurs ancêtres depuis des millénaires.

    Avec la participation de Pierrot-Ross Tremblay et Nawel Hamidi
    Traduit du portugais (Brésil) par Yves Carrier avec la collaboration de Raymond Levac
    Préface de Ailton Krenak et Jacques B. Gélinac
    Éditions Écosociété
    355 pages